SECHERESSE : LE KURDISTAN SINISTRE
La sécheresse qui frappe certaines régions du Moyen-Orient est ressentie durement par les Kurdes de Turquie, de Syrie et d’Irak. Le ministre turc de l’Agriculture, Mehdi Eker, a même évoqué la possibilité de déclarer la région du sud-est « zone soumise à un désastre naturel », ce qui induirait des mesures spéciales en faveur des habitants, allant d’indemnités à des remises de dette. Mais la loi turque n’inclut pas la sécheresse dans les « désastres naturels ». Selon la Chambre d’agriculture de Diyarbakır, la gravité de la situation pourrait entraîner une augmentation de l’émigration des habitants de la région, dont les petits exploitants et les commerçants sont menacés de faillite, alors que le prix des denrées ne cesse d’augmenter.
L’année dernière, les précipitations ont été, pour la période allant d’octobre à mars, de 377 mm par mètre carré, contre 147 mm cette année. L’année 2007 avait déjà vu une baisse de 47% dans les précipitations, selon les statistiques de la météorologie nationale turque.
Selon le président de l’Union turque des chambres d’agriculture (TZOB), interviewé par le journal Zaman, Şemsi Bayraktar, le coût de la sécheresse a atteint les 5 milliards de lires turques, soit environ 2.5 milliards d’euros. La première conséquence sociale en sera une émigration des paysans, même propriétaires, vers d’autres régions pour trouver à s’employer au printemps prochain comme travailleurs saisonniers. Déjà, chaque jour, les gares ferroviaires s’emplissent de gens partant pour l’ouest du pays, ce qui occasionne d’autres difficultés : l’afflux de travailleurs agricoles avec un salaire journalier de 25 lires à 18 lires turques. Par ailleurs, les enfants de ces paysans doivent suivre leurs parents et interrompent ainsi leur scolarité.
La sécheresse affecte aussi les éleveurs, qui doivent mener leurs troupeaux dans des alpages plus éloignés de leur village ou bien les vendre à la boucherie. Yakup Kaçar, un éleveur du district de Diyabarkır, explique ainsi qu’avec son clan, ils ont dû mener leur troupeau de 4000 têtes au nord de Van, parce que les pâtures autour de Batman étaient totalement desséchées. Comme il leur est interdit, pour des raisons de sécurité, de faire parcourir tout ce trajet aux bêtes, ils doivent louer des camions, ce qui ajoute aux frais supplémentaires.
Dans le sud-est kurde, plus de la moitié de la population travaille dans le secteur agricole. Mais les paysans ne sont pas les seuls à souffrir : les petits commerçants connaissent aussi des difficultés économiques, puisque leur clientèle est essentiellement agricole. Le président de l’Union des chambres de commerce et des artisans de Diyarbakir (DESOB), Alican Ebedinoğlu, explique que beaucoup de ces modestes boutiquiers accordent des crédits pendant l’hiver et sont réglés après la moisson, mais cette année, un tel arrangement ne sera pas possible : « Une telle sécheresse n’était pas survenue depuis les années 1970. Les fermiers ne pourront s’acquitter de leurs dettes auprès des commerçants et des artisans. Cela concerne près de 100 000 marchands, et cette sécheresse signifie pour eux le chômage. » Alican Ebedinoğlu indique aussi que beaucoup de ces artisans et commerçants n’ont pu payer leurs cotisations sociales, ce qui les exclue des services de santé.
Le parti kurde DTP a demandé à ce que la région soit déclarée zone sinistrée, ce que le ministre de l’Agriculture voit comme une des « options possibles » : « Nous suivons attentivement la situation. Avant de commencer les semences, nous avions demandé aux agriculteurs d’éviter les cultures qui demandent beaucoup d’eau. Mais il n’y a aucune humidité dans le sous-sol, et tout ce qui a été semé a desséché en raison du manque de pluie. Nous examinons la situation avant de décider que faire. »
On prévoit pour cette année un déficit de 2.5 millions de tonnes de blé, 1.4 million de tonnes d’orge et de 250,000 de tonnes de lentilles rouges, ce qui va entraîner une hausse des prix et du chômage.
