Éthique et infini


photo Willy Horsch
Le rôle des littératures nationales peut être ici très important. Non pas qu'on y apprenne des mots, mais on y vit "la vraie vie qui est absente" mais qui précisément n'est plus utopique. Je pense que dans la grande peur du livresque, on sous-estime la référence 'ontologique' de l'humain au livre que l'on prend pour une source d'informations, ou pour un 'ustensile' de l'apprendre, pour un manuel, alors qu'il est une modalité de notre être.

Cette "vraie vie qui est absente" en parlant des livres est d'un rafraîchissant si l'on pense au nombre de fois où le lecteur passionné s'entendra, dans sa vie, reprocher de préférer les livres à la "vraie vie" et ce, dès l'enfance, quand, plongé dans un livre, on s'entend intimer l'ordre d'aller "jouer dehors", puisqu'"il fait beau", comme si la lecture ne pouvait être qu'une façon utile de tuer le mauvais temps et a contrario un gaspillage de beau temps…

Ce sentiment que la Bible est le Livre des Livres où se disent les choses premières, celles qui devaient être dites pour que la vie humaine ait un sens, et qu'elles se disent sous une forme qui ouvre aux commentateurs les dimensions mêmes de la profondeur, n'était pas une simple substitution d'un jugement littéraire à la conscience du 'sacré'. C'est cette extraordinaire présence de ses personnages, c'est cette plénitude éthique et ces mystérieuses possibilités de l'exégèse qui signifiaient pour moi originellement la transcendance. Et pas moins. Ce n'est pas peu de choses que d'entrevoir et de sentir l'herméneutique avec toutes ses audaces comme vie religieuse et comme liturgie. Les textes des grands philosophes, avec la place que tient l'interprétation dans leur lecture, me parurent plus proches de la Bible qu'opposés à elle, même si la concrétude des thèmes bibliques ne se reflétaient pas immédiatement dans les pages philosophiques. Mais je n'avais pas l'impression, à mes débuts, que la philosophie était essentiellement athée et je ne le pense pas aujourd'hui non plus. Et si, en philosophie, le verset ne peut plus tenir lieu de preuve, le Dieu du verset, malgré toutes les métaphores anthropomorphiques du texte, peut rester la mesure de l'Esprit pour les philosophes.



À aucun moment la tradition philosophique occidentale ne perdait à mes yeux son droit au dernier mot; tout doit, en effet, être exprimé dans sa langue; mais peut-être n'est-elle pas le lieu du premier sens des êtres, le lieu où le sensé commence.




L'angoisse serait l'accès authentique et adéquat au néant, lequel pourrait paraître aux philosophes une notion dérivée, résultat d'une négation, et peut-être, comme chez Bergson, illusoire. Pour Heidegger, on n'accède pas au néant par une série de démarches théorétiques, mais, dans l'angoisse, d'un accès direct et irréductible. L'existence elle-même, comme par l'effet d'une intentionnalité, est animé d'un sens, du sens ontologique primordial du néant. Il ne dérive pas de ce qu'on peut savoirsur la destinée de l'homme ou sur ses causes, ou sur ses fins; l'existence dans son événement même d'existence signifie, dans l'angoisse, le néant, comme si le verbe exister avait un complément d'objet direct. 



Maggi Hambling The Scallop (2003) Aldeburgh beach.
Photograph © Andrew Dunn, 1 November 2005.
E.L. – Il y est question de ce que j'appelle l'"il y a". Je ne savais pas qu'Apollinaire avait écrit une œuvre intitulée Il y a. Mais l'expression, chez lui, signifie la joie de ce qui existe, l'abondance, un peu comme le "es gibt" heidegerrien. Au contraire "il y a" pour moi est le phénomène de l'être impersonnel : "il". Ma réflexion sur ce sujet part de souvenirs d'enfance. On dort seul, les grandes personnes continuent la vie; l'enfant ressent le silence de sa chambre à coucher comme "bruissant".

Ph. N. – Un silence bruissant ?

