Syros et Cilikos, Euphrate et Tigre, Orient et Occident


Bibliothèque Nationale, MS syr. 341, folio 46, VIº ou VIIº s. Siirt ?

Très intéressant de noter, sous la plume ou le calame de Michel le Syrien, l'antienne à laquelle visiblement les 'Syriens' – c'est-à-dire les chrétiens de langue syriaque – devaient faire face, sans doute de la part des Grecs, des Arméniens, des divers peuples de l'Islam (mais aussi des Francs pour qui un peuple sans roi ni chevalerie était un peuple inférieur, avec qui les barons ne se mêlaient pas par mariage, au rebours des mariages mixtes avec les Grecs et les Arméniens) : Vous n'avez jamais eu de roi ; ce qui rappelle fortement les objections que l'on fait aujourd'hui (enfin, surtout les Turcs) aux Kurdes et peut-être même les fait-on aux Syriaques : Vous n'avez jamais eu d'État. Ce qui a conduit naturellement les Syriens à se fonder une légende originelle, justement partie d'un roi. Le conte de Syros et Cilikos n'est pas plus ridicule que ces néo-Assyriens ou néo-Chaldéens ou néo-Mèdes qui viennent pallier le 'déficit d'États anciens' des Kurdes et des Syriaques et il est amusant de voir les mêmes systèmes de légitimation politique perdurer dans les siècles.

Le mythe des deux frères rivaux devant se partager une région est aussi un lieu commun dans l'anthropologie pour évoquer une lignée ethnique commune qui se sépare en peuples distincts :

Du temps où les Israélites étaient fixés en Égypte, deux frères parurent dans cette contrée. L'un d'eux s'appelait Syros et l'autre Cilikos. Comme chacun d'eux était possédé de l'ambition du pouvoir, ils en vinrent à se quereller. Alors, Cilikos s'en alla avec ses troupes dans la région située au-delà du mont Amanus, qu'on appelle aujourd'hui Montagne noire, et régna en ce pays qui fut surnommé de son nom : Cilicie. Syros s'empara de la région située à l'occident de l'Euphrate, et elle fut surnommée de son nom : Syrie. Ensuite, elle fut partagée en plusieurs royaumes.
J'ai voulu dire cela parce que quelques-uns disent : "Il n' a point eu de roi des Syriens". Mais quand les Israélites furent entrés dans la Terre promise et formèrent un royaume distinct, et quand les Tyriens (formaient) aussi un royaume particulier, les Iduméens qui régnèrent à Damas étaient appelés roi des Syriens, comme nous le trouvons dans les Écritures selon la version des Septantes. Il est écrit au Livre des rois ainsi :"Bar Hadad, roi de Syrie, rassembla ses troupes et monta contre Samarie" (Rois, IV, VI, 24) ; et encore : "Les serviteurs du roi de Syrie lui dirent : Le Dieu d'Israël est le Dieu des montagnes et non pas des profondeurs" (Rois, III, XX, 23), et encore : "Le roi d'Israël dit à ses serviteurs : ne savez-vous pas que Ramat Gale'ad est à nous ? négligerons-nous de la reprendre des mains du roi de Syrie ?" (Rois, III, XXII, 3).

Bref, tout ça pour dire et démontrer que les Syriens eurent très tôt des rois. Mais il enchaîne aussitôt sur la distinction à faire entre les 'vrais' Syriens et les autres, seulement araméens de langue et non d'origine. Sur le véritable nom des chrétiens d'Irak, on voit donc que la question a fait débat très tôt.

– Donc, ceux qui sont à l'occident de l'Euphrate sont proprement les Syriens, et, par métaphore, on appelle Syriens ceux qui parlent la langue araméenne, soit à l'occident soit à l'orient de l'Euphrate, c'est-à-dire depuis la mer jusqu'à la Perse. Et dans cette région, il y eut de nombreux rois : à Edesse, ceux de la famille d'Abgar; dans le 'Araba, ceux de la famille de Sanatrouq, qui régnait dans la ville de Hatra; à Ninive ceux de la famille de Bel et de Ninus; à Babylone, ceux de la famille de Néboukadnaçar, qui parlait la langue araméenne, comme on le voit par le songe et l'interprétation de l'image (Daniel, IV, V).

