Le livre du discours décisf

Ibn Rushd, que l'on représente souvent en Occident comme le parangon de la rationalité, voire même de l'athéisme masqué, et en plus celui de la tolérance, de l'humanisme, presque une avant-garde des Lumières (Le Destin de Chahine, par exemple) n'a vraiment pas grand-chose à voir avec cette figure issue de l'Averroès "latin" soit celui dont le système a été supposé (et attaqué, notamment par par Thomas d'Aquin) en s'appuyant sur une oeuvre aux trois-quarts ignorée car non traduite.
Ibn Rush est un rationaliste, certes. C'est-à-dire un philosophe aristotélicien qui pense que la raison et l'intellect permettent d'accéder à la Vérité de la Révélation et ce faisant, il s'oppose aux Néoplatoniciens intuitivistes, Abû Nasr al-Farabî et Abû Ali ibn Sîna, et surtout à Ghazalî qui attaque la philosophie comme moyen incomplet, imparfait d'accéder à la Vérité. Rien à voir avec un athéisme supposé et cette idée que quand la Révélation et la Raison se contredisent, Ibn Rushd laisse le champ libre aux deux "vérités" (sous-entendu : en fait il se dirait in petto, comme Galilée "et pourtant"...).
Son attitude là-dessus est des plus clairs et résumée de façon imagée dans ce hadith :"C'est pourquoi le Prophète - sur lui soit la paix - a dit à l'homme à qui il avait ordonné de faire prendre du miel à son frère atteint de diarrhée, et qui, la diarrhée ayant empiré, s'en plaignait à lui : "Dieu a dit vrai, et c'est le ventre de ton frère qui a menti."
Pour Ibn Rushd, la Révélation a toujours raison. Il est formel là-dessus : "il n'est point d'énoncé de la Révélation dont le sens obvie soit en contradiction avec les résultats de la démonstration, sans qu'on puisse trouver, en procédant à l'examen inductif de la totalité des énoncés particuliers du Texte révélé, d'autre énoncé dont le sens obvie confirme l'interprétation, ou est proche de la confirmer." En gros, si vous tombez sur une contradiction, c'est que vous n'avez pas assez cherché ailleurs, ni creusé assez le sens.
Cela n'a rien de nouveau en soi, c'est la distinction très ancienne et très répandue du texte et son sens apparent (zahir) qui ne fait que voiler le sens caché (batin) ; c'est même le b a ba du credo chiite et de bien d'autres ésotéristes et bien sûr de Ghazalî : Le sens apparent est imagé et simple pour le commun des mortels et seuls un petit nombre d'hommes peut déceler le sens réel, pour diverses raisons, selon les croyances.
Pour Ibn Rushd cette élite à qui est réservée le savoir est celle des philosophes avertis, des hommes de science, et non des initiés soufis ou chiites. Il s'agit en fait d'un corporatisme. La science doit être librement écrite et diffusée entre hommes de science et interdite aux autres. Si les premiers s'égarent, en raison de cette liberté, cela n'a que peu de conséquence. Car, et c'est le plus inattendu, un homme de science qui se trompe, un savant dans l'erreur, doit être excusé et pardonné. Alors qu'un ignorant qui s'égare dans un domaine qui n'est pas le sien ne doit pas l'être et ne le sera pas :
"En somme, il existe deux sortes d'erreurs du point de vue de la Loi : l'erreur pardonnable lorsqu'elle est le fait d'hommes aptes à pratiquer l'examen rationnel dans le domaine où l'erreur a été produite (comme on pardonne au médecin expérimenté de s'être trompé dans l'art de la médecine, ou au juge expérimenté de s'être trompé dans un jugement), et impardonnable si elle provient de quelqu'un qui n'est pas de la partie ; et l'erreur impardonnable, de qui qu'elle vienne, et qui, si elle touche les principes fondamentaux de la Loi révélée est infidélité, ou si elle touche quelque chose en-deçà de ces principes fondamentaux, est une innovation blâmable."
Tout le long du traité, il revient là-dessus avec insistance. S'il ne contredit pas ouvertement le dogme le plus incontestable, le savant peut librement raisonner, interpréter, sans craindre de s'égarer, auquel cas il sera pardonné et c'est évidemment une solution politique et sociale d'encourager le libre exercice de la philosophie sans que cela soit source de troubles publiques, d'hérésie et pis que tout fitna (dissensions internes dans la Communauté). C'est pourquoi cette insistance sur "l'immunité" du savant est toujours suivi de la condamnation sans appel du Béotien qui lui n'a pas le droit de dévier d'un poil de la foi du charbonnier.