E.L. – Quelque chose qui ressemble à ce que l'on entend quand on approche un coquillage vide de l'oreille, comme si le vide était plein, comme si le silence était un bruit. Quelque chose qu'on peut ressentir aussi quand on pense que même s'il n'y avait rien, le fait qu'"il y a" n'est pas niable. Non qu'il y ait ceci ou cela; mais la scène même de l'être est ouverte : il y a. Dans le vide absolu, qu'on peut imaginer, d'avant la création – il y a.

(…)

J'insiste en effet sur l'impersonnalité de de l'"il y a"; "il y a", comme "il pleut", ou "il fait nuit". Et il n'y a ni joie ni abondance : c'est un bruit revenant après toute négation de ce bruit. Ni néant, ni être. J'emploie parfois l'expression : le tiers exclu. On ne peut dire de cet "il y a" qui persiste que c'est un événement d'être. On ne peut dire non plus que c'est le néant, bien qu'il n'y ait rien. De l'existence à l'existant essaie de décrire cette chose horrible, et d'ailleurs la décrit comme horreur et affolement.

(…)

Je parlais donc de l'étant ou de l'existant déterminé, comme d'une aube de clarté dans l'horreur de l'"il y a", d'un moment où le soleil se lève, où les choses apparaissent pour elles-mêmes, où elles ne sont pas portées par l'"il y a", mais le dominent.

(…)

Je me méfie du mot "amour" qui est galvaudé, mais la responsabilité pour autrui, l'être-pour-l'autre, m'a paru dès cette époque arrêter le bruissement anonyme et insensé de l'être. C'est sous la forme d'une telle relation que m'est apparue la délivrance de l'"il y a".


…Tout à l'opposé de la connaissance qui est suppression de l'altérité et qui, dans le "savoir absolu" de Hegel, célèbre "l'identité de l'identique et du non-identique", l'altérité et la dualité ne disparaissent pas dans la relation amoureuse. L'idée d'un amour qui serait une confusion entre deux êtres est une fausse idée romantique. Le pathétique de la relation érotique, c'est le fait d'être deux, et que l'autre y est absolument autre.

Ph. N. – Ce serait le ne-pas-connaître-autrui qui ferait la relation ?

E.L. – Le ne-pas-connaître n'est pas ici à comprendre comme uneprivation de la connaissance. L'imprévisibilité n'est la forme de l'altérité que relativement à la connaissance. Pour celle-ci, l'autre, c'est essentiellement ce qui est imprévisible. Mais l'altérité, dans l'éros, n'est pas synonyme de l'imprévisibilité. Ce n'est pas comme un raté du savoir que l'amour est amour.

Alors qu'en posant autrui comme liberté, en le pensant en termes de lumière, nous sommes obligés d'avouer l'échec de la communication, nous n'avons ici avoué que l'échec du mouvement qui tend à saisir ou à posséder une liberté. C'est seulement en montrant ce par quoi l'éros diffère de la possession et du pouvoir que nous pouvons admettre une communication dans l'éros. Il n'est ni une lutte ni une fusion, ni une connaissance. Il faut reconnaître sa place exceptionnelle parmi les relations. C'est la relation avec l'altérité, avec le mystère, c'est-à-dire avec l'avenir, avec ce qui, dans un monde où tout est là,n'est jamais là.


(…)

Ce qui est caressé n'est pas touché à proprement parler. Ce n'est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. C'est cette recherche de la caresse qui en constitue l'essence, par le fait que la caresse ne sait pas ce qu'elle cherche. Ce "ne pas savoir", ce désordonné fondamental en est l'essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d'autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. Et la caresse est l'attente de cet avenir pur sans contenu.


Ainsi s'oppose cette idée d'Éros et d'irréductible altérité à cette mystique de l'amour par la connaissance – ou l'inverse. Plus loin, Emmanuel Lévinas évoque la paternité et cet autre même, l'étendant à une paternité non biologique, et alors, irrésistiblement, je pense à la relation murshid-murîd qui est précisément un lien où se mêle fréquemment la filiation des âmes et l'éros et quelques lignes plus loin, la relation maître-disciple est évoquée.


Caspar David Friedrich, 1809, Nationalgalerie, Berlin.
Mon effort consiste à montrer que le savoir est en réalité une immanence et qu'il n'y a pas de rupture dans l'isolement de l'être dans le savoir ; que d'autre part dans la communication du savoir on se trouve à côté d'autrui, pas confronté à lui pas dans la droiture de l'en-face-de-lui.

