Irak : un fossé linguistique croissant entre Kurdes et Arabes


Un rapport de l'Institute for War and Peace Reporting ( IWPR) se penche sur les questions linguistiques au Kurdistan et en Irak comme source ou facteur ou facteur aggravant de tension et d'instabilité. Cette étude interrogeant des journalistes ou des hommes politiques, ou bien des gens de la rue, tant arabes que kurdes, à la fois en Irak et dans la Région du Kurdistan, montre que les deux populations tendent à ignorer de plus en plus la langue de l’autre et que les cours d’arabe ou de kurde sont délaissés de part et d’autre, au profit d’autres langues étrangères. Le rapport conclut à un nombre infime de jeunes Arabes sachant le kurde et, dans la population kurde, un nombre de plus en plus grandissant au fur et à mesure que les générations rajeunissent, de Kurdes parlant l’arabe, contrairement aux générations plus âgées qui, sous l’ancien régime avaient été scolarisés avec l’arabe comme langue principal, même si le kurde était aussi enseigné. Depuis 1991, dans la Région du Kurdistan, l’apprentissage de l’arabe n’a cessé de décliner, au profit de l’anglais. Le rapport mentionne ainsi qu’au-delà de 35 ans, beaucoup de Kurdes ne maîtrisent plus l’arabe.

Abdullah Qirgaiy, un écrivain kurde âgé de soixante ans, marié à une Arabe, explique que le service militaire et les mariages mixtes favorisaient le bilinguisme, plus encore qu’une scolarisation pas toujours suivie en temps de conflit. Lui-même indique avoir appris l’arabe durant son service militaire. Selon lui, le désintérêt des Kurdes pour la langue arabe s’est manifesté dès 1991, quand 3 provinces kurdes sont devenues zones autonomes et n’ont plus eu de relations avec Bagdad : : "Après le Soulèvement de 1991, les Kurdes se sont considérés comme indépendants. Ils ne se sont plus sentis obligés d’apprendre l’arabe et n’ont fait aucun effort pour le maîtriser. "

Naznaz Mohammed, qui dirige la commission de l’enseignement supérieur au parlement d’Erbil, décrit la période d’autonomie du Kurdistan irakien après 1991, comme une expérience pour renforcer le poids de la langue kurde. Elle reconnaît aussi la baisse du niveau d’études dans les universités, qui affecte aussi le département d’arabe, si bien que les diplômés de langue arabe ne sont pas toujours à même de le parler couramment. Selon elle, cette baisse de niveau s’explique par la démocratisation de l’enseignement supérieur au Kurdistan, qui n’est plus réservé de facto aux couches sociales supérieures, Avant le soulèvement la plupart des Kurdes qui accédaient à l’enseignement supérieur venaient ainsi de familles aisées, pour la plupart. "Après le soulèvement, les portes ont été largement ouvertes et il y a eu un afflux dans les écoles. Le niveau d’alphabétisation a chuté." Naznaz Mohammed précise que le gouvernement a l'intention de mettre à jour les programmes scolaires, ainsi que de construire plus d'écoles et d’améliorer la formation des enseignants.

Le Dr Othman Amin Salih, un professeur assistant du département d’arabe de l’université de Salahaddin à Erbil, confirme que beaucoup de diplômés d’arabe ne le parlent pas couramment. À côté des tensions politiques, il pointe aussi des programmes d’apprentissages dépassés, qui ne permettent pas aux étudiants de connaître bien l’arabe dialectal.

Mais pour Aso Hardi, rédacteur du journal kurde Hawlati, pourtant peu suspect d'indulgence envers le gouvernement kurde, il est injuste de reporter toute la faute sur le système éducatif. Selon lui, la cause en est surtout l'indifférence ou le rejet des Kurdes envers la langue arabe, en rappelant que les générations plus âgées avaient eu affaire à ces mêmes manuels et méthodes et parlaient couramment l'arabe. "La nouvelle génération ne ressent pas le besoin d'apprendre l'arabe, cela n'a rien à voir avec les programmes."

