Les Sept Portraits : Le Kurde, sa fille, le Dôme du Santal

Il arrive que les Kurdes aient le beau rôle dans la littérature islamique. Nezamî, cet Azéri de naissance, en tout cas, le leur donne dans la légende contée par la princesse de Chine, sous le Dôme couleur de Santal.

L'histoire commence ainsi. Deux jeunes gens, un bon et un mauvais, respectivement appelés Bon et Mauvais, comme ça personne ne s'y trompe, pour se rendre en une ville, doivent traverser un désert. Bon, qui est peut-être bon mais imprévoyant, n'ayant pas économisé ses provisions de voyage, se retrouve vite assoiffé, au bout de sept jours. Mauvais, qui est mauvais mais avisé, avait gardé en secret une outre pleine d'eau. Découvrant que son compagnon s'abreuve en cachette, Bon le supplie de lui vendre une gorgée d'eau en échange de tous les rubis et trésors qu'il transporte. Mais Mauvais lui réclame en paiement "deux rubis qu'il ne pourra jamais lui reprendre" soit les yeux de Bon. A la fin, se voyant près de mourir de soif, Bon se résigne et Mauvais lui crève les yeux, prend les vêtements et les joyaux de Bon et s'en va, sans même lui donner d'eau. Ainsi Bon reste sur le sable, en fort mauvaise posture "Dans la terre et le sang il se roulait de douleur ; mieux valait qu'il n'eût plus d'yeux pour se voir."

Mais voilà qu'entre en scène un Kurde :

"Or voici : un Kurde, grand parmi les notables, possédait un troupeau bien gardé du loup.
Au vrai, c'était un troupeau prospère : jamais personne ne posséda un tel bétail.
Ce Kurde se mouvait avec sept ou huit familles ; il était le chef ; ces autres formaient sa tribu.
Habitué des monts et des terres arides, il traversait en nomade les solitudes.
En quête d'herbage, il parcourait le désert ; de plaine en plaine, paissait son troupeau.
Là où il voyait verdure et fontaine, il faisait halte pour une ou deux semaines.
Quand l'herbe était broutée, il levait le camp et poussait son troupeau d'un autre côté.
D'aventure, pas plus tard que l'avant-veille, il avait, à cet endroit, tel un lion, planté sa griffe.
Ce Kurde avait une fille, une idole, turque par les yeux, hindoue par la mouche.
C'était un cyprès abreuvé par le sang du coeur ; une beauté avec amour élevée.
Ses boucles, en lacets tombant jusqu'à terre, avaient la lune, à son cou, rendu prisonnière :
anneaux sur anneaux, comme violettes au jardin, elles étaient plus noires qu'aile de corbeau.
La magie de son oeillade, ivre de ruses, avait haute main sur tous les pièges du sort.
Les gens, à cette magie de Babylone, mettaient leur coeur à se laisser séduire.
La nuit, de son grain de beauté tirait sa noirceur ; la lune, à sa splendeur prenait son éclat.
L'étroitesse de ses lèvres de sucre fermait aux baisers l'accès de sa bouche.
Lune du camp à la gracieuse démarche, elle allait, tel un poisson, chercher de l'eau.
Une fontaine se trouvait à l'écart du chemin ; le campement dépendait de cette source.
Elle emplit une jarre à l'eau de la fontaine ; cachée aux regards elle s'apprêtait à rentrer.
Soudain, elle entendit une plainte, au loin, comme d'un blessé en grande peine.
Elle prit la direction de la plainte et, abîmé dans la poudre et le sang, vit le jouvenceau.
Celui-ci, de douleur, agitait bras et jambes ; d'un ton suppliant, il invoquait Dieu.
La charmante, de ses charmes faisant fi, s'empressa auprès du blessé.
"Ah, malheureux, dit-elle, qui es-tu, ainsi couvert de terre, maculé de sang ?
Qui commit cette violence contre ta jeunesse ? Qui exerça contre toi pareille perfidie ?"
"Ô envoyée de la sphère céleste, dit Bon, que vous soyez ange ou née d'une péri,
mon aventure est des plus étranges, et mon histoire longue à raconter.
Je me meurs de soif et de manque d'eau ; efforcez-vous de secourir un assoiffé.
S'il n'est d'eau, retirez-vous que je trépasse ; mais s'il en est une goutte - que je sois sauvé !"
L'échanson aux douces lèvres, clé du salut, lui donna une eau, en bienfait l'Eau de la Vie.
L'assoiffé au coeur brûlant, du frais nectar but autant qu'il fallait boire.
Ranimée en fut son âme flétrie ; joyeuse la lampe, lumière de ses yeux.
En invoquant Dieu, elle remit dans leur orbite les yeux qui avaient été excavés.
Si le blanc de l'oeil avait été tailladé, la prunelle était intacte dans l'humeur vitrée.
Elle pansa les paupières, les ferma et, avec mansuétude, prit la main du blessé.
Assez de force elle lui vit dans les jambes pour l'inciter à se mettre debout.
Elle fit grand effort pour qu'il se relevât ; s'offrit à le conduite et, sur la route, le mena.
L'homme privé de vue marcha près d'elle jusqu'à l'endroit où était planté le camp.
A un domestique qui était de ses gens, elle confia la main du blessé et dit :
"Doucement, pour le ménager ; conduis-le avec précaution à notre seuil !"
Elle-même courut chez sa mère, vite ; de cet événement elle fit le récit.
"Pourquoi l'as-tu laissé, dit sa mère ; toi venant, ne l'as-tu avec toi amené ?
Un remède, peut-être, eût été trouvé qui l'eût quelque peu soulagé."
"Je l'ai ramené, dit-elle ; s'il vit encore, il devrait être là d'un instant à l'autre."
Cependant le serviteur, qui venait d'arriver, conduisait le blessé en lieu de repos.
On l'installa et, pour lui, on dressa une table ; on lui servit du bouillon et du kabab.
L'homme, le corps brûlant, le souffle glacé, prit une bouchée et, de douleur, retomba la tête."

(A suivre...)

Nezâmi, Les Sept Portraits, trad. Isabelle de Gastines.

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