(…)
Je suis tout seul, c'est donc l'être en moi, le fait que j'existe, mon exister, qui constitue l'élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres, sauf l'exister. Je suis monade en tant que je suis. 


Cornelis Van Haarlem, 1627

E.L.– Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que première personne, je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel.

Ph. N. – On a envie de vous dire : oui, dans certains cas… Mais dans d'autres au contraire, la rencontre d'autrui se fait sur le mode de la violence, de la haine et du dédain.

E.L. – Certes. Mais je pense que quelle que soit la motivation qui explique cette inversion, l'analyse du visage telle que je viens de la faire, avec la maîtrise d'autrui et sa pauvreté, avec ma soumission et ma richesse, est première. Elle est le présupposé de toutes les relations humaines. S'il n'y avait pas cela, nous ne dirions même pas, devant une porte ouverte : "Après vous, Monsieur !" C'est un "Après vous, Monsieur !" originel que j'ai essayé de décrire.


Or cet "Après vous !" a une très forte parenté avec l'exigence jankélévitchienne : Un Toi est un Moi sans devoirs, un Moi est un Toi sans droits. Dans l'autre partie, celle sur la responsabilité, Lévinas revient sur cette impérieuse demande, et ce don d'emblée et sans condition, un donner impératif :

Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Être esprit humain, c'est cela.


Mais il s'égare un peu sur l'absence de don des Anges, quand il dit :

L'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité ( je ne vois pas ce que les anges pourraient se donner ou comment ils pourraient s'entraider).


Non, certes, les Anges ne se donnent rien entre eux, ils sont là pour nous, pour nousdonner ce que nous demandons. Et comme il n'y pas pas, là encore de bilatéralisme requis, on peut même envisager que le don total du Moi à l'autre a quelque chose d'une relation angélique avec autrui :

Un des thèmes fondamentaux, dont nous n'avons pas encore parlé, deTotalité et Infini, est que la relation intersubjective est une relation non symétrique. En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque, dût-il m'en coûter la vie. La réciproque, c'est son affaire. C'est moi qui supporte tout. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : "Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres." Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause de fautes que j'aurais commises ; mais parce que je suis responsable d'une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres.


Évidemment, ça a une autre gueule que le souci inquiet et souvent pleurard de son petit salut personnel... Comme disait aussi Jankélévitch, le fourbe ne nous fait pas honneur, le méchant non plus, le méchant est là par notre faute, en somme, par notre défaut d'amour.

Ph. N. – C'est-à-dire que si les autres ne font pas ce qu'ils ont à faire, c'est à cause de moi ?

E.L. – Il m'est arrivé de dire quelque part – c'est un mot que je m'aime pas beaucoup citer car il doit être complété par d'autres considérations – que je suis responsable des persécutions que je subis. Mais seulement moi ! Mes "proches" ou "mon peuple" sont déjà les autres et, pour eux, je réclame justice.


Là, peut-être on sait que c'est un juif qui parle et non un chrétien, car il me semble que le Dieu d'Israël est le Dieu de la Justice, des Justes, de la Droiture. Un chrétien (un vrai) aurait poussé au pardon – après ou non repentir – à l'amour du méchant. Mais la justice rend sa dignité à tous, au méchant comme à la victime. Le pardon est peut-être aussi une façon commode de se débarrasser du méchant, de l'effacer en effaçant son ardoise, ou tout simplement de l'ignorer, de l'oublier par sa propre force morale.


Ph. N. – Il y a un infini dans l'exigence éthique ?

E.L. – Oui. Elle est exigence de sainteté. À aucun moment, personne ne peut dire : j'ai fait tout mon devoir. Sauf l'hypocrite…



Je vais vous conter un trait singulier de la mystique juive. Dans certaines prières très anciennes, fixées par d'antiques autorités, le fidèle commence par dire à Dieu "tu" et finit la proposition commencée en disant "il", comme si, au cours de cette approche du "toi" survenait sa transcendance en "il". C'est ce que j'ai appelé, dans mes descriptions, l'"illéité" de l'Infini.

Emmanuel Levinas, Éthique et infini.

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