Querelle linguistique au Kurdistan
Va-t-on vers une "loi du turban" au Kurdistan, analogue à la splendide "loi du Chapeau" turque ? Ce qu'il y a de bien chez les Kurdes, c'est que lorsqu'ils manquent d'ennemis, ils se fabriquent des guerres internes tous seuls. Ainsi, la querelle linguistique, jusqu'ici très larvée, des Sorans et des Kurmandjs (Behdini), connait une certaine publicité ces derniers temps.
Il faut comprendre, pour les néophytes, que le kurde est divisé en plusieurs dialectes mais que, pour simplifier, on va ne s'occuper que des deux grandes langues, le kurmandji et le sorani, qui sont l'un à l'autre ce que l'oil et l'oc étaient chez nous. Le kurmandji a numériquement plus de locuteurs que le sorani mais ce dernier a bénéficié de la chance historique d'être parlé en Irak et en Iran, et donc de n'avoir pas eu à subir l'interdiction totale de son usage et de son enseignement comme le kurmandji en Turquie, ou la tolérance de son usage mais l'interdiction de son enseignement, en Syrie.
Les Sorans, en général, considèrent, surtout les gens de Suleymanieh, que leur langue est plus noble, plus riche, plus raffinée, alléguant parfois de bonne foi une antériorité comme langue littéraire ce qui est faux, les premiers textes kurdes connus ont été écrits en kurmandji. Autre point de discorde, l'alphabet. Depuis la chute de l'empire soviétique, les Kurmandjs s'accordent tous pour écrire avec l'alphabet latin forgé par les Bedir Khan et la revue Hawar (avec la bénédiction des autorités françaises en Syrie). Les Sorans, eux, semblent plus attachés à l'alphabet arabo-persan.
Depuis 2003, le kurde est une des langues officielles de l'Irak et la langue offficielle du Gouvernement régional du Kurdistan. Le "kurde", et non un dialecte précis mais, dans les faits, c'est le sorani qui est langue administrative, politique et la plus largement utilisée. Actuellement, sur les trois provinces du Kurdistan d'Irak, Erbil et Suleymanieh sont sorani, Duhok seul est kurmandji. En ce qui concerne les régions réclamées par les Kurdes, Sheikhan, le nord de Mossoul, Sindjar sont kurmandji, Khanaqin et Kirkouk sorani. Comme on le voit, les Kurmanjs sont loin d'être numériquement négligeables dans la Région.
Comment cela se passe dans les écoles ? Jusqu'ici à la bonne franquette, semble-t-il. Dans les écoles du Behdinan les enseignants s'expriment dans leur langue, et chez les Sorans idem. Evidemment, les jeunes Behdini sont naturellement bilingues, ce qui n'est pas le cas des plus anciens qui ont été scolarisés principalement en arabe et ont parlé leur kurde entre eux.
Les plus anti-kurmandji sont réputés être les gens de Suleymanieh qui, en plus, ont un sorani avec des tournures particulières. Là où un Kurmandj dit "ez dikim" pour "je fais", un Soran dit : "min dakam", et le Silêmanî dit min "akam". C'est aussi à Suleymanieh qu'on fait le moins d'effort pour comprendre les Behdini, à ce que j'ai pu voir. Mais bon, jusqu'ici, ça ne dépassait pas la simple bisbille régionaliste et cloche-merlienne...
La solution la plus simple, et la plus évidente, était que chaque élève apprenne en sa langue et bénéficie d'un enseignement de l'autre dialecte. Mais ce qui est de facto le cas pour les Behdini ne l'est pas pour les Sorans, qui voient peu d'utilité à apprendre un dialecte qui n'est pas langue officielle. Ces derniers temps, une poignée d'intellectuels inspirés a décidé de demander à ce que l'enseignement du sorani soit imposé à tous, et le kurmandji enseigné comme "langue morte" aux élèves. "Langue morte" une langue parlée par les 3/4 des Kurdes, il fallait l'inventer. Les noms de ces intellectuels sont, entre autres, Shêrko Bêkes (comme quoi on peut être grand poète et pas très futé à côté).
La question est de savoir ce que ça peut leur faire à eux, que l'on parle kurmandji au Behdinan. Peut-être certains cherchent-ils ainsi à étendre autoritairement leur lectorat, mais ce n'est pas le meilleur moyen de s'attirer les faveurs d'un nouveau public... L'académie de Suleymanieh avait déjà mis fin aux cours de kurmandji pour cause de "difficulté posée aux enseignants et élèves". Nonobstant quoi des cours d'arabe sont quand même dispensés aux enfants de réfugiés irakiens, mais bon...
Dernier volet, plus politique, de cette tendance, les déclarations du ministre de l'Education. Dilşad AbdulRahman, originaire de Sulaymanieh, comme par hasard, vient de se prononcer dans une interview, pour un enseignement unique du sorani dans les écoles : "Selon moi il faut que dans la Région du Kurdistan une seule langue soit lue et écrite, et nous devons régler ce problème par une décision politique par référendum."
