Les Sept Portraits : Le Kurde, sa fille, le Dôme du Santal (suite)
"Chaque matin, devant le Kurde auguste, Bon nouait la ceinture de la servitude.
A la garde des chameaux et le soin du troupeau il montrait assiduité et compétence.
Il gardait le troupeau du fléau du loup ; sur tous, petits et grands, il veillait.
Le Kurde, nomade parcourant les déserts, quand vit qu'il se pouvait reposer sur lui,
il le distingua par son amitié : il le nomma régisseur de tous ses biens.
Bon, une fois le familier de la maison, ample fut le registre des investigations.
On lui demanda les circonstances de sa blessure, de qui lui était venue pareille injure.
Bon ne cacha pas l'histoire de Mauvais ; ce qui lui était arrivé, bon et mauvais, il dit tout :
l'affaire des rubis et l'achat d'un peu d'eau, comme le feu de la soif le faisait griller ;
les yeux, ces joyaux, lui avaient été arrachés ; les rubis, ces autres joyaux, dérobés :
Mauvais avait percé les perles, emporté les rubis et, d'eau sans donner, planté là l'assoiffé.
Le Kurde, quand entendit ce récit de Bon, posa le front contre terre, tel l'ermite en prière :
Grâce à Dieu, l'implacable rafale n'avait pu venir à bout du tendre bourgeon !
Quand se répandit l'outrage que cet ange avait enduré de la part de ce démon,
Bon, plus encore que son nom, fut célébré : il devint à tous plus précieux que la vie.
On le traita comme il se devait ; la fille du Kurde ne laissa à personne le soin de le servir.
Le visage voilé, cette beauté était en adoration ; elle prodiguait l'eau - le feu la dévorait.
Bon, entièrement, lui donna son coeur : cette vie qu'il lui devait, plus ne lui appartenait.
L'esprit occupé par cette perle rare, il vaquait à l'entretien des boeufs, des moutons, des chameaux.
"Il ne se peut, dit-il, que si aimable personne s'unisse à un gueux tel que moi.
A jeune fille de cette beauté, de cette perfection, qui n'a ni trésor ni biens ne saurait prétendre !
Moi qui, de dénuement, me nourris de son pain, comment sur elle porterais-je le regard ?
Je ne vois d'autre issue, en pareil péril, que d'invoquer avec tact quelque voyage."
Quand là-dessus une semaine eut passée, un soir il s'en revint de la plaine,
le coeur au tourment du souci de cette belle, tel le mendiant assis près du trésor,
ou l'assoiffé au bord de l'eau limpide, plus assoiffé encore qu'il n'était au début.
Cette nuit-là, par cette brisure qu'il avait au coeur, son corps, cette argile, à force de larmes fleurit.
Il dit au Kurde : "Ô protecteur de l'étranger, de moi, cet inconnu, vous avez pris grand soin.
Par vous mes yeux ont recouvré la lumière ; par vous le coeur et la vie m'ont été rendus.
De vos reliefs comme je me nourrissais, aux délices de cette table, amplement, j'ai goûté.
Mon front s'ennoblit de la marque de votre fer ; ma dette envers vous dépasse ma gratitude.
Que ce soit mon corps ou mon esprit, voyez : l'arôme de votre nappe effuse de mon sang.
Vous présenter plateau si richement garni, je ne puis ; ma tête sur le plateau poser - si vous voulez, voici !
Je ne saurais davantage être votre hôte ; point ne faut moudre de sel sur le coeur à vif.
A la mesure de toutes vos bontés je ne pourrais envers vous user de gratitude
que si Dieu, en Sa munificence, m'accordait de quoi m'acquitter de ma dette.
Aussi, quoique j'éprouve douleur à m'éloigner, je vous supplie de m'ordonner congé.
Voici longtemps que je suis loin de mon pays, de mes affaires, des charges qui m'incombent.
Je souhaiterais, demain tôt matin, me mettre en route et rentrer chez moi.
Si, en apparence, je suis séparé de vous, ma pensée ne quittera pas la poudre de votre seuil.
J'attends de vous, fontaine de lumière, qu'en cet éloignement vous ne m'oubliiez pas ;
qu'à ma résolution vous laissiez prendre son vol ; que des bienfaits reçus vous me teniez quitte."
Quand il eut achevé de parler, le feu avait embrasé le campement du Kurde.
Des pleurs s'élevèrent d'au milieu l'assistance ; des cris de douleur déferlèrent de tous côtés.
Le Kurde se lamentait ; sa fille, plus encore ; les cerveaux tarissaient, les yeux ruisselaient.
Après les larmes, tous ployèrent la tête : on eût dit des fleurs d'eau par le gel figées."
