Les mets et les jours


L'art culinaire, ou plutôt celui de composer un repas à la fois goûteux et bon marché, se transmet de mère à fille. Pour les classes les plus pauvres, en fait, le problème n'est pas de savoir comment cuisiner mais comment obtenir les ingrédients nécessaires au repas.

Les plus aisés et les plus pauvres s'approvisionnent des mêmes aliments mais il est évident que le coût influe sur la consommation. Pour les gens aisés, le riz est la base alimentaire, tandis que le blé concassé (sawer) forme le principal pour les classes les plus basses. La consommation de viande est ce qui distingue principalement les classes entre elles, comme l'usage de riz ou de blé est un marqueur de classes. La table des plus hautes classes présente une nourriture plus élaborée et beaucoup de viande. L'agneau farci et les aubergines farcies (un plat appelé Shêx mehshî) sont considérés comme des plats de riches. Il est probable que le mot Shêx en kurde et Sheikh en arabe, titre de docteurs de la loi, vient des tiges vertes des aubergines. Un autre met choisi est le kuzi, un plat de mouton, de riz, avec une sauce de tomates et de légumes.

La viande est absente à la table des pauvres, rare dans les classes moyennes et est mis en valeur par les classes privilégiées. La richesse est mesurée à la variété de viandes qu'un hôte peut servir à ses invités. Dans les années 70, j'étais invitée chez un directeur de bibliothèque et le plat de riz était orné de morceaux de viande. En juin 1988, j'étais invitée chez des familles kurdes de la Djézireh syrienne et la seule fois où j'ai mangé de la viande était chez un docteur qui a servi des plateaux entiers de viande grillée, qui ont été 'pris d'assaut' par les invités.

En 1991, après l'échec d'une révolte kurde et le retour de 2 millions de réfugiés qui avaient cherché à s'abriter des armes chimiques de Saddam Hussein aux frontières iraniennes et turques, la population kurde a vécu de maigres subsistances. En 1992, j'étais, à Suleïmanieh, l'invitée de Nejat, un professeur, veuve d'un général, qui vivait avec son fils, un physicien. Deux députés kurdes furent invités au déjeuner fait en mon honneur. Nous avons servi de la viande. J'ai découvert plus tard que la maîtresse de maison avait rendu la viande que nous n'avions pas mangée à sa voisine, qui la lui avait 'prêtée'.

Les Kurdes ont vécu tant d'années difficiles qu'il est difficile de parler d'eux à des générations plus jeunes qui n'ont pas connu la faim et ne peuvent comprendre qu'"un homme affamé n'est pas libre", que "la nourriture ne pousse pas sur la route", et que "la faim est la racine de la violence". Une année, alors que je visitais le musée ethnologique de Suleïmanieh, il me parut clair que le personnel dans une situation économique terrible. Je leur ai donné 10$ et l'on m'a dit : "avec cet argent, nos familles pourront manger de la viande pendant une semaine." Une dizaine d'années plus tard, j'ai rencontré un professeur d'université qui se souvenait de moi et de la viande qu'elle avait pu acheter à l'époque, alors qu'elle était une des responsables de ce musée. C'étaient les années où beaucoup de Kurdes irakiens ont pu survivre grâce aux fonds envoyés par les exilés. Un artiste kurde qui vit à Florence a pu nourrir 20 membres de sa famille en Irak grâce à l'argent qu'il tirait de la vente de ses peintures dans la rue. Les familles les plus indigentes avaient l'habitude de manger chacune leur tour, de sorte que seul un ou deux membres pouvait manger, de toute la journée.

Les classes les plus pauvres mangent principalement des légumes, du yaourt, des lentilles et du blé. L'anthropologue polonais Leszek Dziegel (1931-2005) écrivait en 1977 qu'au Kurdistan d'Irak : "Le riz est devenu un plat populaire et est mangé par les citadins. Dans les villages kurdes, il est toujours regardé comme un plat de luxe, servi les jours de fête, seul ou avec de la viande."

Dans les villes, les rôtisseries vendent des poulets rôtis découpés. Un plat courant est le foie grillé, vendu principalement aux premières heures du jour à une clientèle masculine se rendant à son travail.

