Durant leurs repas, les Kurdes observent un protocole qui ne diffère pas de celui de leurs voisins arabes, persans, turcs, assyriens, chaldéens, arméniens et turkmènes. Les paysans et les citadins traditionnels mangent assis au sol sur une natte.
Suivant les coutumes héritées du passé, les repas sont servis sur une table de bois basse ou directement sur une nappe étendue sur le tapis. Tous les plats cuisinés sont servis en même temps, qu'ils soient froids ou chauds, plats de résistance comme entrées, et les sauces. Les plats chauds avec de l'agneau ou du bœuf, du poulet, du poisson, etc., sont servis avec les légumes. Il est de règle que deux bols, avec des contenus différents, soient apportés sur un grand plateau circulaire en métal et posé directement au sol. Alors, les convives prennent une poignée conséquente de riz cuit à l'étouffé avec les doigts de la main droite, la roulent dans la paume de la même main et la portent à leur bouche. Alors seulement ils prennent de la nourriture qu'ils posent devant eux.
Ne manger qu'avec une seule main est coutumier. De préférence, vous êtes supposés manger avec la main droite, car la gauche est considérée comme impure selon les principes de l'islam. L'usage de couteaux et de fourchettes est rare; les cuillers sont le plus communément utilisées pour manger. En plus de les manger comme une part du repas, les Kurdes utilisent aussi des morceaux de pain pour prélever la nourriture des plats. Cette façon traditionnelle de manger tous ensemble assis en rond autour d'une table devant des plats collectifs dont chacun prélève ou reçoit sa part est très fréquente dans les repas familiaux. S'il y a des invités, il est de plus en plus d'usage de remplacer les plats collectifs par des assiettes individuelles dans laquelle chaque personne place sa propre nourriture.
Ces dernières décennies, des coutumes occidentales fondées sur l'individualisme ont été adoptées et il est ainsi plus fréquent de voir des set individuels, avec assiettes, verres et couverts.
Quand il s'agit de viande grillée, si des invités d'importance sont présents, la cuisse et l'épaule sont les premiers morceaux de choix. Chacun, sinon, pioche dans le plat à son goût. Mais le sens du rituel reste celui d'un plat collectif et communautaire, comme l'usage de se servir dans les nombreux plats servis à table, presque comme dans un buffet.
Durant les repas on sert de l'eau et du mastaw et les convives boivent soit dans des verres ou un bol qui est passé à toute la tablée.
Les membres d'une famille mangent ensemble. Si des invités masculins sont présents, les femmes mangent à la cuisine et les convives sont servis par les jeunes mâles de la maison. Les invitées, par contre, mangent avec toute la famille.
Toutes les conversations cessent durant les repas. J'ai toujours été surprise par la vitesse avec laquelle les gens mangent en silence, faisant du repas un moyen de subsistance plus que de socialisation.
On se lave les mains avant et après le repas, et en même temps de l'eau est réservée pour se laver et rincer la bouche, selon l'usage musulman. Il n'est pas poli de se lever de table avant que le thé soit servi et les conversations reprennent alors une fois que c'est fait.
À la maison, on sert tous les plats au sol en dépit du fait qu'il y a des tables et des chaises, et le parquet doit être soigneusement nettoyé après.
Dans la vie de tous les jours, la préparation des repas est simple et informelle. Les ustensiles sont peu nombreux et peu élaborés. D'un autre côté, pour les occasions spéciales, le décor et les plats sont plus soignés et même présenter la nourriture peut être tout un art. L'art culinaire est alors vu comme un message, avec une langue qui lui est propre. Durant les banquets, la combinaison et l'ordre des entrées peut varier. Ainsi, les plats acides sont suivis par des plats neutres et vice-versa.
