Les Sept Portraits : Le Kurde, sa fille, le Dôme du Santal (suite)


"Le Kurde, à la nuit, quand rentra de la plaine - il avait faim et soif et se devait sustenter -,
vit en entrant un spectacle insolite ; sa bile en fut d'autant échauffée.
Il vit un être qui gisait inconscient ; tel qui, blessé à mort, a rendu l'âme.
"D'où vient ce malheureux, demanda-t-il ; pourquoi est-il de la sorte réduit et prostré ?"
Ce qui, au début, était arrivé au jeune homme, personne, au juste n'en savait le détail.
On lui fit le récit des yeux arrachés : par le glaive l'onyx avait été percé.
Quand le Kurde vit que cet infortuné gisait là aveuglé, la vue scellée,
il dit : "D'un branche de tel grand arbre, il n'est que de cueillir quelques feuilles ;
de piler ces feuilles, d'en extraire le jus et d'en oindre la plaie : de brûlure il n'est plus.
Si pareil onguent pouvait être préparé, ses yeux recouvreraient la lumière.
Toute blessure à l'oeil, aussi sévère soit-elle, est guérie par le suc d'une ou deux de ces feuilles."
Puis il indiqua où était cet arbre : "Au bord de tel point d'eau, notre fontaine,
croît un vieil arbre plein de merveille ; à sa brise embaumée l'esprit est apaisée.
Le tronc, à partir des racines, s'étire en deux branches ; l'intervalle entre les deux est large.
Les feuilles de l'une, tels les voiles des houris, aux yeux éteints rendent la lumière.
Les feuilles de l'autre, telle l'Eau de la Vie, guérissent de leur mal les épileptiques."
Quand la fille du Kurde entendit ces mots, elle résolu de se procurer un tel dictame.
Elle implora son père et le supplia de pourvoir à un malheureux en détresse.
Le Kurde, quand vit si ardente supplique, reprit la route et se dirigea vers l'arbre.
Il y cueillit une poignée de feuilles, antidote contre la mort pour ceux à l'agonie.
Il les rapporta ; la jeune fille les prit et les broya afin d'en recueillir l'extrait.
Elle filtra le produit jusqu'à ce qu'il fût sans dépôt et, dans les yeux du malade, versa.
Elle pansa le collyre sur les yeux meurtris ; le blessé, de douleur, un temps resta assis.
Puis, rivant des yeux le sort propice, il reposa la tête sur l'oreiller.
Il fut cinq jours la tête bandée, cet onguent sur les yeux appliqué.
Le cinquième jour on le dégagea : on retira l'emplâtre dessus la plaie.
Les yeux, alors perdus, étaient sains à nouveau, exactement tels qu'à l'origine.
Aveuglé qu'il était, il ouvrit les yeux : deux narcisses qui éclosent à l'aurore.
Bon, sitôt que vit cette bonté, rendit grâces : il était délivré, tel le boeuf du moulin.
Les femmes de la maison se rassérénèrent : elles découvrirent leur coeur et voilèrent leur visage.
A force de tourments pour lui éprouvés, la fille du Kurde s'était éprise.
Quand le cyprès altier fit éclore deux narcisses, que la cassette aux joyaux fut dégagée de ses liens,
plus éprise encore fut cette fille de péri, à la beauté du noble jeune homme.
Bon, à son tour, par ces marques de bonté, s'était enamouré à cet amour inavoué.
Quoiqu'il n'eût vu son visage en entier, il l'avait, elle, aperçue aller et venir.
Il avait souvent entendu sa voix douce, souvent éprouvé ses mains délicates.
Il avait mis son coeur en elle comme elle, captivante, le sien en lui ; ô le sublime lien !"

(à suivre...)

Nezâmi, Les Sept Portraits, trad. Isabelle de Gastines.

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