Le triomphe de Baïbars



Le lendemain, le roi se rendit au conseil ; les grands et les dignitaires du royaume prirent place autour de lui. Les cadis arrivèrent ainsi que le Cheikh El-Islam, le cadi des armées, Baïbars, Taylakhân et Saylakhân… et le procès reprit en présence du roi.
– C'est Dieu qui rétribuera les prévaricateurs, Lui le Seigneur des mondes ! Émir Taylakhân, t'était-il permis d'emprisonner mon cousin une année entière sans m'en informer ? C'est là un abus de pouvoir caractérisé ! Comment as-tu pu agir ainsi, au mépris de la Loi du Seigneur ? Tu dois être châtié et c'est Baïbars qui est dans son droit.
– Pour cette affaire-là, intervint le cadi, la cause en entendue. Mais peut-on tolérer que Baïbars ait porté la main sur son adversaire et sur le cadi, fracturé la porte de la prison et proclamé nulle une sentence légalement rendue, commettant ainsi un sacrilège envers la Loi ?
– Cadi, lorsque mon fils Baïbars a proclamé nulle cette sentence, il était déjà avéré que celle-ci était basée sur une accusation mensongère et fondée sur de faux témoignages. En la proclamant nulle, il ne faisait que dire la plus stricte vérité, et cela ne peut lui être reproché. Restent les voies de fait ; or, s'il a  porté la main sur toi, cadi, c'est dans la mesure où, lors même que tu avais la vérité sous les yeux, tu refusais de l'admettre. Comment, en de telles conditions, pourrait-on le condamner  pour apostasie ? Qu'en dis-tu, toi, cadi Mohammad Ibn Daqîq El-'Id ?
– Efendem, l'homme de loi se fonde sur ce qu'il voit et Dieu seul connaît les secrets des cœurs. Non seulement Baïbars n'a pas commis de faute, mais il a bien agi et fait triompher le droit et la justice. 
Voyant comment tournait le vent, le cadi que Baïbars avait frappé se hâta de déclarer qu'il le tenait quitte ; dès lors, il ne restait plus aucun chef d'accusation contre lui. 
– Et maintenant, dit le roi, il nous faut châtier  Taylakhân pour le tort qu'il a causé à mon cousin.
Amân, efendem ! répondit le cheikh Mohammad. Sa culpabilité est établie, et c'est à toi qu'il revient de fixer la peine qu'il mérite. 
– Eh bien, je délègue mes pouvoirs à mon fils Baïbars : qu'il prenne la décision qui lui paraîtra bonne, il est libre. Allez mon garçon, prononce ta sentence. 
À ces mots, les ennemis de Baïbars crurent périr de male rage. Et de fait, c'était un événement sans précédent. Imaginez un peu, un roi qui délègue son autorité à un tout jeune homme, presque un enfant, en plein conseil, et à l'encontre d'un vizir ! Aïbak surtout pestait dans sa barbe : "Allah bala versen ! Cadi, tu vois dans ton œil ! Echta le roi il aimer Baïbars et lui donner son succession. Tout ça à cause les yeux noirs et les joues roses il meurt de l'amour : toutes les nuits dans les bras il couche avec !" Et tous les ennemis de Baïbars de colporter ce vilain ragot.
Quant à Baïbars, il était bien embarrassé de se voir ainsi confier le soin de trancher cette affaire à la place du roi. Il s'agissait d'un personnage important du conseil, à peine inférieur à Aïbak : pouvait-il le faire jeter en prison ou le condamner à l'exil comme le premier venu ? Il s'inclina profondément et prit la parole.
Efendem, le fait est que Taylakhân a lésé ton cousin et l'a fait jeter en prison au mépris du droit, mais il vaut mieux, me semble-t-il, lui pardonner, car celui qui pardonne à son ennemi alors qu'il aurait la possibilité de se venger trouvera sa récompense devant Dieu, le Moteur de toute chose. Ton cousin ne perçoit-il pas des appointements mensuels ?
