La poste à relais



Erasme, huile sur toile, 1523. Holbein le Jeune, musée du Louvre.

"La poste à relais, dans son rapport avec l'appareil d'Etat et la société, tout en possédant des caractéristiques et des fonctions analogues en Orient et en Occident, suivra en Europe dès le XIV° siècle, mais surtout au XVI° siècle, une orientation radicalement différente de ses homologues orientales, en ce qu'elle prendra en charge, contre paiement, les correspondances privées ; ce qui ne fut jamais le cas en Orient et en Extrême-Orient. Les conséquences de cette mutation, ce qu'elle révèle de l'appareil d'Etat en Europe voire de sa civilisation, nous l'aborderons en fin d'épilogue. La poste qui a contribué, dans une grande mesure, à la constitution de l'Etat territorial centralisé, quand elle fut mise à la disposition des particuliers, ne contribua pas moins à l'élaboration d'un mode de subjectivation, pour reprendre le concept de Michel Foucault, caractérisé par l'affirmation et l'émergence de l'individu-sujet et d'un nouveau rapport à soi-même et aux autres. La poste d'Etat au service des particuliers aida à la production et circulation de l'écrit et notamment d'écrits dissidents. On a tenté de saisir le dispositif postal occidental comme les dispositifs de pouvoir analysés par M. Foucault mais en lui attribuant des traits et une position spécifique par rapport à ces autres dispositifs. Dans ce processus scripturaire de longue durée, l'une des caractéristiques consiste à se plaire, à se complaire, dans une description de soi sans cesse affinée ; ce qui participa à la constitution d'un moi narcissique enflé par l'arrivée, de plus en plus rapide, des réponses épistolaires à ses propres écrits. L'affirmation de plus en plus nette de cette culture du moi a été progressivement travaillée, déconstruite, par l'insertion de chaque individu dans ces réseaux de communication postaux et subjectifs de plus en plus nationaux et internationaux. L'expéditeur-destinataire est alors apparu à lui-même comme une infime particule à l'auto-contemplation dérisoire, partie prenante de tentaculaires réseaux de pouvoirs au sein desquels il n'a que très peu de jeu mais où les enjeux et les luttes sont immenses. Ainsi, l'institution postale - la poste à relais de chevaux pour l'essentiel - fut, pendant de longs siècles, un dispositif de pouvoir et le support matériel d'une vie esthétique et critique de la lettre et de l'écrit, dont nous ne connaissons pas, aujourd'hui, l'exact devenir."

Didier Gazagnadou, La Poste à relais.La diffusion d'une technique de pouvoir à travers l'Eurasie : Chine - Islam - Europe; éd. Kimé, 1994.

Ecrit en 1994, cette introduction pourrait, aujourd'hui, projeter cet exact devenir de la lettre sur le relais des blogs qui lui ont succédé et ainsi transformé la correspondance et la corporation des épistoliers narcissiques (se rappeler que, par exemple, dans les salons d'Ancien Régime, les lettres même à des intimes n'étaient pas privées, mais lus, commentés, copiés parfois, et jugés autant sur la forme que dans le fond).


ça me fait penser à la récente querelle (complètement idiote) sur l'Aristote syriaco-musulman vs celui du mont Saint-Michel sur qui-doit-quoi-à-qui :


"L'identification de cas de diffusion ne vise pas à retrouver des lieux d'invention, originaires et purs, ceci serait sans intérêt et dangereux. Il s'agit au contraire de mettre à jour les processus complexes par lesquels se constitue une société et sa culture dont l'inclination consiste très souvent à se (re)présenter comme le produit homogène d'une histoire qui ne doit rien (ou peu) aux sociétés avec lesquelles elle était en contact. Les recherches anthropologies et historiques montrent toutes, qu'à des degrés divers, il n'y a pas un groupe humain, pas une culture, qui ne soit constitué, traversé par un nombre impressionnant et varié d'éléments hétérogènes, empruntés à l'extérieur. Ce qui n'enlève rien à l'originalité créatrice et à la capacité d'invention de chaque civilisation. Il s'agit simplement de contribuer à se débarrasser de cette pénible et dangereuse perspective, ce non-sens anthropologique, consistant à nier ou à sous-estimer, pour toute civilisation, l'importance des emprunts. Alors que très tôt, un certain nombre d'historiens (M. Bloch, R. Lopez et F. Braudel entre autres) et d'anthropologues (par exemple F. Boas et M. J. Herskovits, J. Needham, A. G. Haudricourt) ont souligné l'importance des influences orientales et asiatiques, la question des diffusions et des meprunts a été globalement délaissée, parfois à cause des réelles difficultés scientifiques qu'elle pose mais aussi pour des raisons bien plus inquiétantes, à savoir le désir et la recherche d'une identité pure. La notion d'identité culturelle (et peut-être, sous elle, tout simplement d'identité) occupe souvent, et dans toutes les aires culturelles, une place obsédante : comment définir celle-ci, comment se fabriquer un ensemble homogène, sans entreprendre d'ignorer, de réduire, de gommer tous les éléments hétérogènes (étrangers...) qui la composent et fuient de toute part. En fait, les études de diffusions, en tant que point de vue transversal, rhizomatique, font apparaître les civilisations, les sociétés, les individus, comme des ensembles unifiés seulement en surface et en fait composés de quantité d'éléments hétérogènes, agents de ces mouvements multiples et constants qui traversent et agitent ces grandes unités ; enfin elles mettent plus clairement en valeur les différences et les homologies puisque l'on peut observer par exemple la même technique en différents lieux."







Une thèse qui aurait ravi Bruce Chatwin :
"Les nomades arabes, turcs et surtout mongols ignoraient qu'ils jouaient, avec une telle efficacité et à un tel degré, le rôle de forces de désenclavement des vieux appareils d'Etat et des circuits commerciaux d'Orient et d'Extrême-Orient et qu'ils favorisaient leurs connexions avec les sociétés européennes et leurs secteurs capitalistes, italiens en particulier. Ce procès s'effectua en conjuguant technique nomade et technique étatique. Mais bien vite et logiquement, toutes les forces étatiques et sédentaires conjurèrent, manipulèrent et écrasèrent ces puissances nomades. Moments historiques éclatants dont le dernier fut le moment mongol et qui annonçait, en fait, la victoire tendancielle de l'appareil d'Etat sur tout l'espace eurasiatique, la fin du grand nomadisme politique-iméprial et du nomadisme tout court."

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