mardi, novembre 28, 2006

Roman de Baïbars : La Chevauchée des fils d'Ismaïl

Avec La Chevauchée des fils d'Ismaïl, consacré pour une bonne partie aux exploits des Ismaéliens, nous voyons que le pouvoir du roi ayyoubide, en apparence des plus inactifs, s'exerce à maintenir l'équilibre entre de puissantes coalitions qui en principe unis pour combattre le chrétien n'en agissent pas moins entre elles comme des factions rivales se disputant la succession d'El-Sâleh. Si le Sultan passe son temps en oraisons avec des religieux, parfois mentionnés comme étant "kurdes ayyoubides" (ce qui montre qu'au rebours des Turcs, les Kurdes, s'ils sont estampillés "ayyoubide" c'est-à-dire d'une bonne famille, ne sont pas uniquement membres de l'exécutif et du militaire) ou bien à être saisi de transes au Conseil et à se perdre en propos énigmatiques tout en réprimandant son vizir de la main droite, ce bon Chahîn, pour tout ce qui va de travers dans le monde, son impuissance apparente, voire même le masque de gâteux faiblard qu'il offre à ses émirs sert à contenir les appétits des Kurdes et les Mamelouks, qui nous l'avons vu, ne peuvent pas se sentir, et protéger ainsi le royaume de la fitna, la guerre entre musulmans, qui est constamment présentée comme la pire chose qui puisse arriver au Dar al-Islâm, et qui bien sûr ne cesse de menacer ou d'éclater franchement. Pour le moment, c'est un statu-quo incertain qui prédomine autour de la personne d'El-Sâleh, les Turcs comme les Kurdes trouvant intérêt à le laisser sur le trône (évidemment ils ne pourraient pas le renverser s'il le voualaient, puisque "l'Boss Sâleh c'est le matou de tous les matous, le grand chat", mais bon à part Otmân, peu sont au courant).

Mais ce quatrième tome montre plus en détail les agissements et la force impétueuse, un brin gênante, des Ismaéliens et de leurs rapports pas très nets avec le pouvoir légitime du Caire. Car dans l'histoire ils ne sont nullement chargés de la légende noire des Assassins drogués et manipulés que leur a faite Marco Polo. Bien implantés dans les montagnes du nord de la Syrie, s'exprimant dans un parler paysan très savoureux, les fidaouis du roman n'ont rien de fanatiques ou de mystiques en armes: Ce sont de rustiques montagnards, bâtis comme des géants, à la force surhumaine, léonine, et cet aspect démesuré, cet hubris dans la bravoure et l'enthousiasme envers Baïbars sont un signe que ces Combattants là frôlent souvent la force illégitime, non civilisée, des nomades et des Bédouins. Même leurs filles chevauchent tout armées en espérant rencontrer un autre champion, fût-il chrétien ou musulman, afin de le défier et de lui faire mordre la poussière.

Historiquement la présence de ces Ismaéliens ou Nizarites dans les montagnes syriennes (surtout du côté de Hamât) est le fait d'un schisme autour d'une querelle de succession. En 1094, après la mort du calife fatimide d'Egypte al-Mustansîr (à cette époque les Fatimides étaient les leaders de l'Isma'iliya), il y eut conflit entre ses deux fils, Nizâr et Ahmad. Le premier qui était l'aîné, fut appuyé par Hassan-i-Sabbah, le fameux chef d'Alamut et les Ismaéliens d'Iran. Cela ne l'empêcha pas de perdre et de finir emmuré par son cadet, mais du coup il y eut scission entre les Fatimides d'Egypte et de Syrie et les "gens de Nizar", qui se tournèrent vers Alamut, Hassan-i Sabbah s'étant proclamé chef de l'Isma'iliyya, puisque Ahmad al-Musta'li, le fils chanceux d'al-Mustansir n'était à ses yeux qu'un usurpateur. Les émissaires d'Alamut envoyèrent nombre de missionnaires et de fidaouis au Proche-Orient mais ne purent réellement se maintenir que dans des djébels de Syrie, où tantôt alliés aux Francs tantôt aux émirs et atabegs syriens, ils finirent par garder quelques forteresses à Hamât, Kadmûs, Masyaf. Le chef syrien des Nizarî était toujours vassal, en principe, du Vieux d'Alamut. Cela n'empêcha pas les plus indépendants de prendre quelque distance avec le siège central : ainsi le fameux Rashîd al-Dîn Sinân, qui donna tant de fil à retordre à Saladin en lui envoyant ses fidaouis aux trousses, dut échapper lui-même à quelques tentatives d'assassinat de la part des gens d'Alamut.

Dans le roman, la querelle brouillonne et puérile des deux fils de Jamr, se chamaillant comme deux gamins pour la chakriyyah (une arme redoutable qui d'un homme peut en faire deux) du père, alors qu'ils sont prêts même à abandonner tout le reste, citadelles, anneau magique et pouvoir pour l'objet qu'ils convoitent tous les deux (dans quelle mesure la chakriyya n'est d'ailleurs désirée que parce que l'autre la veut ?), est volontairement présentée comme futile voire incompréhensible aux yeux des autres musulmans, qui n'arrivent pas à leur faire entendre raison, mais c'est peut-être aussi une satire de ces histoires compliquées de succession entre branche aînée et cadette qui jalonnent toute l'histoire du chiisme, et particulièrement celle de l'Ismaélisme, lequel naquit d'une querelle de succession après la mort de l'Imam Jaffar (entre son fils cadet et son petit-fils, issu d'un aîné d'abord désigné puis mort prématurément) et enfin entre les Nizarites et les Mustaéliens.

Les rapports entre les Ismaéliens et El-Sâleh sont moins conflictuels dans le roman que la guerre assez dure qui eut lieu entre Saladin et Rashîd al-Dîn par exemple : trois tentatives d'assassinat d'un côté et siège des forteresses nizarîtes de l'autre, jusqu'à ce qu'une trêve fut instaurée bon gré mal gré, mais Salâh al-Dîn resta toujours un peu paranoïaque concernant ce groupe dissident (et certaines anecdotes, comme celle du poignard qu'il trouva sous son oreiller, visant à démontrer la capacité d'infiltration de son entourage le plus intime par les fidaouis peuvent expliquer cela) et sous le règne de ses successeurs ayyoubides, les Ismaéliens continuèrent de jouer leur propre partie, tantôt proche des Francs, tantôt des sunnites, et continuèrent de pratiquer les attentats punitifs sur les souverains ou les personnalités gênantes.