(à suivre...)
Nezâmi, Les Sept Portraits, trad. Isabelle de Gastines.
A la garde des chameaux et le soin du troupeau il montrait assiduité et compétence.
Il gardait le troupeau du fléau du loup ; sur tous, petits et grands, il veillait.
Le Kurde, nomade parcourant les déserts, quand vit qu'il se pouvait reposer sur lui,
il le distingua par son amitié : il le nomma régisseur de tous ses biens.
Bon, une fois le familier de la maison, ample fut le registre des investigations.
On lui demanda les circonstances de sa blessure, de qui lui était venue pareille injure.
Bon ne cacha pas l'histoire de Mauvais ; ce qui lui était arrivé, bon et mauvais, il dit tout :
l'affaire des rubis et l'achat d'un peu d'eau, comme le feu de la soif le faisait griller ;
les yeux, ces joyaux, lui avaient été arrachés ; les rubis, ces autres joyaux, dérobés :
Mauvais avait percé les perles, emporté les rubis et, d'eau sans donner, planté là l'assoiffé.
Le Kurde, quand entendit ce récit de Bon, posa le front contre terre, tel l'ermite en prière :
Grâce à Dieu, l'implacable rafale n'avait pu venir à bout du tendre bourgeon !
Quand se répandit l'outrage que cet ange avait enduré de la part de ce démon,
Bon, plus encore que son nom, fut célébré : il devint à tous plus précieux que la vie.
On le traita comme il se devait ; la fille du Kurde ne laissa à personne le soin de le servir.
Le visage voilé, cette beauté était en adoration ; elle prodiguait l'eau - le feu la dévorait.
Bon, entièrement, lui donna son coeur : cette vie qu'il lui devait, plus ne lui appartenait.
L'esprit occupé par cette perle rare, il vaquait à l'entretien des boeufs, des moutons, des chameaux.
"Il ne se peut, dit-il, que si aimable personne s'unisse à un gueux tel que moi.
A jeune fille de cette beauté, de cette perfection, qui n'a ni trésor ni biens ne saurait prétendre !
Moi qui, de dénuement, me nourris de son pain, comment sur elle porterais-je le regard ?
Je ne vois d'autre issue, en pareil péril, que d'invoquer avec tact quelque voyage."
Quand là-dessus une semaine eut passée, un soir il s'en revint de la plaine,
le coeur au tourment du souci de cette belle, tel le mendiant assis près du trésor,
ou l'assoiffé au bord de l'eau limpide, plus assoiffé encore qu'il n'était au début.
Cette nuit-là, par cette brisure qu'il avait au coeur, son corps, cette argile, à force de larmes fleurit.
Il dit au Kurde : "Ô protecteur de l'étranger, de moi, cet inconnu, vous avez pris grand soin.
Par vous mes yeux ont recouvré la lumière ; par vous le coeur et la vie m'ont été rendus.
De vos reliefs comme je me nourrissais, aux délices de cette table, amplement, j'ai goûté.
Mon front s'ennoblit de la marque de votre fer ; ma dette envers vous dépasse ma gratitude.
Que ce soit mon corps ou mon esprit, voyez : l'arôme de votre nappe effuse de mon sang.
Vous présenter plateau si richement garni, je ne puis ; ma tête sur le plateau poser - si vous voulez, voici !
Je ne saurais davantage être votre hôte ; point ne faut moudre de sel sur le coeur à vif.
A la mesure de toutes vos bontés je ne pourrais envers vous user de gratitude
que si Dieu, en Sa munificence, m'accordait de quoi m'acquitter de ma dette.
Aussi, quoique j'éprouve douleur à m'éloigner, je vous supplie de m'ordonner congé.
Voici longtemps que je suis loin de mon pays, de mes affaires, des charges qui m'incombent.
Je souhaiterais, demain tôt matin, me mettre en route et rentrer chez moi.
Si, en apparence, je suis séparé de vous, ma pensée ne quittera pas la poudre de votre seuil.
J'attends de vous, fontaine de lumière, qu'en cet éloignement vous ne m'oubliiez pas ;
qu'à ma résolution vous laissiez prendre son vol ; que des bienfaits reçus vous me teniez quitte."
Quand il eut achevé de parler, le feu avait embrasé le campement du Kurde.
Des pleurs s'élevèrent d'au milieu l'assistance ; des cris de douleur déferlèrent de tous côtés.
Le Kurde se lamentait ; sa fille, plus encore ; les cerveaux tarissaient, les yeux ruisselaient.
Après les larmes, tous ployèrent la tête : on eût dit des fleurs d'eau par le gel figées."
(à suivre...)
Nezâmi, Les Sept Portraits, trad. Isabelle de Gastines.
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