Ainsi, Abû Hamid Ghazalî, qui a recours aux symboles et aux images pour se faire comprendre du plus grand nombre a tort et est même dangereux. Car celui ne fait pas partie des "gens de la démonstration" a l'obligation de croire au sens obvie de la Révélation, sinon c'est un impie. Il y a quelque chose de savoureux à voir Ibn Rushd, présenté comme un modèle de tolérance souvent, - les fameuses rencontres "Averroès" !-, ne réclamant rien moins que l'interdiction des livres de son adversaire :"Ce que doivent faire les chefs politiques des Musulmans, c'est interdire ceux de ses livres qui contiennent la science à qui n'est pas homme à pratiquer cette science, tout comme il incombe d'interdire les livres de démonstration à tous ceux qui ne sont pas hommes à la pratiquer."
Ibn Rushd a d'ailleurs des mots très violents et très méprisants envers les pseudo-philosophes, ceux qui s'égarent, les impies, les hérétiques. Ils sont 'aradhîl (vils, abjects). En bon aristotélicien (L'Ethique à Nicomaque n'étant destiné qu'à l'homme libre et oisif, par exemple), c'est, en somme un élitiste, rejoint là-dessus par Maïmonide, quand il interdit l'accès à la Connaissance aux 3 catégories d'empêchés par natureles enfants, les femmes et "la généralité des hommes qui ne sont pas capables de comprendre les choses dans leur réalité."
Saint Thomas d'Aquin, grand adversaire d'Averroès, mais pas pour les bonnes raisons, renchérit en bon clerc : "Il y a des choses que nous pouvons parvenir à connaître aussi dans cette vie, comme celle que l'on peut prouver de Dieu par la démonstration. Mais, au commencement, il faut croire, comme le montre le Rabbi Moïse, à l'aide de cinq arguments. Le premier est la profondeur et la subtilité de ces objets de connaissance qui sont tout à fait éloignés des sens ; c'est pourquoi, l'homme, au commencement, n'est pas capable de les connaître parfaitement. Le deuxième est l'extrême faiblesse initiale de l'intellect humain. Le troisème est le grand nombre de choses qui sont exigés comme préalable à la démonstration, que l'homme ne peut apprendre sur sur un temps très long. Le quatrième est l'absence de prédisposition à la connaissance, qu'il y a chez certains hommes, du fait de la grossièreté de leur tempérament. Le cinquième est la contrainte par les activités destinées à la nécessité de la vie. Il ressort de tout cela que, s'il fallait seulement recevoir par la démonstration tout ce qu'il est nécessaire de connaître à propos de Dieu, très peu d'hommes pourraient y parvenir, et même pour eux cela demanderait un certain temps."
Ibn Rushd souhaitait, au fond, deux ou trois choses inconciliables : le libre exercice de la science philosophique mais sans les dissensions idéologiques et politiques qui s'en ensuivraient fatalement, d'où cette volonté de circonscrire la réflexion à une classe bien précise, un monde de clercs, ce qui rejoint curieusement la division par activités de la société européenne médiéval. Il voulait abattre le pouvoir des juristes malékites (fuqaha) qui étouffaient toute la théologie et la pensée au Maghreb et en Andalus mais déplorait la division en écoles juridiques que connaissait le Mashreq en plus d'être déchiré entre plusieurs schismes. Il voulait un Etat dont l'exercice du droit canon n'égarerait pas la masse des croyants mais sans restreindre l'accès à la connaissance pour ses clercs. Il voulait que philosophie et révélation soient entièrement conciliables,"amies et soeurs de lait", sans se permettre le saut des ésotéristes ou des chiites ismaéliens qui mettaient la Connaissance secrète au dessus de la révélation apparente. Quant à sa volonté de placer la philosophie comme source d'inspiration du pouvoir politique au même titre que le religieux, c'est peut-être une innovation dans l'islam occidental mais certainement pas dans l'espace iranien.

Averroès, Le Livre du discours décisif, trad. Marc Geoffroy.

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