Roman de Baïbars : Les bas-fonds du Caire


Avec Les Bas-fonds du Caire, on en dit plus sur les relations entre Kurdes et Turcs dans le roman, et d'emblée et sans fard, elles sont présentées comme détestables, les deux peuples ne pouvant visiblement pas se piffer. Ainsi l'affaire de l'émir Saylakhan le Kurde, se faisant ruiner et emprisonner par le Turkmène Taylakhan (la quasi-identité des noms est d'ailleurs amusante entre ces deux ennemis), car le Mamelouk, tombé fou amoureux de la fille de l'émir ayyoubide, s'est vu éconduire, puisque, dit le conteur "on connaît l'hostilité séculaire qui règne entre les Kurdes et les Turkmènes. Bien rares sont les mariages entre ces deux peuples : les Kurdes ne donnent leurs filles qu'à des Kurdes." Et plus loin, quand Taylakhan cherchent à se rapprocher de Saylakhan et s'invite chez lui, l'émir se méfie d'abord, en disant à sa femme : "Je ne vois pas pourquoi il s'est conduit si amicalement à mon égard, car les Turks et les Turkmènes ne nous aiment pas beaucoup." La morale du roman prône bien sûr la réconciliation comme le dit Baïbars, qui est d'ailleurs appelé plusieurs "l'enfant chéri de la dynastie des Kurdes", alors qu'il vient de tirer l'émir d'affaire : "Efendem, nous prions ta haute miséricorde de bien vouloir considérer tous les Musulmans comme des membres égaux d'un même corps, qu'ils soient kurdes ou turkmènes, bédouins ou citadins." Et de demander pour Taylakhan la main de sa fille, afin de réconcilier les deux ennemis. Reconnaissant envers Baïbars, le Kurde n'a plus de réticences et agrée le Turc pour gendre.

Cette hostilité que le narrateur présente comme si vive est-elle le reflet de la rivalité réelle qui exista à différents degrés, entre les Turcs et les Kurdes au XII° et XIII° siècles ? Plusieurs historiens contemporains ont laissé quelques indices à ce sujet. Ainsi Ibn Al-Athir relate la guerre (fitna) qui éclata en 581 H/1185 entre les Turkmènes et les Kurdes en "Djézireh, Diyar Bakr, Khilat (Akhlat), la Syrie, le Shahrazûr et l'Azerbaydjan. Beaucoup de gens furent tués. Cela dura plusieurs années, les chemins furent coupés, il y eut des pillages et le sang coula. La cause de ce conflit était qu'une femme turcomane avait épousé un Turcoman. Ils passèrent sur leur chemin auprès d'une citadelle du Zûzân des Kurdes (Zûzan al-Akrâd) dont les habitants qui n'étaient pas avares demandèrent aux Turcomans de participer au banquet de mariage, mais on le leur refusa. Ils échangèrent des mots qui conduisirent à l'affrontement. Le maître de la citadelle descendit, prit le marié et l'exécuta. Alors éclata le conflit. Les Turcomans semèrent le trouble. Ils tuèrent un groupe de Kurdes. Et les Kurdes se soulevèrent de la même manière. Les troubles étaient graves. Alors Mudhâhid al-Dîn ibn Qâymaz réunit un groupe de chefs kurdes et turcomans, les réconcilia et leur accorda des tenues d'honneur et des tissus..." (Ibn Al-Athîr, Al-Kamil fî-l-ta'rikh). Quand on lit ce genre de récit, on se dit que le conteur de Baïbars finalement exagère à peine dans ces récits de bagarre entre Kurdes, Turcs et Bédouins, truands et mamelouks. Boris James, dans son Saladin d'où est tiré l'extrait traduit ci-dessus, fait remarquer tout de même qu'il n'est pas vraisemblable qu'une seule querelle ait ou embraser d'aussi vastes régions, mais que cela est un indice de la guerre des deux peuples pour contrôler les régions d'Anatolie orientale, d'Azerbaydjan et de haute Mésopotamie. D'ailleurs le même Ibn Al-Athir relate des exactions turques envers les kurdes antérieures à 581, puisqu'il indique qu'en "420H/1029, des Turcs ghuzz se rendirent en Azerbaydjan puis à Marâgha, où ils commirent des exactions et incendièrent des mosquées. "Ils mirent à mort beaucoup de Kurdes hadhbaniyya. Les Kurdes ne virent de solution à leurs problèmes qu'en se mettant d'accord entre eux et en combattant ensemble le mal"". Cette lutte à la fois pour le pouvoir et pour les terres ne devait pas s'arranger, et finira par la défaite voire l'extermination de la plupart des princes kurdes du Diyar Bakr par les Turkmènes, comme le montre Claude Cahen dans sa "Contribution à l'histoire du Diyâr Bakr au quatorzième siècle", Journal Asiatique, 1955, 243.