Dans le roman, il n'y a pas d'ambiguité sur l'engagement des Ismaéliens contre les Croisés. Il est vrai que la vision ottomane du conteur est forcément plus manichéenne qu'au XII° siècle où il semble souvent que la haine politique entre chiites et sunnites est plus virulente qu'entre chrétiens et musulmans. Les "fils d'Ismaïl" sont de bons musulmans, simplement ils ont une tendance à menacer quiconque contrarie leurs projets et ne respectent ni vizir, ni cadi, ni gouverneur ayyoubides. Seul le sultan El-Sâleh réussit à les mater de façon assez spectaculaire, par exemple quand Ismaïl fait sa forte tête durant l'arbitrage où le roi le remet à sa place à la façon d'un Gandalf engueulant Bilbo au début du Fellowship of the Ring ("- Bilbo Baggins ! Do not take me for a conjurer of cheap tricks !" )

"- Par la vie du père, tonna-t-il, j'te la prendrons ben d'force ! J'en avons rien à faire, moué, qu'le chtit gars Sâleh essaie d't'amadouer !

Tant d'impudence fit monter la moutarde au nez du roi qui s'écria :

- Allâh, ô Eternel ! O toi qui connais les secrets de l'avenir ! Châtiment pour les tyranniques, ô Seigneur des mondes ! Commenbt, pauvre imbécile, tu me prends pour le cadi ? Tu crois m'intimider en faisant la grosse voix ? Qu'est-ce que c'est que cette grossièreté ?

Il n'avait pas fini ces mots qu'Ismaïl s'abattit comme une masse, privée de connaissance : la majesté du roi lui était soudain apparue dans toute sa splendeur."


Le piquant de ce récit où l'on voit les Ismaéliens prendre Baïbars pour champion contre le dernier Ayyoubide est que ce fut bel et bien Baïbars, le vrai, l'historique, qui mata les Ismaéliens en Syrie, en même temps qu'il reconquit les terres côtières où s'accrochaient les Francs, alors que le règne des Ayyoubides, après Saladin, fut plus détendu envers les dissidents musulmans, les chrétiens et les juifs (hormis El-Sâleh justement, mais qui eut à affronter la dernière Croisade). Par contre ce qui est vrai c'est que les Ismaéliens s'allièrent avant cela aux sunnites pour arrêter les Mongols.

A la fin du récit, les agissements des Ismaéliens se font encore plus séditieux, puisque le capitaine Maarouf, le vainqueur de l'arbitrage, réussit à se faire introduire dans la Citadelle d'Alep, où il essaie, par diverses manoeuvres, d'obliger Baïbars (qui y est résolument opposé) à détrôner le roi ayyoubide. Tout le monde, Kurdes et Turcs claquent de peur devant la terrible chakriyya dont a hérité Maarouf. Bien sûr il suffit qu'El-Sâleh, très occupé au Caire "en compagnie de quelques pieux cheikhs" leur propose soudain un voyage éclair à Damas (suffit de fermer les yeux, de faire sept pas en avant, et hop) pour que tout soit rétabli. Non que le roi s'oppose à la future ascension de Baïbars, bien au contraire, mais cela doit se faire à un moment précis et pas avant, et certainement pas par des moyens illicites :

"Vengeons l'honneur de Dieu ! s'écria-t-il d'une voix forte. Vous incitez mon fils à se soulever contre moi ; mais mon fils est sage et courtois et vous n'arriverez pas à vos fins ! Sus, pour l'honneur de Dieu !" Il poussa alors un cri perçant et fut saisi de la transe des mystiques. "Hors de ma vue ! Dispersez-vous !" cria-t-il.

Il n'avait pas fini ces mots que les chevaux des Ismaéliens se cabrèrent, prirent le mors aux dents et s'enfuirent dans toutes les directions, emportant leurs cavaliers. Ils galopaient, entourés d'une nuée épaisse et ténébreuse, sans savoir où ils allaient. Lorsque la panique cessa, chaque capitaine se retrouva dans un endroit différent : Maarouf près de Sahyoun, Sulaymân le Buffle à Maarra, Hasan El-Horanî et Dibl El-Baysanî dans leurs territoires respectifs."

Et voilà pour eux. Vous inquiétez pas, on les retrouvera...


dimanche, novembre 26, 2006

Les tambours des Kamkars



Coup de projo cette semaine sur les Kamkars, avec le Chant des Tambours, une composition jouée principalement avec des percussions (plus des cris de Comanches pour un dhikr très énergique, à tel point qu'I Tunes l'a classé dans la catégorie "Rock" ce qui est un peu exagéré).

Bref les mélodies sont inspirées du Dhikr des soufis (les Kamkars sont originaire de Sine, Kurdistan d'Iran, où les soufis sont nombreux et fort actifs dans leur sema. Le daf est un instrument primordiale pour la musique des derviches kurdes, tout comme le ney pour les mevlevis. Le tâs est un tambourin qui accompagne le daf durant le semâ. On en joue aussi lors des éclipses pour conjurer le soleil de revenir et aussi pour les cérémonies de la pluie. Le duhol, c'est cette énorme percussion joué traditionnellement dans toutes les fêtes kurdes avec le zorna (clarinette). Le double-tambour (do table) est un assemblage comme son nom l'indique : un grand et un petit tambour, que l'on suspendait au cou des chevaux dans les batailles et qui jouaient des marches de guerre et de charge. Le dâmâm est un tambourin à deux faces, que l'on joue assis ou debout. Le Zarbe-Zoorkhan est fait de terre cuite, très lourd, et est joué au sol, en le frappant des deux mains. Le Tombak est omniprésent dans toutes les musiques d'Iran. Il est aussi en deux partie, une large et une étroite, on le joue des deux mains.