Selon le président de la Chambre d’agriculture d’Urfa, les agriculteurs n’utilisant pas l’irrigation ne pourront sauver leur récolte, même s’il pleut ce mois-ci, tandis que ceux qui l’utilisent n’en sauveront que 10% Il voit, comme « seule solution durable », l’achèvement du projet de barrages pour le Sud-Est anatolien (GAP), dont le gouvernement vient d’annoncer la relance, en annonçant un budget de 2.3 milliards de lires turques (1.83 milliard de $) pour relancer ce projet qui comprend donc la construction de barrages (une vingtaine est déjà construite) qui a pour objectif d’irriguer 1 800 000 hectares. Le GAP prévoit aussi l’aménagement d’infrastructures dans le sud-est kurde, toujours très défavorisé, avec créations d’autoroutes et d’aéroports, ainsi que l’industrialisation de la région. Il comporte aussi des programmes sociaux en partenariat avec des ONG, comme l’UNICEF. Quant à l’objectif politique, il est de souder à l’espace turc cette région kurde rétive à l’assimilation.
Mais le GAP a toujours été très controversé, à la fois par la population locale et par les pays voisins, qui dépendent eux aussi des cours du Tigre et de l’Euphrate, ainsi que par des écologistes et des ONG dénonçant l’absence de politique sociale et d’aide au relogement de la Turquie en faveur des villageois déplacés.
Les régions déjà irriguées, qui se sont lancées dans la production du coton, comme Urfa, ou Silvan, ont en fait été récupérées, après expropriation des petits exploitants (en raison du barrage, comme des déplacements forcés ou bien de l’endettement) par une poignée de grands propriétaires terriens liés aux pouvoirs locaux. La main d’oeuvre qui travaille dans ces champs de coton est composée d’anciens paysans propriétaires, mais aussi d’un très grand nombre de femmes et même d’enfants, employés ainsi à des coûts plus modiques, ce qui a pour effet d’aggraver le chômage des hommes adultes. Par ailleurs, aucun décollement de l’activité industrielle n’a encore été observé. De plus, les répercussions écologiques de ces barrages n’ont pas été évaluées et l’on assiste maintenant à des problèmes sanitaires, par exemple des épidémies de dysenterie, malaria, etc.
Enfin, la disparition de sites historiques majeurs de haute Mésopotamie, comme Zeugma et bientôt Hasankeyf est vivement critiquée.
Lors d'une rencontre à Duernstein, en Autriche, les ministres de l'Economie d'Allemagne, d'Autriche et de Suisse ont menacé de se désister dans les garanties apportées aux crédits pour financer le barrage d'Ilisu (qui menace Hasankeyf) si la Turquie persiste dans sa gestion négligente des implications sociales et environnementales d'un tel projet.
Ces trois pays avaient auparavant accordé les garanties de crédit aux sociétés impliquées dans cette construction, pour un montant total de plus d'un milliard d'euros.
La construction du barrage d'Ilisu, en plus de noyer un site historique et écologique unique en haute Mésopotamie, doit déplacer 50.000 personnes, et les assurances de la Turquie concernant le dédommagement, le relogement et la réinsertion professionnelle des habitants n'ont visiblement pas convaincu les trois ministres européens, au regard de ce qui s'est déjà passé pour des cas similaires.
Par ailleurs l’association turque de la Protection de l’Eau et de l’Environnement a lancé un appel alarmé concernant la disparition éventuelle du lac de Van, dont le niveau d'eau baisse, en plus d'être soumis à une forte pollution. Les pratiques de pêche non réglementaire et intensive menacent d'extinction de nombreuses espèces. Un groupe de scientifiques turcs a ainsi estimé que d’ici 10 à 15 ans, le lac de Van pourrait disparaître si des mesures adéquates ne sont pas mises en place.
Mais la sécheresse touche également l’Irak et ce dernier pays a demandé à la Turquie d’envoyer plus d’eau du Tigre et de l’Euphrate, dont les sources sont au Kurdistan de Turquie.
« L’irrigation en Irak dépend entièrement de l’Euphrate et du Tigre » explique Abdullatif Jamal Rashid, le ministre irakien de l’Eau, après un entretien qu’il a eu avec le ministre du commerce extérieur turc, Kürşad Tüzmen. « Ces dernières années, la Turquie nous donnait assez d’eau, même plus qu’il n’en fallait. Mais cette année, nous avons des difficultés à faire face à une sécheresse plus sévère que prévue. »
La Turquie, la Syrie et l’Irak ont récemment enterré la hache de guerre sur les questions de l’eau et de coopérer, via un institut formé de 18 experts des trois pays.
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