Dilshad Abdulrahman, le ministre de l’Éducation au Kurdistan assure que de nouveaux programmes sont à l’étude, même si aucune date n’est donnée pour leur instauration dans les écoles : "Le plan sera appliqué dans les années à venir." Mais pour lui aussi, l'insuffisance des programmes n'est pas non plus fondamentalement en cause : "Apprendre une langue ne dépend pas uniquement de l'enseignement. Avant le Soulèvement, les émissions de télévision et de radio étaient principalement en arabe, aussi le public devait l'apprendre pour les comprendre."

Cependant, au Kurdistan, l'afflux des réfugiés venus d'Irak, avec une majorité de chrétiens ou d'autres minorités religieuses comme les Mandéens, ou bien de Kurdes immigrés de longue date, et ne parlant plus leur langue, mais uniquement l'arabe, a redopé légèrement l'ouverture de cours en arabe. Actuellement, sur un total de 21 635 écoles dans la Région du Kurdistan, 44 d'entre elles fournissent un enseignement en langue arabe.

Mais en-dehors des réfugiés, la plupart des Kurdes choisissent une langue occidentale comme seconde langue. Les cours privés prolifèrent et l'anglais est évidemment la langue la plus populaire. Un libraire d'Erbil indique ainsi que les ventes de livres en arabe baissent, la clientèle étant invariablement au-dessus de 40 ans : "Je vends maintenant plus de dictionnaires d'anglais que d'arabes."

L'institut OSA, une école de langues fondée à Erbil en 1992, a 240 étudiants dans ses classes d'anglais contre 40 pour l'arabe. Le succès de l'anglais est lié à l'espoir d'accéder à des emplois lucratifs, par exemple dans les domaines de l'informatique ou des télécommunications. "La technologie européenne de pointe propage son vocabulaire", confirme Hakim Kaka Wais, un écrivain et linguiste que le déclin de l'arabe au Kurdistan ne semble guère affecter : "Il est normal que les jeunes Kurdes ne parlent plus l'arabe. Ils vivent dans un pays différent. Il n'est pas obligatoire d'apprendre une autre langue si vous n'en avez pas envie."

Mais selon Aso Hardi, la prochaine génération de politiciens kurdes pourra être défavorisée si elle ignore l’arabe : "Politiquement, il est dangereux pour un officiel de ne pouvoir parler ou argumenter en arabe s’il est au milieu d’Arabes. Un officiel kurde connaissant bien l’arabe est dix fois plus avantagé qu’un autre ne connaissant pas cette langue."

Pour Fareed Asasard, qui dirige le Kurdistan Centre for Strategic Studies, les futures leaders politiques de la Région du Kurdistan ont intérêt à bien maîtriser l’arabe s’ils veulent défendre les intérêts des Kurdes à Bagdad. Actuellement, le président irakien, le ministre des Affaires étrangères d’Irak, et l’ancien adjoint du Premier Ministre sont des Kurdes parlant couramment arabe. Quant au bloc parlementaire kurde à Bagdad, il s’est fait une réputation de "faiseur de roi" dominant par son unité les coalitions arabes très divisées.

À l’inverse, l’indifférence des Arabes pour la langue kurde est aussi notable, comme le reconnait Dhia Al-Shakarchi, un politicien chiite indépendant, pour qui les Arabes devraient prendre eux-mêmes l’initiative de "rassurer les Kurdes sur leur statut de partenaires réels et égaux dans le nouvel Irak", en tant que groupe ethnique majoritaire. "Il est dommage que si peu d’Arabes irakiens ont envie d’apprendre le kurde, et cela résulte de deux politiques erronées, à la fois celle du gouvernement fédéral et celle des autorités kurdes."

Dans tout le pays, sur les routes et les bâtiments officiels, les panneaux et la signalisation sont soit en arabe soit en kurde, rarement dans les deux langues, alors que l’anglais est plus souvent adopté sur les annonces bilingues. Narmin Othman, ministre de l’Environnement irakien, elle-même kurde, se dit attristée de voir que les panneaux de signalisation en kurde ne se voient pas ailleurs que dans la Région du Kurdistan. Utiliser le kurde dans la signalisation à Bagdad l’aiderait, selon la ministre, à ne pas se sentir une "citoyenne de seconde classe". De même, les touristes venant d’Irak pour visiter la Région du Kurdistan se plaignent que peu de gens, sur place, hormis les réfugiés, peuvent dialoguer en arabe.