Bijan Kamkar: daf

Pashang Kamkar: do-table
Arzhang Kamkar: tombak, zarbe-zoorkhane
Arsalan Kamkar: barbat, violin, viola
Ardeshir Kamkar: dohol, damam, viola
Ardavan Kamkar: santur
Hooshang Kamkar: Tas

jeudi, novembre 23, 2006

Roman de Baïbars : Les bas-fonds du Caire


Avec Les Bas-fonds du Caire, on en dit plus sur les relations entre Kurdes et Turcs dans le roman, et d'emblée et sans fard, elles sont présentées comme détestables, les deux peuples ne pouvant visiblement pas se piffer. Ainsi l'affaire de l'émir Saylakhan le Kurde, se faisant ruiner et emprisonner par le Turkmène Taylakhan (la quasi-identité des noms est d'ailleurs amusante entre ces deux ennemis), car le Mamelouk, tombé fou amoureux de la fille de l'émir ayyoubide, s'est vu éconduire, puisque, dit le conteur "on connaît l'hostilité séculaire qui règne entre les Kurdes et les Turkmènes. Bien rares sont les mariages entre ces deux peuples : les Kurdes ne donnent leurs filles qu'à des Kurdes." Et plus loin, quand Taylakhan cherchent à se rapprocher de Saylakhan et s'invite chez lui, l'émir se méfie d'abord, en disant à sa femme : "Je ne vois pas pourquoi il s'est conduit si amicalement à mon égard, car les Turks et les Turkmènes ne nous aiment pas beaucoup." La morale du roman prône bien sûr la réconciliation comme le dit Baïbars, qui est d'ailleurs appelé plusieurs "l'enfant chéri de la dynastie des Kurdes", alors qu'il vient de tirer l'émir d'affaire : "Efendem, nous prions ta haute miséricorde de bien vouloir considérer tous les Musulmans comme des membres égaux d'un même corps, qu'ils soient kurdes ou turkmènes, bédouins ou citadins." Et de demander pour Taylakhan la main de sa fille, afin de réconcilier les deux ennemis. Reconnaissant envers Baïbars, le Kurde n'a plus de réticences et agrée le Turc pour gendre.

Cette hostilité que le narrateur présente comme si vive est-elle le reflet de la rivalité réelle qui exista à différents degrés, entre les Turcs et les Kurdes au XII° et XIII° siècles ? Plusieurs historiens contemporains ont laissé quelques indices à ce sujet. Ainsi Ibn Al-Athir relate la guerre (fitna) qui éclata en 581 H/1185 entre les Turkmènes et les Kurdes en "Djézireh, Diyar Bakr, Khilat (Akhlat), la Syrie, le Shahrazûr et l'Azerbaydjan. Beaucoup de gens furent tués. Cela dura plusieurs années, les chemins furent coupés, il y eut des pillages et le sang coula. La cause de ce conflit était qu'une femme turcomane avait épousé un Turcoman. Ils passèrent sur leur chemin auprès d'une citadelle du Zûzân des Kurdes (Zûzan al-Akrâd) dont les habitants qui n'étaient pas avares demandèrent aux Turcomans de participer au banquet de mariage, mais on le leur refusa. Ils échangèrent des mots qui conduisirent à l'affrontement. Le maître de la citadelle descendit, prit le marié et l'exécuta. Alors éclata le conflit. Les Turcomans semèrent le trouble. Ils tuèrent un groupe de Kurdes. Et les Kurdes se soulevèrent de la même manière. Les troubles étaient graves. Alors Mudhâhid al-Dîn ibn Qâymaz réunit un groupe de chefs kurdes et turcomans, les réconcilia et leur accorda des tenues d'honneur et des tissus..." (Ibn Al-Athîr, Al-Kamil fî-l-ta'rikh). Quand on lit ce genre de récit, on se dit que le conteur de Baïbars finalement exagère à peine dans ces récits de bagarre entre Kurdes, Turcs et Bédouins, truands et mamelouks. Boris James, dans son Saladin d'où est tiré l'extrait traduit ci-dessus, fait remarquer tout de même qu'il n'est pas vraisemblable qu'une seule querelle ait ou embraser d'aussi vastes régions, mais que cela est un indice de la guerre des deux peuples pour contrôler les régions d'Anatolie orientale, d'Azerbaydjan et de haute Mésopotamie. D'ailleurs le même Ibn Al-Athir relate des exactions turques envers les kurdes antérieures à 581, puisqu'il indique qu'en "420H/1029, des Turcs ghuzz se rendirent en Azerbaydjan puis à Marâgha, où ils commirent des exactions et incendièrent des mosquées. "Ils mirent à mort beaucoup de Kurdes hadhbaniyya. Les Kurdes ne virent de solution à leurs problèmes qu'en se mettant d'accord entre eux et en combattant ensemble le mal"". Cette lutte à la fois pour le pouvoir et pour les terres ne devait pas s'arranger, et finira par la défaite voire l'extermination de la plupart des princes kurdes du Diyar Bakr par les Turkmènes, comme le montre Claude Cahen dans sa "Contribution à l'histoire du Diyâr Bakr au quatorzième siècle", Journal Asiatique, 1955, 243.

Un peu plus tard, Sharaf Khan de Bitlîs ne semble pas mentionner cette hostilité particulière, sauf en insistant sur le mauvais souvenir et les exactions que les Turkmènes Aq-Qoyyunlu ont infligé aux Kurdes et aux chrétiens de la région : les Chrétiens nestoriens de Hakkarî, que Sharaf Khan appellent "Asurî", font même appel à un prince kurde chassé par les Turcs et qui est parti se réfugier en Egypte chez les Mamelouks. Ils le font revenir en secret, et par un stratgème s'emparent de la Citadelle de Hakkari et lui redonne le pouvoir. De même Sharaf Khan insiste sur l'oppression et la tyrannie des Aq-qoyyunlu en Djézireh-Bohtan, et sur la résistance farouche des princes kurdes de Djézireh aux Turkmènes, alors que ni les Mongols ni Tamerlan ne semblent, sous sa plume, avoir été plus néfastes pour la région, ce qui est pourtant le cas.

Reflet de luttes de pouvoir sous les Ayyoubides dans les cours du Caire et de Damas ? Cette hostilité politique affirmée dans le roman, est déjà exprimée par Ibn Shaddad, l'historien et biographe de Saladin : "Jamais les Kurdes n'obéiront aux Turcs et pas davantage les Turcs aux Kurdes." De même Ibn Khallikan rapporte qu'après la mort de Shirkuh, le général oncle de Saladin agissant pour le compte du Turc Nour al-Dîn en Egypte, la succession était ouverte entre le kurde Qutb al-Dîn Khosrow ibn Tulay al-Hadhbanî et Saladin. Et qu'un autre Kurde, 'Issa al-Hakkarî persuada le premier de s'effacer devant l'autre en alléguant : " Saladin et toi, vous êtes du même groupe. Il est d'origine kurde (inna asluhu min al-akrâd). Et vous ne laisserez pas passer le pouvoir aux Turcs. Alors il lui obéit." Comme on le voit, l'argument "mieux vaut n'importe quel Kurde à un Turc" même s'il n'était pas forcément le seul, semblait avoir du poids : si les Kurdes espéraient être favorisés par l'accession d'un des leurs au pouvoir, les Turcs avaient tout à craindre de la chûte des Zenguides.