– Bien sûr que si, par la gloire de Dieu, chaque mois il touche une somme fixe. 
– Je prie ta haute bienveillance d'ordonner, avant tout, au khazindâr de lui verser sur l'heure son traitement, car il n'a plus un sou.
– Dieu, ô Éternel ! Mais dis-moi, Hâjj Châhin, mon frère, pourquoi ne l'a-t-il pas perçu ? 
– Pardonne-moi, efendem, je l'ignore, répondit ce dernier.
Il envoya chercher le khazindâr qui avoua : "Toutes les fois que je voulais verser son traitement à la femme du prisonnier, Taylakhân s'interposait et menaçait de me faire exécuter." On fit donc le compte. Le total de son traitement mensuel sur un an s'élevait à dix bourses qui lui furent versées aussitôt. Baïbars reprit la parole : "Taylakhân est condamné à verser quatre fois ce montant à Saylakhân, à titre d'indemnisation pour la période passée en prison et le préjudice moral. Dès l'exécution de cette sentence, Saylakhân sera tenu d'accorder son pardon à Taylakhân, attendu que pardon vaut mieux que bénéfice et que toutes choses ont été décrétées par Dieu, de toute éternité. Qu'en dis-tu Taylakhân ? – Trop volontiers je donne, de mon œil droit à mon œil gauche." Mais il lui en cuisait, car on tient à son argent comme à sa propre vie, et quarante bourses, en ce temps-là, ce n'était pas rien !
Ensuite, l'émir Baïbars s'inclina et reprit la parole : "Efendem, nous prions ta haute miséricorde de bien vouloir considérer tous les Musulmans comme des membres égaux d'un même corps, qu'ils soient kurdes ou turkmènes, bédouins ou citadins, quel que soit leur poste dans l'armée ou le conseil. Commandeur des Croyants ! Parlant au nom de Taylakhân, je viens maintenant demander à Saylakhân la main de sa fille, puisse-t-il m'épargner un refus."
Saylakhân, le père de la jeune fille, avait pu se pénétrer de la sagesse de Baïbars ; en outre, celui-ci l'avait sorti de prison, et lui avait fait obtenir une grosse somme d'argent. Dès que Baïbars eut formulé cette demande, il courut l'embrasser sur le front en signe qu'il acceptait. Taylakhân fit de même ; il ne se tenait plus de joie. Baïbars aurait pu lui prendre toute sa fortune, il s'en serait soucié comme d'une guigne ! "Aman efendem oghlan, disait l'un, comme tu veux je fais, serviteur à toi ! – Et aussi moi, ajoutait l'autre, serviteur et obligé à toi ! Je pardonne coups de bâton et je fais confiance pour tout, toi mon maître. Et tous deux de reprendre en chœur les louanges de Baïbars : "Maintenant toujours écouter tes conseils, très bien, très sage ! Wallah balla, nous très contents ! Qu'est-ce que ça, ya ho wallah, moi pas croire Baïbars comme ça, bon cœur, intelligent, lui bonne famille !"
Pendant ce temps, le roi El-Sâleh contemplait la scène avec un large sourire ; il ne se tenait plus de joie et nageait littéralement dans le bonheur : "Mâ châ Allah, Baïbars ! s'écria-t-il ! Prions sur le Prophète ! Regarde, cadi, comment mon fils sait rendre la justice. N'a-t-il pas réussi à satisfaire les deux parties, malgré l'hostilité qui les déchirait ? N'a-t-il pas fait paître le loup avec les brebis ? Par le Dieu Tout-Puissant, il est bien digne de régner sur l'Égypte. Gloire à celui qui lui a accordé de tels dons !
– Bien sûr, ô grand roi, répondit le cadi, les tripes tordues par le dépit et la colère, j'en témoigne, c'est notre fils bienheureux ! 
– Que l'on rédige donc le contrat de mariage, avec les bénédictions divines ! 

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