Rapport du CPJ sur la liberté de la presse en Turquie



La situation critique de la liberté des media s’est vue confirmée par le dernier rapport du Comité de Protection des Journalistes (CPJ), intitulé «Crise de la liberté de la presse en Turquie -  Jours sombres pour les journalistes emprisonnés et les dissidents criminalisés». 

Le CPJ indique que la rédaction du rapport a été faite après trois missions d’observation et d’enquête en Turquie, conduites en 2011 et 2012, et de multiples rencontres avec des journalistes, des observateurs politiques, et des avocats. Il indique un total de 76 journalistes détenus à la date du 1er août 2012, dont 61, au moins, le sont pour avoir exercé leur profession, principalement avoir traité des questions politique sensibles, en rapport avec le « terrorisme » et rapporté ou couvert les activités de groupes et d’associations interdits. 15  autres dossiers sont moins clairs et continuent de faire l’objet d’investigations sur les raisons de leur emprisonnement. 

30% de ces prisonniers sont accusés d’avoir pris part à des « complots » anti-gouvernementaux ou d’appartenir à des organisations interdites. Certains sont accusés d’être liés à Ergenekon, cette conspiration ultra-nationaliste qui avait pour but un coup d’État ; mais des journalistes ayant simplement enquêté sur la procédure ont été accusés de vouloir créer un « chaos social »au moyen de leurs articles. Ce fut le cas d’Ahmet Şık et de Nedim Şener, qui restèrent détenus plus d’un an avant d’être remis en liberté, mais en attendant toujours d’être jugés. Ils avaient en effet écrit un livre sur l’affaire Ergenekon. Ahmet  Şık a aussi publié un livre sur l’influence croissante de la confrérie religieuse Fetuhllah Gülen dans la société turque et Nedim Şener un autre ouvrage où il pointait les négligences de l’État dans l’enquête sur le meurtre de Hrant Dink.

L’utilisation massive de la détention préventive est aussi à relever, beaucoup de journalistes passant de longs mois en prison en attendant leur jugement, ou bien même au cours de l’enquête. Ainsi, plus des 3/4 des journalistes dont le cas a été étudié par le CPJ, n’ont pas été reconnus coupable mais attendent derrière les barreaux l’issue de la procédure. En 2011, entre 3000 et 5000 dossiers criminels concernant des journalistes, qui attendaient d’être jugés. Cette détention « provisoire » peut, parfois, durer aussi longtemps que la peine de prison encourue :  Füsün Erdoğan, directeur général d’une radio de gauche, Özgür (Liberté) a ainsi passé 6 ans derrière les barreaux, sans procès. Durant tout ce temps, les accusés peuvent être mis au secret, privés de rencontre avec leur avocat et d’accès à leur dossier. 

Ce chiffre de 76 journalistes détenus ramène la Turquie au niveau des années 1990, au moment de la «sale guerre» contre les Kurdes, puisqu’en 1996, on atteignait celui de 78. Si l’on prend ce nombre  comme critère, la Turquie surpasse maintenant l’Iran (42), l’Érythrée (28) et la Chine (27) et de plus, tout indique une accélération spectaculaire de cette politique : Les 2/3 de ces 76 journalistes ont été arrêtés entre 2011 et 2012.

Le rapport confirme la prédominance des Kurdes parmi ces journalistes (autour de 70%), généralement tous accusés d’appartenance au PKK ou au KCK, ou bien de relayer leur propagande. Les organes de presse les plus visés sont l’agence Dicle, le journal en langue turque Özgür Gündem et le journal en langue kurde Azadiya Welat. La loi Anti-Terreur et son « usage prolifique » permettent à des procureurs de poursuivre et d’emprisonner des journalistes, assimilant un soutien ou une sympathie politiques à l'appartenance active à des actions «terroristes». Écrire sur le PKK revient à « collaborer avec le PKK ». Rencontrer et interviewer certains personnalités politiques peut être assimilé à un crime. Tayip Temel, le rédacteur en chef d’Azadiya Welat encourt ainsi 22 ans de prison car il est accusé d’appartenir au KCK. Les preuves présentées contre lui sont ses publications, des conversations téléphoniques avec des collègues et des sources dont des membres de partis politiques kurdes.

« Le gouvernement use toujours des lois désuètes de la période du 12 Septembre (1980, date du coup d’État militaire) », explique Mehmed Ali Birand, rédateur en chef du département de l’information du Kanal D. « Ces lois ont été rédigées de telle façon qu’elles prêtent la main à toute sorte d’interprétation. Un juge peut les lire de gauche à droite, un autre de droite à gauche. Vous ne savez jamais. C’est pourquoi nous avons toujours peur d’avoir des ennuis, d’une façon ou d’une autre. » 

Les termes que doit employer la presse pour décrire le conflit kurde sont de plus en plus soumis à la censure. C’est ainsi que cette année, le Conseil d’État a interdit à la télévision l’usage du mot « guerilla » estimant que cela pouvait « légitimer les terroristes et le terrorisme ». Autre réforme adoptée, menant à une auto-censure, est la possibilité de suspendre les poursuites contre un journaliste, à condition qu’il ne récidive pas dans le même crime pendant trois ans. L’AKP a par ailleurs présenté un autre amendement constitutionnel qui veut restreindre la liberté de la presse afin de « protéger la sécurité nationale, l’ordre public, l’ordre moral, les droits d’autrui, la vie familiale et privée, éviter les crimes, assurer l’indépendance et l’impartialité de la Justice, prévenir le bellicisme et la propagation de toute forme de discrimination, d’hostilité, de rancœur et de haine ».

L’éditorialiste Nuray Mert a ainsi subi les attaques personnelles du Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan, qui n’avait pas apprécié sa critique de la politique kurde du gouvernement devant le Parlement européen et l’a assimilée à un acte de «trahison». Nuray Mert a alors fait l’objet d’un lynchage public, avec menaces physiques, et amenant finalement ses employeurs à annuler son émission télévisée et la publication de ses éditoriaux. Elle a ainsi déclaré aux rapporteurs du CPJ avoir fait l’objet d’intimidations, avoir reçu des courriers haineux ou sexistes, être accusée de soutien aux «Kurdes terroristes» avoir constaté que ses bagages avaient été inexplicablement fouillés lors de ses déplacements et que ses conversations téléphoniques privées avaient été écoutés, et parfois retapées et publiées sur des sites Web et des journaux, pour preuve de sa collusion avec le KCK . D’autres chaînes de télévision ont cessé de l’inviter sur leurs plateaux par crainte de représailles.

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