Peu à peu cependant, les souverains ayyoubides en viennent à s'appuyer sur leurs propres Mamelouks au détriment des puissants et remuants émirs kurdes, jusqu'à ce que les esclaves turcs évincent définitivement les Kurdes comme sultan d'Egypte et de Syrie.

Mais le conteur ayant écrit sa version dans la première moitié du XIX° siècle, a-t-il aussi en tête les luttes entre les émirs kurdes de l'Empire ottoman contre les tentatives de la Sublime Porte de mater ces princes semi-indépendants, et d'imposer une administration et un pouvoir plus centralisée ? Ainsi en 1826 le gouverneur de Sivas, Rachid Mehmet Pacha eut pour mission de "pacifier les Kurdes et d'installer des gouverneurs turcs au Kurdistan" (EI, Kurdes). Ce qui fit qu'en 1830, une révolte indépendantiste eut lieu menée principalement par Muhamamd Pacha de Rawanduz (qui au passage s'en prit aussi beaucoup aux chrétiens et surtout aux Yézidis). Des troubles éclatèrent encore en 1843, cette fois-ci à Hakkarî et Djézir, et finalement tout le long du XIX° siècle et au-delà, appuyés notamment par les Russes qui ne cessèrent de soutenir simultanément ou successivement, tous les groupes dissidents de la région, musulmans ou chrétiens, le Kurdistan connut sa"guérilla de Cent ans". A-t-elle jamais cessé, d'ailleurs ?

mercredi, novembre 22, 2006

Gurmatta


Sur SikhSpectrum.com : French woman pinning a flower to honor Sikh soldiers arriving in France 1914.

Les soldats sikhs qui étaient parmi les plus braves de l'armée britannique ont toujours refusé de porter un casque et ont gardé leurs turbans, car un guerrier sikh est sans peur. Ils ont fait les deux guerres mondiales ainsi, et voilà que maintenant dans nos belles écoles républicaines, on renvoie les garçons coupables de s'habiller en grands seigneurs. Une coiffe qui exprime le courage, l'honneur, et la liberté d'une chevelure non entaillée par les ciseaux est forcément une vision d'horreur : il faut courber les nuques, griser les couleurs, raboter tout ce qui dépasse, désapprendre L'Usage du monde.


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

lundi, novembre 20, 2006

Permis de radio


Récemment, Ahmadinejjad a décidé que seraient interdit les connexions Internet à haut débit. C'est décidément une tradition en Iran de brider les médias (sans grand succès, la langue persane est une des langues les plus utilisées par les bloggers).

Dans les années 50, sous les Pehlevis donc, il fallait une autorisation officielle pour posséder une radio, un permis en quelque sorte. C'était peut-être pour surveiller là encore la circulation de l'information, mais une des raisons - la plus comique - était que les postes de radio venaient des pays kafirs" et les bonnes âmes pieuses se mettaient en tête de les "purifier" rituellement avant utilisation et donc les plongeaient le poste dans l'eau pour les laver. Certains devaient oublier de les débrancher avant car plusieurs villes ont vu leur électricité HS comme ça... Aussi, le gouvernement devait probablement demander aux bureaux qui délivraient la licence de s'assurer que le propriétaire du poste n'allait pas lui faire faire trempette et court-circuiter les environs.

Roman de Baïbars : Fleur des truands


Avec le second volume du roman de Baïbars, entre en scène un des personnages les plus savoureux de l'histoire, l'insigne, le prodigieux Otmân, la "Fleur des truands", terreur du Caire, mauvais garçon repenti et en même temps saint authentique, instruit des Secrets de l'autre monde et donc jouant avec le roi El-Sâleh, un numéro de duettistes faussement ahuris ou divaguant en pleine assemblée, devant une assistance qui ne comprend goutte quand Otmân salue le roi comme un quitt (pour qutb) : "Tu es un grand chat, tu es le chats des chats, de tous les chats ! Hourra !""Mais il a dit que j'étais le grand chat, suis-je donc aussi un matou ?" feint de s'étonner le malin sultan.

En général, dans les romans d'aventure à vocation moraliste, un héros comme Fleur des truands, commence, comme c'est le cas ici, par jouer tous les tours pendables qu'il peut au héros du Bien, Baïbars, et puis s'étant repenti et étant en plus, devenu un "sheikh occulte", il doit renoncer à toute sa truculence et ses frasques pour devenir lui aussi un personnage plus en accord avec la morale, mais un brin plus ennuyeux. Il n'en est rien dans cette intrigue où les deux mondes ne s'annulent pas l'un l'autre, mais continuent à exister de façon superposée, comme l'explique Jean-patrick Guillaume dans son introduction :

"Qu'un truand puisse devenir un saint, c'est quelque chose que nous pouvons admettre abstraitement, encore que, dans la pratique, nous aurions tendance à y regarder à deux fois. Mais qu'il puisse devenir un saint tout en restant gourmand, paillard, querelleur, effronté et (il faut bien l'avouer) pas toujours très honnêtes ; qu'il puisse être, de surcroît d'une ignorance crasse envers ses devoirs religieux (longtemps après sa conversion il continue à soutenir mordicus qu'il y a sept prières légales par jour, alors que tout le monde sait qu'il n'y en a que cinq), tout cela paraît bien difficile à avaler. Et c'est pourtant le cas : Otmân est bel et bien un saint, un saint rigolard, bagarreur et un peu naïf par moments, mais un saint tout de même."

