L'interminable procès du KCK ou "nous sommes tous frères"


Un procès massif s’est ouvert aux premiers jours de juillet, avec 205 personnes sur les bancs des accusés, toutes accusées de liens de terrorisme ou de propagande pour une organisation terroriste, en raison de leur appartenance, vraie ou supposée, à l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) que la Turquie considère comme une organisation dépendant du PKK. Parmi les personnes jugées, figurent bon nombre d’intellectuels, de journalistes et d’universitaires, aux côtés de membres du Parti pro kurde BDP. Certains accusés ne peuvent être sérieusement confondus « d’actes terroristes », voire même d’appartenance à une organisation politique kurde, mais se retrouvent emprisonnés et jugés en raison de la teneur de leurs recherches ou de leurs publications, portant sur des sujets «sensibles» comme la question kurde ou le génocide arménien : Busra Ersanli, universitaire et chercheuse, Ragip Zarakolu, éditeur, sont ainsi dans le collimateur de la justice turque depuis de longues années, pour le simple fait d’avoir exercé leur travail, pourtant en toute légalité.

L’ampleur spectaculaire de ce procès fournit d’ailleurs aux Kurdes une tribune internationale pour leur revendications, tant linguistiques que politiques. Ainsi, beaucoup des accusés kurdes ont réclamé le droit de prendre la parole dans leur langue maternelle et, alors que d’habitude, tout propos tenu en kurde dans un tribunal est consigné par le greffe comme « s’exprimant dans une langue inconnue », cette fois, le président du tribunal a reconnu par écrit que la langue kurde ayant été utilisée par un accusé, ses propos sont restés incompris ; ce qui a permis au moins d’inscrire la reconnaissance de l’existence de la langue kurde dans les archives du Palais de Justice de Caglayan, à défaut, pour le moment, de la mentionner dans la constitution turque.

Le 3 juillet, des accusés, membres du BDP, ont aussi salué la cour aux cris de « Berxwedan jiyan e » (La Résistance est la vie), et le juge a dû mettre en garde le public contre toute tentative d’applaudissements, de huées, ou autres « comportements extravagants ». Quand deux accusés Kudbettin Yazbaşı et Mümtaz Aydemir ont été invités à décliner leur identité, ils l’ont à nouveau fait en kurde et, cette fois, le président a fait acter qu’ils avaient parlé en une langue « autre que le turc ». Mehmet Emin Aktar, qui est à la tête de l’Association du Barreau de Diyarbakir a contesté le fait qu’une langue parlée par 20 millions de personnes n’ait pas de reconnaissance légale dans un tribunal et a réclamé des traducteurs pour les accusés. Bien loin d’accéder à cette demande, les autorités du tribunal ont fait fermer les micros dès que des propos en kurde étaient prononcés. Un autre avocat, Meral Danış Beştaş, a contesté la compétence de la cour à juger des membres du BDP, arguant que seule la Cour constitutionnelle a le droit de juger des partis politiques. Elle a donc réclamé que 3 experts examinent les activités politiques du BDP et décident de la nécessité d’ouvrir une enquête. Si c’est le cas, le dossier devra être transmis à la Cour suprême d’appel. Mais le procureur, Ramazan Saban, a rejeté cette demande, tout comme le droit de plaider en kurde. Les avocats se sont alors retirés des lieux, en signe de protestation. Le 13 juillet, 16 accusés étaient remis en liberté, après avoir passé plusieurs mois en détention. Parmi eux se trouvait Busra Ersanli, qui enseigne à l’université de Marmara et contre qui ont été requis 15 ans de prison pour « appartenance à une organisation terroriste ». L’universitaire, membre du BDP, a passé 8 mois en prison en attendant son jugement. Trois jours plus tard, le 16 juillet, c’était à 50 autres accusés dont 46 avocats de comparaitre pour appartenance au KCK. Sept d’entre eux risquent 22 ans et demi de prison pour « avoir formé et entraîné une organisation armée ». Les autres encourent 15 ans de prison pour appartenance à cette même organisation. La défense a réclamé la suspension de toutes les poursuites lancées contre eux et leur libération ce qu’a refusé la Cour.