Un peu plus tard, Sharaf Khan de Bitlîs ne semble pas mentionner cette hostilité particulière, sauf en insistant sur le mauvais souvenir et les exactions que les Turkmènes Aq-Qoyyunlu ont infligé aux Kurdes et aux chrétiens de la région : les Chrétiens nestoriens de Hakkarî, que Sharaf Khan appellent "Asurî", font même appel à un prince kurde chassé par les Turcs et qui est parti se réfugier en Egypte chez les Mamelouks. Ils le font revenir en secret, et par un stratgème s'emparent de la Citadelle de Hakkari et lui redonne le pouvoir. De même Sharaf Khan insiste sur l'oppression et la tyrannie des Aq-qoyyunlu en Djézireh-Bohtan, et sur la résistance farouche des princes kurdes de Djézireh aux Turkmènes, alors que ni les Mongols ni Tamerlan ne semblent, sous sa plume, avoir été plus néfastes pour la région, ce qui est pourtant le cas.

Reflet de luttes de pouvoir sous les Ayyoubides dans les cours du Caire et de Damas ? Cette hostilité politique affirmée dans le roman, est déjà exprimée par Ibn Shaddad, l'historien et biographe de Saladin : "Jamais les Kurdes n'obéiront aux Turcs et pas davantage les Turcs aux Kurdes." De même Ibn Khallikan rapporte qu'après la mort de Shirkuh, le général oncle de Saladin agissant pour le compte du Turc Nour al-Dîn en Egypte, la succession était ouverte entre le kurde Qutb al-Dîn Khosrow ibn Tulay al-Hadhbanî et Saladin. Et qu'un autre Kurde, 'Issa al-Hakkarî persuada le premier de s'effacer devant l'autre en alléguant : " Saladin et toi, vous êtes du même groupe. Il est d'origine kurde (inna asluhu min al-akrâd). Et vous ne laisserez pas passer le pouvoir aux Turcs. Alors il lui obéit." Comme on le voit, l'argument "mieux vaut n'importe quel Kurde à un Turc" même s'il n'était pas forcément le seul, semblait avoir du poids : si les Kurdes espéraient être favorisés par l'accession d'un des leurs au pouvoir, les Turcs avaient tout à craindre de la chûte des Zenguides.

Peu à peu cependant, les souverains ayyoubides en viennent à s'appuyer sur leurs propres Mamelouks au détriment des puissants et remuants émirs kurdes, jusqu'à ce que les esclaves turcs évincent définitivement les Kurdes comme sultan d'Egypte et de Syrie.

Mais le conteur ayant écrit sa version dans la première moitié du XIX° siècle, a-t-il aussi en tête les luttes entre les émirs kurdes de l'Empire ottoman contre les tentatives de la Sublime Porte de mater ces princes semi-indépendants, et d'imposer une administration et un pouvoir plus centralisée ? Ainsi en 1826 le gouverneur de Sivas, Rachid Mehmet Pacha eut pour mission de "pacifier les Kurdes et d'installer des gouverneurs turcs au Kurdistan" (EI, Kurdes). Ce qui fit qu'en 1830, une révolte indépendantiste eut lieu menée principalement par Muhamamd Pacha de Rawanduz (qui au passage s'en prit aussi beaucoup aux chrétiens et surtout aux Yézidis). Des troubles éclatèrent encore en 1843, cette fois-ci à Hakkarî et Djézir, et finalement tout le long du XIX° siècle et au-delà, appuyés notamment par les Russes qui ne cessèrent de soutenir simultanément ou successivement, tous les groupes dissidents de la région, musulmans ou chrétiens, le Kurdistan connut sa"guérilla de Cent ans". A-t-elle jamais cessé, d'ailleurs ?

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