A cela, deux remarques : si le ministre adopte une posture démocratique ("par référendum") c'est qu'il se dit que les Sorans étant majoritaires, le sorani l'emporterait (on peut tout de même espérer que tous les Sorans ne sont pas aussi idiots).
Quant à la nécessité de forger une langue unique, vieux fantasme de certains cercles kurdes, il faut savoir que l'unification de la langue kurde, c'est comme l'unité politique arabe : tout le monde la veut, mais à condition que ce soit les autres qui s'unissent sous sa propre bannière. Il est donc douteux qu'une langue unifiée fasse une grande place au kurmandji, ou même devienne une forme de "sormandji".
Paradoxe, donc, que la Région du Kurdistan, qui est, dans sa législation, la plus avancée et la plus tolérante pour l'enseignement des langues minoritaires (syriaque, turkmène) doive devenir, dans les rêves fumeux de quelques-uns, le lieu où les Kurmandjs seraient, comme partout ailleurs au Kurdistan, privés d'enseignement dans leur propre langue. De quoi lancer une bonne révolte dans le Behdinan, en général peu enclins à se laisser faire... Après tout, ils ont lutté, que ce soit les Chaldéens ou les Kurdes, contre des décennies d'arabisation forcée, ce n'est pas pour se laisser soraniser de la sorte...
Il faut comprendre, pour les néophytes, que le kurde est divisé en plusieurs dialectes mais que, pour simplifier, on va ne s'occuper que des deux grandes langues, le kurmandji et le sorani, qui sont l'un à l'autre ce que l'oil et l'oc étaient chez nous. Le kurmandji a numériquement plus de locuteurs que le sorani mais ce dernier a bénéficié de la chance historique d'être parlé en Irak et en Iran, et donc de n'avoir pas eu à subir l'interdiction totale de son usage et de son enseignement comme le kurmandji en Turquie, ou la tolérance de son usage mais l'interdiction de son enseignement, en Syrie.
Les Sorans, en général, considèrent, surtout les gens de Suleymanieh, que leur langue est plus noble, plus riche, plus raffinée, alléguant parfois de bonne foi une antériorité comme langue littéraire ce qui est faux, les premiers textes kurdes connus ont été écrits en kurmandji. Autre point de discorde, l'alphabet. Depuis la chute de l'empire soviétique, les Kurmandjs s'accordent tous pour écrire avec l'alphabet latin forgé par les Bedir Khan et la revue Hawar (avec la bénédiction des autorités françaises en Syrie). Les Sorans, eux, semblent plus attachés à l'alphabet arabo-persan.
Depuis 2003, le kurde est une des langues officielles de l'Irak et la langue offficielle du Gouvernement régional du Kurdistan. Le "kurde", et non un dialecte précis mais, dans les faits, c'est le sorani qui est langue administrative, politique et la plus largement utilisée. Actuellement, sur les trois provinces du Kurdistan d'Irak, Erbil et Suleymanieh sont sorani, Duhok seul est kurmandji. En ce qui concerne les régions réclamées par les Kurdes, Sheikhan, le nord de Mossoul, Sindjar sont kurmandji, Khanaqin et Kirkouk sorani. Comme on le voit, les Kurmanjs sont loin d'être numériquement négligeables dans la Région.
Comment cela se passe dans les écoles ? Jusqu'ici à la bonne franquette, semble-t-il. Dans les écoles du Behdinan les enseignants s'expriment dans leur langue, et chez les Sorans idem. Evidemment, les jeunes Behdini sont naturellement bilingues, ce qui n'est pas le cas des plus anciens qui ont été scolarisés principalement en arabe et ont parlé leur kurde entre eux.
Les plus anti-kurmandji sont réputés être les gens de Suleymanieh qui, en plus, ont un sorani avec des tournures particulières. Là où un Kurmandj dit "ez dikim" pour "je fais", un Soran dit : "min dakam", et le Silêmanî dit min "akam". C'est aussi à Suleymanieh qu'on fait le moins d'effort pour comprendre les Behdini, à ce que j'ai pu voir. Mais bon, jusqu'ici, ça ne dépassait pas la simple bisbille régionaliste et cloche-merlienne...
La solution la plus simple, et la plus évidente, était que chaque élève apprenne en sa langue et bénéficie d'un enseignement de l'autre dialecte. Mais ce qui est de facto le cas pour les Behdini ne l'est pas pour les Sorans, qui voient peu d'utilité à apprendre un dialecte qui n'est pas langue officielle. Ces derniers temps, une poignée d'intellectuels inspirés a décidé de demander à ce que l'enseignement du sorani soit imposé à tous, et le kurmandji enseigné comme "langue morte" aux élèves. "Langue morte" une langue parlée par les 3/4 des Kurdes, il fallait l'inventer. Les noms de ces intellectuels sont, entre autres, Shêrko Bêkes (comme quoi on peut être grand poète et pas très futé à côté).