Ce n'est même pas qu'il y ait un des mondes qui mentirait tandis que l'autre serait la vérité, ce n'est pas qu'Otmân en apparence est Fleur des Truands, et dans le monde du Secret il est seulement le cheikh Otmân qu'interpelle Nadjm al-Dîn avec affection. Il est les deux à la fois, tout comme Beko, le méchant portier qui perdra Mem et Zîn se retrouve au Paradis, dans le palais des amoureux, et garde leur porte :


"Cheikh ! Ne sais-tu pas qui je suis ?
Je suis Bekir le portier.
Je suis le co-locataire de Mem et de Zîn,
C'est pour cela que je me tiens sur ce seuil.
Comme tu le vois, le palais a huit étages.
Un étage est à moi et les sept autres à eux.
Montant la garde, j'ai cette canne à la main.
Mais je possède aussi ce domaine en partage.
De fait, j'ai l'apparence d'une sentinelle,
Mais dans cette place, je suis leur associé."
(v. 2423-2427)

Et à l'étonnement du cheikh en visite au Paradis, Bekir explique que ses agissements terrestres avait pour but de parfaire et purifier l'amour de Mem et de Zîn, afin qu'ils obtiennent cette place éminente dans l'autre monde :

"En apparence, j'étais leur ennemi,
Mais en secret, j'étais leur ami."

"Eger bi xeber reqîbê wan bûm
Lêkin bi nezer hebibê wan bûm"
(v2431).

Jusqu'ici, on peut penser qu'il s'agit là, bien justement, d'affirmer que c'est le monde du Secret qui est véridique, et que celui de l'apparence n'a pas de réalité. Ainsi, pour défendre Tajdîn, le héros qui le tuant, venga les amoureux, Beko explique de la même façon :


"Le monde était fatigué de la discorde
que j'y répandais.
Il m'a tué pour sauver l'ordre public,
Il m'a tué pour la tranquillité du monde."

Et dans ce passage la référence à l'opposition Exotérique/Esotérique est encore plus explicite, quand Bekir conlut :

"En apparence, il a commis le mal.
En vérité, ce méfait rétablit la tranquillité."
"Zahir wî eger çi kir qebahet
Batin buye rahet ew qebahet"


Mais voilà, le chapitre précédant tout juste celui-ci, intitulé "Chaque herbe ne croît que ses propres racines" contredit absolument ce que nous avons évoqué. C'est en effet le passage célèbre où il est conté que sur la tombe des amants, poussèrent deux arbres enlacés, tandis que sur celle de Beko, s'éleva un arbre qui poursuivait l'oeuvre méchante du portier :

"Et sur la tombe de celui qui ne fit aucun bien,
Crût un faux merisier.
Et cet arbre était loin d'être serein,
Et il était épineux comme son maître.
Il s'éleva jusqu'à atteindre les deux arbres,
Et fit obstacle à l'union des amoureux."
(v. 2398-2400).

Et Ahmedê Khanî de conclure avec philosophie :

"Les gens dont la nature est mauvaise
Peuvent-ils purifier cette nature ?
Même si pendant quarante ans tu cultives une coloquinte,
Et si cent fois tu l'irrigues de miel,
Et si tu la nourris de la lumière du soleil,
Et si tu verses sur elle de l'eau de rose,
Même si tu entailles ses racines,
Et y met du sucre chaque jour,
Même si tu t'en occupes régulièrement,
Se changera-t-elle en un melon ?
Quand elle poussera, ne penses-tu pas
Qu'elle ne donnera qu'amertume ?"
(v. 2404-2409).

Cette fatalité de la "mauvaise nature" est également évoquée dans Fleur des truands avec l'histoire de Sirhan, qui, comme le fait remarquer le traducteur, peut appuyer la thèse de la prédestination et le fait que "Dieu a pu créer certains hommes pour le Feu éternel".

Mais on l'a vu, dès que se clôt ce chapitre et sa conclusion aussi amère que la coloquinte en question, le lecteur visite le Paradis avec un futur arif en extase, et découvre l'autre versant de la vérité sur le Portier. Or rien ne permet dans la juxtaposition de ces deux passages si contradictoires de discerner un antagonisme, ou le fait que tout celse se contredit dans l'esprit de l'auteur. Khanî ne "rétablit pas la vérité" sur ce qu'il a écrit un chapitre plus loin. Eternellement, Beko ici-bas poursuit ses actions malveillantes contre Mem et Zîn, et pour toujours, il est en haut leur ami, tout comme Otmân continue en toute sérénité à taper sur tout ce qui le contrarie,à se goinfrer dès qu'il voit une assiette pleine et répandre le sang, comme il le dit lui-même au roi : "J'lai zigué et zigouillé, l'as pas moufté".

Par ailleurs, cette complicité indulgente entre le roi et Fleur des truands (le roi s'est même fait piquer son turban par Otmân du temps qu'il était encore voyou, sans que cela semble l'irriter beaucoup le sultan ayyoubide) permet de voir l'étendue de la collusion ou l'interaction, et même l'interchangeabilité entre le monde des "Seigneurs" mystiques et celui de la grande truanderie, entre le plus indigne du monde terrestre et le plus proche du Pôle du monde. Si les Abdal sont au nombre de Quarante, quarante aussi sont les voyous que commande Otmân avant sa conversion, et la ressemblance est encore plus frapapnte du fait que ces truands là se réunissent dans les grottes d'El-Zaghliyyeh, tout comme il y a une grotte des Quarante à Damas, où Baïbars a d'ailleurs passé une nuit dans le premier volume. Même façon également de s'exprimer en langage codé, incompréhensible pour les non-initiés, ces quarante-là s'exprimant bien sûr dans l'argot de la pègre, les autres dans un galimatia à sens ésotérique qui finalement a pour même but de protéger le Secret, car comme le dit El-Sâleh à chaque fois que Fleur des truands manque dévoiler ce qu'il sait du cadi : "Celui qui divulgue un secret mérite la mort". Ce qui pourrait aussi être la maxime du caïd des truands.

Terminons sur la savoureuse profession de foi d'Otmân, qui après s'être fait assommer par la Dame du Caire et le prophète Khidr un peu plus tard, clame à tous ceux qui tremblent de peur en le croisant : "Et oui, mon ami ! J'ai fait le serment avec tous mes boutons, t'as plus besoin d'avoir peur pour ton manteau et ton bonnet. J'suis devenu un bon pratiquant, maintenant j'vais au cabinet et j'me putréfie, j'reste à frotter jusqu'à temps que ça couine, j'fais mes ablussemuches et mes ièrepris sept fois par jour, et je connais toutes les affaires de ma rleigion. Et toi, t'es hanéfite ou chafiite ou bien si t'es hâjj-yhanbalite ? Si tu sais pas, laisse, je t'expliquerais."