Sans surprise, la demande de plaider en kurde, ainsi que celle d’entendre A. Öcalan comme témoin (dans le cas des avocats d’Öcalan accusés de transmettre les ordre du leader du PKK). Bien que la salle choisie soit la plus grande de ce palais de Justice tout neuf, le manque de place s’est vite fait sentir, en raison de la grande médiatisation des procès : en plus de la famille et des sympathisants, s’entassent les journalistes, les observateurs étrangers, des membres d’ONG, à qui il est interdit de photographier. Cette fois les accusés n’ont pas clamé leur attachement à la résistance, mais ont répondu présent en kurde, « Ez li vir im », à l’appel de leur nom par le tribunal. Doğan Erbaş, un des avocats accusés de servir d’intermédiaire en Öcalan et le PKK a exposé leurs conditions de travail et comment l’État turc ne pouvait ignorer, en ce cas, de tels faits : «Toute l’accusation repose sur nos rencontres avec Abdullah Öcalan. Toutes les rencontres avec les avocats, depuis le premier jusqu’au dernier jour, ont eu lieu avec l’autorisation et la surveillance de l’État. Tout a été pré-déterminé par la loi, il n’y avait pas de place pour le hasard ou des initiatives dans ces rencontres. Dans de telles circonstances, il aurait été impossible de gérer le « comité de Leadership » mentionné dans l’acte d’accusation. » Finalement, après trois jours d’audience, seuls neuf de ces avocats ont été relâchés mais restent sous contrôle judiciaire. L’audience a été renvoyée au 6 novembre 2012 et aura lieu à la cour d’assise spécial de Silivri.

Dans ce climat de durcissement et de purge dans le milieu des journalistes et des intellectuels, quelques-uns ont pu profiter, cependant, des amendements introduit par le troisième volet de la réforme judiciaire, ratifié le 2 juillet. Ainsi, le 8 août, un tribunal de Diyarbakir a été remis en liberté conditionnelle Ozan Kılınç, l'ancien rédacteur chef du journal kurde Azadiya Welat, détenu depuis juillet 2010, contre qui ont été lancées une dizaine d'accusations de "propagande pour une organisation terroriste", qui lui font encourir de 1 à 7 ans de prison.

Le 10 septembre, les procès reprenaient avec celui de 44 journalistes accusés de liens avec le PKK, via leur appartenance au KCK. Une douzaine d’entre eux risquent jusqu’à 22 ans et demi de prison pour avoir « formé et dirigé une organisation armée ». À nouveau, comme en juillet, les avocats ont redemandé à ce que les droits des accusés leur soient signifiés en langue kurde. Comme ils étaient soutenus dans leur demande par le public, le juge en chef Ali Alçık a déposé un plainte contre ce même public et refusé d’enregistrer les plaidoyers de la Défense dans les actes du tribunal. Le juge a aussi demandé à ce que l’assistance quitte les les lieux, mais les familles des accusés et les observateurs ont refusé d’obtempérer. Cependant, cette fois, les réponses des accusés à l’appel de leur nom ont été acceptées bien que dites en kurde : Ez li vir im (présent). Mais il semble que la cour n’est capable de supporter qu’une petite dose de langue kurde puisqu’ensuite les avocats se sont fait reprendre vertement pour s’être entretenus entre eux dans leur langue et la demande d’un des des accusés, Ertuş Bozkurt, de plaider en kurde a été refusée. 

Le 17 septembre, 4 journalistes ont été relâchés : Çağdaş Ulus et Cihat Ablay, accusées d’appartenance au KCK. Çağdaş Ulus est reporter au journal Vatan et Cihat Ablay est employée par la société de distribution Firat. Les charges contre eux pourraient être requalifiées et allégées. Barış Terkoğlu et Barış Pehlivan, ont été remis, eux, en liberté provisoire, malgré la requête du procureur, et jugés le cadre d’un procès contre OdaTV qui implique en tout 13 personnes. Finalement, le procès a été ajourné au 16 novembre. Le déroulé chaotique des différentes audiences avec un nombre d’accusés déjà pléthorique n’empêche pas que de nouvelles arrestations se produisent, toujours dirigées contre le KCK. Ainsi, le 26 septembre, 42 autres de ses membres ont été interpellés par la police, dans un coup de filet simultané dans les villes kurdes de Batman, Mersin et Adana, ainsi que Diyarbakir. Les personnes arrêtées sont des journalistes, des membres du BDP, des membres d’ONG. Le plus grand nombre d’arrestations a eu lieu à Batman (35). 

 Lors de son discours au 4ème congrès de son parti, l’AKP, le Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan a appelé de ses vœux « une nouvelle constitution qui repléterait la volonté du peuple au plus haut niveau.» Il a demandé à ses « frères kurdes d’élever la voix contre la terreur », en réclamant « l’ouverture d’une page nouvelle, une page de fraternité », en concluant par le classique « nous faisons partie de la même famille, nous sommes tous frères ».

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