Dans les banquets, les hommes, jeunes et vieux, mangent en premier servis par les femmes. Puis c'est le tour des femmes et des enfants. La description qui suit remonte à deux cents ans :
La femme se tient debout devant son mari, comme les fils et les filles en présence de leur père. Les femmes ne mangent jamais avec les hommes ni devant eux. Le mari est servi à table par sa femme et les restes de son repas lui reviennent. La femme est considérée comme une esclave par son mari, puisqu'elle est supposée lui apporter nourriture et boisson, sa pipe, son café et dont ce dont il a besoin. (Giuseppe Campanile, Histoire du Kurdistan).
La générosité envers la nourriture est très commune, mais pas le gaspillage. La culture de l'hyperphagie est réservé à de très rares segments de la société. Je n'ai personnellement jamais expérimenté de barrières de classe durant les repas, tels qu'elles sont suivies en Occident. En octobre 1992, j'ai déjeuné avec Mam Rostam, un peshmerga de longue date, qui était considéré comme le héros de Kirkouk car l'année d'avant il avait libéré la ville et fut plus tard élu représentant au parlement kurde. Un médecin et son chauffeur étaient aussi à table. Ces deux derniers ont participé très activement à la discussion et cela me surprit beaucoup, car il serait dur de rencontrer une situation semblable dans notre Europe démocratique.
Dans les familles, seules les femmes cuisinent, tandis que dans les restaurants le personnel est uniquement masculin, que ce soit pour la cuisine des aliments ou le service. De plus, dans le monde islamique, les restaurants et d'autres lieux où l'on sert à manger ont deux parties séparées, l'une pour les hommes seulement et l'autre pour les familles, ou plutôt pour les femmes accompagnées d'hommes.
Je me souviens qu'en mai 1977 j'avais pris un taxi de Suleïmanieh à Kirkouk. Les autres passagers étaient une femme kurde et trois soldats arabes. Le conducteur de taxi kurde était curieux de connaître ma nationalité et pourquoi j'étais au Kurdistan, alors qu'à cette époque les villages kurdes étaient détruits et qu'il y avait une terrible répression de la part de Saddam Hussein.
Nous avons fait une halte dans un Çayxane (Tchaïkhane = salon de thé). Les trois soldats sont allés dans la partie des hommes tandis que le chauffeur nous accompagnaient, l'autre femme et moi, dans la partie réservée aux familles afin de nous protéger, comme il est d'usage dans la société kurde. J'ai alors essayé de répondre à leurs questions en arabe. Quand nous avons repris la route, les deux Kurdes ont continué de parler dans leur langue et les trois soldats arabes dans la leur. Pour les Kurdes, c'était une forme de résistance devant ce qu'ils considéraient comme une occupation arabe de leur pays.
Les coutumes, cependant, ont changé au Kurdistan irakien à partir des années 1990. Les sections séparées ne sont plus si évidentes dans les restaurants, mais des problèmes peuvent surgir quand on est en présence de fondamentalistes, en général des Iraniens. En octobre 1992, j'étais à Erbil, descendue à l'hôtel Mivan, qui appartenait à un Assyrien. Des députés y logeaient aussi et nous sommes devenus amis. Un soir, le propriétaire, visiblement très embarrassé, est venu me demander de dîner dans ma chambre : " Vous savez, nous avons des invités iraniens. En général, quand ils viennent au Kurdistan ils boivent trop, s'enivrent et peuvent harceler les femmes seules. Je ne voudrais pas que vous ayez des problèmes."
Je l'ai rassuré et suis allée manger dans la cuisine, près des plats qui allaient être servis sur les tables. La cuisine était immaculée et très bien aménagée. Le cuisinier était un vieil homme qui m'a gâtée en me servant les meilleurs morceaux.
Les lieux de restauration sont distingués selon le type de nourriture qu'ils servent : Çêshtxane (restaurant), kebabxane (grillades), serupêxane (où l'on sert des têtes d'agneau), çaxane (cafétéria où l'on sert thé et café) et peklawexane (boutique de pâtisseries où vous pouvez acheter des douceurs ou les manger sur place).
, JAAS, 23, nº1, 2009.
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