Extrait en ligne de Fleur des truands : première apparition d'Otmân.


dimanche, novembre 19, 2006

Cette semaine coup de projo sur : Warda Gulan


Inspirée par la rubrique d'un blog célébrissime, Kurdistan-name offrira un coup de projecteur hebdomadaire sur une musique kurde ou que l'on peut entendre au Kurdistan ou chez les proches voisins. Cette semaine, un très beau CD de musique chaldéenne, déjà signalé cet été, et acquis depuis.

mercredi, novembre 15, 2006

Les dernières perles d'Ubu Président des Kurdes


Extrait de nefel.com, un petit digest de toute beauté de son dernier entretien avec ses avocats :

Le Soleil de l'Humanité, très attaché à sa dernière création en matière de système politique fumeux, la Konfederasyona Civaka Sivîl, soit Confédération de la Société civile (inutile de se demander ce que c'est, sa pensée vole tellement haut que personne ne la comprend) et quelque peu fâché du peu d'échos que cela suscite, s'en prend une fois de plus à sa bête noire favorite, le "nationalisme kurde", grand mal du siècle, apparemment, en ce moment incarné par une autre de ses têtes de Turc (si je puis dire) Massoud Barzani, l'actuel président du Kurdistan.

En effet, Massoud a des intentions politiques d'une noirceur qui font frémir : il veut un "dewleta neteweyî", autrement dit un Etat na-tio-nal. Dingue, non ? Car comme le fait judicieusement remarquer l'alter-ego de Hannah Arendt en matière d'analyse de pensée totalitaire : "Un Etat national aboutit au fascisme."Si, si. Et en plus, M. Barzanî fomente un complot (international, of course) pour bouffer des morceaux de territoire en Iran, en Turquie, en Syrie, ce qui indigne beaucoup Apo, très attaché aux frontières sûres et reconnues de ces trois pays. D'ailleurs, il ne voit dans ce funeste dessein, qu'un moyen pour le clan Barzani de continuer à s'enrichir et de tyranniser la société kurde (quand on voit l'arrogance de certains Öcalan en Turquie, notamment celle de sa brave soeurette, face aux élus du DEHAP, on ricane).

Mais comme cet homme est juste, l'autre en prend aussi pour son grade, à savoir Jalal Talabani, qui veut instaurer un fédéralisme chiite et kurde en Irak. Ce qui est mal, très mal. Le CON-fédéralisme apoiste c'est l'avenir de l'humanité, mais le fédéralisme irakien, non, c'est comme ça. Et de toute façon, il le répète, pour contrer l'émergence d'un Etat kurde national, il ne voit qu'un recours : lui-même. Finalement, il ne dit pas QUE des conneries.


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

mardi, novembre 14, 2006

Les Syriaques racontent les Croisades

"Trois chroniqueurs syriaques ont écrit un récit des croisades dans la langue de leur peuple, le syriaque, dialecte araméen. Les communautés syriaques virent de nombreuses bourgades et villes en Syrie et en Haute Mésopotamie détruites par les belligérants et leur position affaiblie.

Michel le Grand, l'Édessénien anonyme, Bar Hébraeus nous ont livré des textes originaux, inédits, qui présentent une vision différente et plus objective des événements, dans un souci de justice et de vérité. Elle diffère parfois de celle des chroniqueurs latins, byzantins et arabes.

Ces chroniqueurs, vécurent à une époque troublée et furent témoins des grands événements qui se déroulèrent en Syrie-Palestine du XIeme siècle au XIIIeme siècle. Ces hauts faits trouvent encore un écho passionné dans l'opinion aujourd'hui.
À la lecture de ce livre, beaucoup de préjugés, de parti-pris risquent de disparaître. L'on découvre d'autres vérités. "



Signature et présentation par l'auteur le jeudi 16 novembre, à l'Espace l'Harmattan, 21 bis rue des Ecoles, 75005.



lundi, novembre 13, 2006

Roman de Baïbars



Relecture du succulent, savoureux, merveilleux Roman de Baïbars, une épopée arabe gigantesque, d'époque ottomane, un monument de Fantasy "historique", dont le héros principal est bien sûr le sultan mamelouk Baïbars, dont on suit l'ascension, de la fin des derniers Ayyoubides jusqu'à son règne et sa mission de repousser les "Mages de Perse", autrement dit les Mongols.

Quelques touches anachroniques, par exemple dans les grades de l'administration, très ottomans, avec des Pachas au lieu de gouverneurs, parfois rigolotes, comme cet épisode où le vizir du roi sert le café à son visiteur !

Mais ce qui est le plus savoureux est le mélange des langues (arabe cairot, parler paysan des Ismaéliens, des Kurdes, lingua franca, turc, etc) merveilleusement adapté en français, et des niveaux d'expression (du mysticisme le plus poétique au jargon des rues le plus cru). Ainsi le khawaja Ali, celui qui achètera Baïbars pour le compte du roi, est un homme de bonne morale, cultivé, posé, mais criblé de dettes. Alors que les soldats l'emmènent, devant la foule de ses créanciers, il y va de sa petite chanson, dont la saveur gouailleuse est du plus cocasse dans la bouche de ce digne homme :

"D'argent n'ai mie et or,
bernique,

mais rhétorique

et plus encore philosophie.

Quand l'heure du dîner sonne

j'ai mon cul à lécher
et je ne crains personne

hormis Celui qui m'a créé.

Le roi et ses gendarmes

ne peuvent rien sur moi,
même s'ils me condamnent
je me moque bien de tout ça.

En fait de ronds,
j'ai rien de plus que le trou de mon cul."


Bref, à quand la traduction des autres volumes ? Depuis le temps que ça semble en panne, ça laisse hélas peu d'espoir qu'on aille plus loin que le 10ème...