Les légumes sont disponibles en grande quantité et avec une grande variété, et si les conditions économiques le permettent, on y ajoute de la viande. Légumineuses, aubergines ou tomates sont mangées selon les saisons, quelquefois avec des portions de mouton ou de poulet si des invités sont venus. Les fruits les plus populaires sont le raisin, les abricots secs et les melons coupés en petits morceaux. L'usage très large que l'on fait de l'aubergine dans la cuisine arabe, tout comme des raisins, se retrouve aussi dans la cuisine kurde.



Les boissons consistent en eau, thé très sucré, et surtout le mastaw/do ["dogh" en persan et "dawi" en syriaque], très rafraîchissante à base de yaourt de brebis, fortement dilué dans de l'eau et du sel. Les boutiques spécialisées dans les rafraîchissements vendant des fruits pressées sont très communes et l'on peut commander du jus de raisin, d'abricot, de grenade et, au Kurdistan iranien, même du jus de cerise.

Le poisson n'est pas un met fréquemment servi sur les tables kurdes. La mer est loin et il n'existe pas de tradition de conservation ou de distribution du poisson. Les poissons d'eau douce sont pêchés et mangés dans les zones en bord de rivière ou de lac. Au Kurdistan irakien vit un poisson ressemblant à une carpe. Il sert de base à un plat de poisson appelé masî be xiluz. Le poisson n'est pas un plat de tous les jours et n'a donc pas une grande importance d'un point de vue culinaire.

Les pickles de poivron et de concombre conservé dans le vinaigre de vin ou de cidre sont très répandus, tandis que les navets, les betteraves et les choux sont conservés dans du sel et consommés en hiver.

Il y a trois repas dans la journée : le petit-déjeuner (nanutcha), le déjeuner (nanî nîwero) et le dîner (nanî shew).

Au petit-déjeuner, on sert du thé, de la crème de bufflonne, du miel, du beurre et même de la soupe. La confiture de coing et de figue sont faites à la maison. Les crêpes de pain pliées en petits cônes sont utilisées comme des petites cuillers pour manger le mâst (yaourt). Le concombre est râpé finement dans le yaourt ou bien consommé seul, découpé en petits bâtonnets et mêlé à du sel. Le fromage blanc est salé, aromatisé avec de nombreuses herbes, et quand il est presque solidifié, on le met dans des tissus à fromage et on le presse avec des poids.

Le déjeuner est consommé à midi et le dîner vers 6 heures. Le déjeuner est le repas le plus léger et les plats chauds servis à chaque repas ne varient guère. Les entrées consistent en des assiettes de concombres, tomates, oignons verts, des variétés locales d'oignons et une soupe (shorbe) suivie d'un plat unique de riz, de légumes et de viande, ou bien du pain, du poulet et des tomates, ou par un kebab et du pain. Dans les restaurants on sert des desserts sur demande.

Les couleurs des entrées sont très importantes et montrent leurs caractéristiques. Le jaune est la couleur dominante et les plats sont souvent décorés de tranches de citron. Au Norouz (Nouvel An) la table est décoré avec des jonquilles, qui fleurissent au printemps. Cette fleur jaune est devenue un symbole national. Pendant les vacances de Nouvel An les enfants vendent des petits bouquets de jonquilles dans les rues.

Les restes peuvent être gardés pour les repas suivants, mais les restes du dîner ne sont qu'exceptionnellement consommés le lendemain matin, s'il n'y a pas de réfrigérateur. Dans l'après-midi, le thé noir et des petits gâteaux sont servis, et quand il fait chaud, de petites tranches de pastèque.

Les deux sexes mangent la même nourriture, mais il semble que les femmes préfèrent les dolmas alors que les hommes sont plus tournés vers les têtes d'agneau, qu'ils mangent le matin avant d'aller au travail, parfois avec une soupe de lentilles.

La veille d'un départ en voyage, les Kurdes préparent un repas pour la route. En général, il consiste en petits sandwiches avec des œufs durs et des tomates, des kofte et des shifte (boulettes de viande avec oignons, persils et herbes).

Mirella Galletti, Cuisine and customs of the Kurds and their Neighbors, JAAS, 23, nº1, 2009.

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