Nous avons dit ces choses pour montrer que les Syriens sont proprement les Occidentaux, et les Mésopotamiens, c'est-à-dire ceux qui sont à l'est de l'Euphrate, et que la racine et le fondement de la langue syrienne, c'est-à-dire araméenne, est Édesse. Chronique de Michel le Syrien, Livre XII, chap. 16, trad. J.B. Chabot, texte complet téléchargeable sur ce lien.
(Michel étant de Mélitène, soit de la région d'Édesse, et étant devenu patriarche jacobite d'Antioche, ce petit 'patriotisme' syrien par rapport aux hérétiques de l'Est se conçoit un peu mieux…) On mélange pas les torchons et les serviettes, quoi.

Car on ne voit pas pourquoi les relations auraient été meilleures entre Nestoriens et Jacobites qu'entre sunnites et chiites, cette rivalité inter-chrétienne se doublant en plus de divergences entre plus-sémites vs moins-sémites que les autres, c'est-à-dire plus authentiquement biblique à l'est ou gracieusement qualifiés de "demi-musulman" selon les sensibilités, comme l'explique Bénédicte Landron dans son introduction :

Les nestoriens, souvent considérés comme des demi-musulmans par leurs coreligionnaires chrétiens, étaient en effet ceux que leur théologie prudente et conservatrice, insistant sur l'humanité du Christ et l'inconnaissabilité divine, rendait plus proche des musulmans.

À dire vrai, je me demande si les anciennes communautés de Judéo-chrétiens, qui ont disparu à l'époque, mais s'étaient implantées en Mésopotamie et ont pu influencer – voire être à l'origine de l'islam – n'est pas une des racines communes entre ces chrétiens de l'est et les musulmans. L'attachement à l'Ancien Testament qui semble énerver les Occidentaux est presque une répétition amusante des conflits opposant les premiers 'chrétiens' de Jérusalem (au temps de Pierre et de Jacques) attachés à la loi et à la lettre, très juifs encore, aux innovateurs pauliniens plus portés sur l'esprit et la révélation continue (et balayant progressivement la judéité jusqu'à l'évacuer totalement). Là on retrouve ce côté Sémite vs Gréco-syro-latin, enfin tout ce que l'occident produit de foisonnements religieux plus ou moins éloignés des révélations initiales :

C'est qu'en effet, pour les nestoriens, le sens littéral s'imposait de façon plus véhémente, du fait qu'ils participaient eux-même à une civilisation sémitique plus proche de la Bible que les autres civilisations chrétiennes; pour eux, la Bible ne représentait pas seulement l'Histoire Sainte, mais l'histoire et la géographie de leurs propres pays du Proche-Orient, et plus particulièrement de Mésopotamie.

Autre particularisme régional qui, cette fois, doit fâcher les Arméniens, l'emplacement du mont Ararat, situé pour les Syriaques au mont Qardû, actuellement le mont Cûdî; Qardû va naturellement faire bondir de joie les Kurdes mais une note précise avec circonspection :

La traduction syriaque de la Bible traduit Mont Ararat en Gen. 8.4 par Mont Qardû. ["] L'identité d'origine avec le mot "kurde" reste discutée.

Quoi qu'il en soit, les nestoriens se voient plus 'fils d'Abraham' que les autres, et plus dépositaires de la Bible que les occidentaux, ce dont se plaint comiquement Guillaume de Rubrouck, agacé de voir ces chrétiens ne jurer que par la Bible (et même pas celle de saint Jérôme) au lieu d'enfiler des raisonnements et arguments à la Thomas d'Aquin :

Cette fierté de représenter le peuple des origines, celui des patriarches et des anciennes civilisations mésopotamiennes, donne aux nestoriens un sentiment d'auto-suffisance vis-à-vis des chrétiens occidentaux et contribue à les refermer sur eux-mêmes, sur leurs propres traditions et usages sémitiques, qui, au contraire, les rapproche des Arabes sémites et orientaux comme eux. Les Occidentaux deviennent sous la plume des nestoriens ceux qui n'ont pas le sens de l'ascèse, qui n'ont jamais produit de prophètes, qui ont innové et corrompu les traditions et les formulations dogmatiques originelles conservées en Orient, l'Orient prestigieux vers lequel tous les chrétiens doivent se diriger dans la prière.
Cela devait entraîner un attachement aux traditions bibliques et aux arguments d'autorité qui caractérise les auteurs syriens dans leurs controverses avec les juifs d'abord, avec les musulmans ensuite. "Et les Nestoriens ne surent rien prouver, si ce n'est de répéter ce qui est écrit dans la Bible", se plaignait Guillaume de Ruisbroek en parlant des nestoriens appelés à défendre le christianisme dans une conférence contradictoire devant le Grand Khan de Mongolie. Voyage dans l'empire mongol : 1253-1255

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