Tout démarre par une vision du dernier grand sultan ayyoubide, El-Sâleh, qui est aussi un des initiés mystiques de ce monde, un "fou de Dieu" qui joue volontiers les gâteux tour à tour faussement naïf et puis soudainement intransigeant (on dirait Dumbledore fronçant le sourcil à la dernière bévue du ministère de la Magie) ; souverain dans les petits papiers des Quarante, ces Abdal qui soutiennent la structure du Cosmos et servent le Pôle mystique du monde. C'est que les péripéties de l'histoire, comme dans la pure tradition des "romans soufis" évoluent sur deux plans, "le monde quotidien, celui de l'apparence, et le monde secret où est manifestée la trame cachée des événements terrestres." Comme ce bon Albus devant les agissements des Mangemorts, le sultan El-malik El-Sâleh fait preuve d'une inertie remarquable alors qu'il sait tout des complots et ruses présents et futurs des méchants, de son "vizir de la main gauche" Aïbak le Turkmène, du Grand Cadi fourbe et chrétien clandestin, des bêtises de ses Mamelouks (les militaires turcs en prennent pour leur grade dans ce roman). Il n'y a qu'en cas d'extrême urgence et lorsqu'il est sûr de ne pas être vu, que le bon roi révèle sa nature, ainsi lorsqu'il sauve la vie de Baïbars en stoppant sa monture emballée. Mais voilà, comme l'explique Jean-Patrick Guillaume dans son introduction : "Chez lui, la prescience totale empêche toute action : les choses doivent se dérouler selon l'ordre prévu de toute éternité, et cet ordre est bon. Car ce n'est que lorsque que les ténèbres sont les plus épaisses que doit triompher la justice." Vision un peu iranienne aussi, qui fait de l'occultation achevée l'étape nécessaire pour rebasculer dans la Lumière...

Le jeu des Quarante, laissant se commettre les iniquités et l'injustice envers les musulmans, sont peut-être le reflet d'un esprit désenchanté, vivant à une époque (déclin de l'Empire ottoman) où le Dar al-Islam allait être inexorablement grignoté et occupé par les giaours - tout comme il fut à deux doigts d'être entièrement rasé par les Mongols au 13° siècle, si Baïbars n'était pas intervenu, justement. L'idée que les malheurs du temps obéissent à un dessein caché, mais qu'en fait, tout reste contrôlé en secret par les vrais dirigeants du monde occulte devait être certainement consolant pour un sujet ottoman devant supporter un pouvoir politique aussi incapable qu'oppressif. De même cette insistance, cette obsession permanente des crypto-chrétiens, infiltrant même sous les plus hautes fonctions de l'Etat les milieux musulmans et oeuvrant en secret pour les Francs, annonce la suspicion envers les chrétiens ottomans à partir du XIX° siècle, vus comme des espions et traitres potentiels, "Cinquième colonne" des Puissances occidentales, ce qui finira très mal en 1895 et surtout en 1915...

Si Baïbars, comme souvent le héros du Bien dans les romans d'aventure, est un peu lisse, un peu ennuyeux dans sa perfection (quoiqu'en bon mamelouk turc assez énergique dans ses châtiments), mes personnages préférés, les plus réussis à mon avis, sont ces initiés, ces arifs faussement imbéciles roulant les profanes avec des airs ahuris, qui se cachent sous les apparences les plus diverses, allant du sultan du Caire donc, au savoureux et adorable Fleur des Truands qu'on ne verra que dans le deuxième volume dont il est l'éponyme.

Les Ismaéliens aussi ont la cote, farouches montagnards, terreur des Francs, très instruits des secrets de l'autre monde, et contrant les Mamelouks qui s'opposent à l'ascension du héros... Mais présentés également comme de rudes montagnards, impitoyables et de moeurs un brin sanguinaires, ces fidawis sont à rapprocher des stéréotypes bédouins et kurdes, qui en font des auxilliaires extrêmement précieux pour la guerre mais dont le mode de vie souffre d'un déficit de "civilité", frôlant toujours de très près les actes illicites. Ainsi Baïbars se fait cette réflexion quand il empêche le brave Hassan al-Horanî d'enterrer vif son fils, sauf prétexte que cette mauviette, la honte de sa famile, se soit fait bêtement déchirer son vêtement par un "chaton sauvage" : "Peste ! ce sont vraiment des gens de la montagne ; le voilà qui va enterrer son fils vivant pour une tunique. Et pourtant, il a l'air d'être un garçon de valeur. Tant de violence est contraire à la religion. Il a bien raison celui qui dit : la fréquentation des gens grossiers mène à l'impiété.""

"Gens de montagne", violence disproportionnée et "grossièreté" des manières, tout y est dans les préjugés avec lesquels l'homo islamicus modèle, c'est-à-dire l'Arabe urbain, exerçant une profession civile et non militaire envisage l'homme des terres sauvages, désert ou montagne, reprenant en cela les stéréotypes millénaires appliqués aux nomades dans la pensée citadine du Moyen-Orient, dès la haute Antiquité (voir à ce sujet Etat et pasteurs au Moyen-Orient, de Pierre Briant).

Face aux combattants sauvages et incontrolables, le camp du Bien donc, la force positive et pieuse, licite. Le récit de ce gigantesque roman (la parution de la traduction, pour le moment stoppée à dix tomes, devrait en faire soixante) introduit immédiatement le sultan Nadjm al-Dîn et le replace dans une histoire de l'islam raccourcie et parfois fantaisiste dans les noms propres : "Puis l'empire des Abbassides passa aux mains des Kurdes Ayyoubides dont la capitale était Le Caire. Le premier qui occupa le trône fut Chouqayr et le dernier un roi nommé El-Sâleh Ayyoub El-Najmî."

Curieusement il n'est pas fait mention de Saladin (peut-être plus fameux en Europe qu'en Orient)... Quant à ce Chouqayr imaginaire, faut-il y voir une déformation du général Chirquh, oncle de Salâh al-Dîn et conquérant du Caire pour le compte du Turc Nour al-Dîn ? En tous cas, si les Mamelouks sont souvent brocardés, avec l'effet cmique d'un jargon arabo-touranien qui devait faire rire le public arabe d'Alep et de Damas, si les Kurdes de base sont dépeints comme des ploucs naïfs, de vrais péquenots sortis de leurs montagnes, on voit que le terme "kurde" appliqué au sultan et à ses émirs s'est dans ce contexte totalement débarrassé de ses images déppréciatives :

"Le roi El-Sâleh Ayyoub - que la miséricorde de Dieu soit sur lui - était un grand wâli : heureux et prospère, craint de tous les rois francs qui lui versaient tribut, il avait aggrandi le territoire de l'Islam. Tous les grands de son royaume étaient des Kurdes."