La majorité des Kurdes vivant à Bagdad parlent couramment l’arabe et s’expriment uniquement en cette langue avec leurs amis arabes. Nazdar Muhammad, une Kurde de Kirkouk qui a épousé un Arabe ne parle plus sa langue qu’avec sa mère et n’a pas jugé utile de l’apprendre à ses enfants : "Je ne vois pas de raisons d’apprendre à mes enfants une langue qu’aucun de leurs camarades n’utilisera à l’école ou nulle part ailleurs."

L’histoire du Kurdistan est également ignorée dans les manuels scolaires d’Irak et les cours de kurde dans les écoles arabes sont quasi-absents, car facultatifs, alors que le gouvernement central insiste sur l’importance d’apprendre l’arabe aux étudiants kurdes. Il est à noter que l’arabe est tout aussi facultatif dans les programmes scolaires de la Région du Kurdistan.

Mais Hussein Jaff, le directeur général du département de kurde au ministère de l’éducation irakien, nie toute ostracisme de la langue kurde dans l’enseignement irakien et indique que de plus en plus de professeurs de kurde sont nommés dans les écoles supérieures de Bagdad et des autres provinces.

Traditionnellement, jusqu’ici, les seuls Arabes à apprendre le kurde étaient ceux qui vivaient au contact des Kurdes, dans des régions mixtes, comme Kirkouk, par exemple, où la connaissance du kurde était essentielle pour commercer, ou bien à Sadriyah, un district de Bagdad où vivent beaucoup de Kurdes, même si, selon Najah Salman, un résident de Sadriyah, ses voisins arabes se limitaient à apprendre quelques mots de kurde, "pour montrer leur amitié envers leurs voisins et qu’ils se sentent bienvenus à Bagdad."

Ali Abd al-Sada, un journaliste de Baghdad a appris le kurde lors d’un séjour de deux années au Kurdistan. Selon lui, la méconnaissance de la langue kurde par les Arabes va de pair avec une ignorance de la culture kurde : "Apprendre le kurde, c’est faire de la diversité culturelle de l’Irak quelque chose de plus qu’un slogan, mais une expérience vivante."

Pour Saad Sallum, un analyste politique, le fossé entre Arabes et Kurdes ne pourra être comblé que si les deux peuples apprennent mutuellement leurs langues. Selon lui, les solutions politiques adoptées par le gouvernement central au sujet du bilinguisme ne sont, pour le moment, que des mesures culturelles décoratives.

Certains s’inquiètent ainsi des sources de conflits croissants entre Kurdes et Arabes, renforcés par une incompréhension mutuelles. Ainsi, Mufid Al-Jezairy, un député arabe souligne qu'"une ignorance linguistique mutuelle peut sérieusement saper tout effort de bâtir des relations solides entre les deux groupes ethniques, alors qu’en apprenant la langue des uns et des autres, les Arabes et les Kurdes peuvent améliorer leurs relations."

La question des langues s’est d’ailleurs envenimée avec le conflit qui oppose Kurdes et Arabes au sujet des districts kurdes hors de la Région du Kurdistan, qui doivent faire l’objet d’un référendum selon l’article 140 de la constitution irakienne. Ainsi, visitant récemment la ville de Bashiqah, dans la province de Ninive, une ville de 5 000 habitants peuplée de chaldéens de langue syriaque et de Kurdes, yézidis et musulmans, Khasro Goran, un officiel kurde, ancien adjoint du gouvernorat de Ninive, a insisté sur la nécessité d’enseigner le kurde dans ces districts où Saddam en avait interdit l’enseignement, tout comme celui du syriaque : "Les Kurdes, ou toute autre nation, ne doivent pas oublier leur langue maternelle. La plupart des Kurdes [de Bashiqah] ne parlent pas kurde." Critiqué aussitôt par des leaders sunnites arabes de Mossoul, qui l’ont accusé de vouloir "imposer le kurde à des minorités non kurdes", Khasri Goran a nié toute arrière-pensée politique en souhaitant instaurer des cours de kurde dans les écoles, et a indiqué souhaiter aussi que les Kurdes apprennent l’arabe. "Les tensions entre les deux nations n’ont rien à voir avec l’éducation."

Source IWPR.net

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