La question est de savoir ce que ça peut leur faire à eux, que l'on parle kurmandji au Behdinan. Peut-être certains cherchent-ils ainsi à étendre autoritairement leur lectorat, mais ce n'est pas le meilleur moyen de s'attirer les faveurs d'un nouveau public... L'académie de Suleymanieh avait déjà mis fin aux cours de kurmandji pour cause de "difficulté posée aux enseignants et élèves". Nonobstant quoi des cours d'arabe sont quand même dispensés aux enfants de réfugiés irakiens, mais bon...
Dernier volet, plus politique, de cette tendance, les déclarations du ministre de l'Education. Dilşad AbdulRahman, originaire de Sulaymanieh, comme par hasard, vient de se prononcer dans une interview, pour un enseignement unique du sorani dans les écoles : "Selon moi il faut que dans la Région du Kurdistan une seule langue soit lue et écrite, et nous devons régler ce problème par une décision politique par référendum."
A cela, deux remarques : si le ministre adopte une posture démocratique ("par référendum") c'est qu'il se dit que les Sorans étant majoritaires, le sorani l'emporterait (on peut tout de même espérer que tous les Sorans ne sont pas aussi idiots).
Quant à la nécessité de forger une langue unique, vieux fantasme de certains cercles kurdes, il faut savoir que l'unification de la langue kurde, c'est comme l'unité politique arabe : tout le monde la veut, mais à condition que ce soit les autres qui s'unissent sous sa propre bannière. Il est donc douteux qu'une langue unifiée fasse une grande place au kurmandji, ou même devienne une forme de "sormandji".
Paradoxe, donc, que la Région du Kurdistan, qui est, dans sa législation, la plus avancée et la plus tolérante pour l'enseignement des langues minoritaires (syriaque, turkmène) doive devenir, dans les rêves fumeux de quelques-uns, le lieu où les Kurmandjs seraient, comme partout ailleurs au Kurdistan, privés d'enseignement dans leur propre langue. De quoi lancer une bonne révolte dans le Behdinan, en général peu enclins à se laisser faire... Après tout, ils ont lutté, que ce soit les Chaldéens ou les Kurdes, contre des décennies d'arabisation forcée, ce n'est pas pour se laisser soraniser de la sorte...
Bonsoir Sandrine ;
RépondreSupprimerun article très interessant . Ce que je me demande , est-ce que les kurdes parlant différents dialectes , se comprenent - ils entre eux ou les differences sont elle trop grande pour qu'ils se comprenent ? . Un kurde turque comprendra t-il un kurde iranien ou syrien par exemple ?
La question d'être de Syrie, de Turquie etc., n'entre pas du tout en ligne de compte : les frontières étatiques sont totalement arbitraires en ayant coupé en quatre le Kurdistan. Les kurdes de Syrie parlent kurmandji, ceux de Turquie aussi + le zazaki, ceux d'Irak le kurmandji au nord le sorani au sud +le goranî, ceux d'Iran le kurmandji au nord, le sorani au sud + le gorani et le kermanshahi.
RépondreSupprimerOui, on se comprend avec quelques efforts, ce ne sont pas des langues très éloignées. Il y a surtout des différences de prononciation, de grammaire, mais il m'est souvent arrivé sans problème de tenir de longues conversation avec un soranophone, lui parlant sorani et moi kurmandji. Quant un sorani affirme qu'il ne comprends pas DU TOUT le kurmandji c'est qu'il est de Sulaymanieh OU/ET de mauvaise volonté :)
Il y a une variante assez drôle et totalement hors règles que l'on appelle le "sormandji", bien parlé à Erbil, la capitale, où il y a les deux types de locuteurs, quand on veut se comprendre. Un pidgin qui est peut-être l'avenir de la langue unifiée, mais qui fera hurler les puristes des deux bords linguistiques...
Dis donc, ils sont cons comme des turcs ou quoi? Effrayant.
RépondreSupprimerOh effrayant, faut pas exagérer. Ce n'est qu'un ministre, hein... et qu'est-ce qu'un ministre face aux potentats locaux ? Tu crois quand même pas qu'un petit jeunot de Silêmanî va venir faire la leçon aux tribus du Behdinan, non ? :)
RépondreSupprimerOuais enfin le kurmandji comme une langue morte, faut être méchamment tordu :D
RépondreSupprimerj'imagine très bien ce bon Dilshad Abdurahman venir expliquer ça sur place à Duhok, Amedî ou Zakho. Je crois qu'il apprendrait très vite comment on se fait dire "ta mère" en langue morte... :)
RépondreSupprimerAu cas ou j'en ai besoin, tu dis ça comment? ^^ (avec la nuance "va mourrir coyote" que ça a en français)
RépondreSupprimerHum, je vais avoir du mal à remettre les pieds dans l'émirat de Baban après ça...:D
RépondreSupprimerDisons que j'imagine un Behdini, noblement planté sur sa montagne, turban rouge sur le crâne, répondre avec superbe : "Behdinan dayika xwe nas dike. Diya Silêmanî li ku ye ?"
Mais comme en kurde il y a mille et une façon de s'insulter, je fais confiance à la verve des Kurmandjs pour trouver plein de variantes...
Damned
RépondreSupprimerraaah je referais bien un tour au Kurdistan moi...