Baïbars est de façon aussi commode présenté non comme un simple Turc ignorant, mais comme le fils malchanceux d'un roi de Perse, vendu comme esclave. Ayant reçu une éducation royale, il s'exprime dans un bel arabe fleuri au rebours du méchant Qalaoun et d'Edamor le jaloux, dont le charabia est un des running gag du roman. Pour que l'on comprenne bien combien Baïbars, bien que Turc, est parfaitement éduqué et donc islamisé et arabisé, plusieurs épisodes le montre en merveilleux récitant du Coran, qui confond par sa science de l'islam les cheikhs de Damas et du Caire. Plus arabe que les Arabes donc, comme Saladin qui, selon son hagiographe Ibn Shaddad, "connaissait parfaitement les usages et les généalogies arabes", et optait de redorer de la même façon sa "rusticité" kurde avec les vertus de l'adab, de la futuwwat et des pieuses assemblées.

De même, la force physique du héros et son ardeur au combat en font bien sûr un atout pour le Djihad mais en même temps, pourraient être associées à cette force ensauvagée, brutale, qui est vus comme étant l'apanage des Mamelouks, des Kurdes et des bédouins, redoutables combattants de l'Islam, mais dont le penchant pour la guerre, une forme d'hubris dans le combat, font justement d'eux des gens moins "civilisés", en dehors des manières élégantes de l'urbanité musulmane. Alors pour qu'il n'y ait aucune ambiguité, et que la force exceptionnelle de Baïbars n'ait rien d'animal ou de féroce, qu'elle soit en sorte repassée à la moulinette du licite et du louable, le conteur explique systématiquement, à chaque épisode où le futur sultan fait preuve d'une vigueur surhumaine, qu'il avait en fait la force des "quarante Justes" en lui ; comme le roi El-Sâleh a reçu à son couronnement 40 pièces d'argent de la part des Quarante, ce qui est une façon de sanctifier l'exercice du pouvoir temporel, celui du Molk, et donc de le légitimer par rapport à l'affaiblissement du Califat. Que Baïbars fasse le coup de poing sur un palefrenier ou gagne au bras de fer, c'est toujours en lui la force sainte des Quarante Abdals qui lui vient en aide, et le distingue donc des colosses Qalaoun, Edamor, simples Turcs braves et bêtes, des furieux Ismaéliens et des bédouins vantards et pillards.



Extrait des Enfances de Baïbars en ligne chez Actes sud.

vendredi, novembre 03, 2006

Radio : arméniens

Du lundi 6 novembre au vendredi 10, sur France Culture à 16h : SUR LES DOCKS / L'HEURE DU DOCUMENTAIRE :Turquie/Arménie, octobre 2006 : esquisse d'un dialogue. Producteur coordonnateur : Pierre Chevalier, Producteur délégué : Hayati Basarslan.< "Une série de documentaires d'Hayati Basarslan, Jean Kéhayan et Vanessa Nadjar C'est une rencontre entre un Turc et un Arménien. C'est une enquête, une quête de vérité. Tous deux -- le Turc, qui appartient au peuple des bourreaux comme l'Arménien qui appartient à celui des victimes -- ont été tenus par leurs parents dans l'ignorance de ce passé traumatisant. La question était même taboue dans leurs familles. Le jeune Turc a 37 ans, l'Arménien 65. Ils se sont rencontrés en exil en France et ont décidé de parler ensemble de cette terre où leurs ancêtres ont tué et souffert, pour retrouver ensemble la mémoire. Leur périple les conduit à Kharpouth : le berceau de la famille de Jean Kehayan ; en passant par Istanbul : où ils vont rencontrer des éditeurs, des chercheurs et des politiques qui tentent de parler autrement de la question arménienne et qui travaillent sur le sujet. Ensuite ils vont se rendre à Trabzon : en 1915 cette ville comptait 35000 Arméniens, aujourd'hui il n'en reste plus un seul. A cette époque un nombre important d'Arméniens se serait converti à l'islam pour échapper à des vagues de massacres d' " infidèles ". A en croire les habitants, ils seraient trente mille aujourd'hui, répartis dans plusieurs villages, refusant le mariage mixte et amorçant un mouvement de retour à Trabzon avec des revendications culturelles après des décennies de brimades. Il s'agira de voir avec eux s'ils ont le même destin que les Arméniens de la diaspora ... De ce voyage et de ces deux quêtes parallèles et intimes pourra peut-être sortir comme un chant d'espoir à la réconciliation. "Joseph Confavreux.

jeudi, novembre 02, 2006

Parution : Ibn Khaldûn au prisme de l'Occident



"Un livre en miroir : Krzysztoff Pomian qui n'est pas un arabisant, mais un historien de l'Europe, aborde Ibn Khaldûn dans une perspective inattendue, en contrepoint de l'Occident.

Après avoir mis en relief l'intérêt d'Ibn Khaldûn pour la chrétienté latine, Krzysztoff Pomian en esquisse la carte intellectuelle, aux alentours de 1378, date à laquelle Ibn Khaldûn achève la Muqqadima, sa vaste introduction à son grand oeuvre, Le Livre des exemples : de Constantinople à Paris, d'Oxford à Padoue et Florence, à l'heure du Grand Schisme d'Occident.

De la présentation de l'histoire de l'islam que fait Ibn Khaldûn et des rapports de sa pensée entre l'islam et l'aristotélisme, une image fraîche et renouvelée se dessine : passant de la critique historique à la science de la société, Ibn Khaldûn procède ainsi à une "entreprise entièrement neuve" : construire une science et la situer parmi les autres sciences, en la fondant sur l'idée qu'il se fait du temps de l'histoire, du temps des sciences et de l'histoire universelle.Pour finir se dégage ce qui fait le caractère extraordinaire d'Ibn Khaldûn, et les questions qu'il se posait s'avèrent les mêmes que celles que se posaient ses contemporains latins.


Bien sûr Ibn Khaldûn est un peu à l'origine de la dichotomie bien simple Bédouins = nomades arabes/ Kurdes = nomades adjam (et comme le dit Boris James dans son Saladin, est-ce si simple ?) , mais ses Muqadima Prolégomènes sont un tableau magistral et captivant de la société musulmane du Moyen-Âge tardif, allant du devenir des dynasties, de l'alimentation des Bédouins, des différentes sortes de voyance et divination pratiquées, des sortes de métiers et industries, bref un régal.

Le Livre des exemples est moins souvent traduit. Le tome 1 est édité dans La Pléiade, mais pour le 2, il se fait encore attendre...

Concert de soutien à l'Institut kurde