De l'âme, des corps, du destin, du raisonnement
12. Et les âmes humaines qui aperçoivent leur image, comme si c'était dans le miroir de Dionysos, viennent s'installer ici après s'être précipitées de là-haut, sans pour autant être aucunement séparées du principe qui est le leur, l'Intellect. Car elles ne sont pas venues avec l'Intellect : en réalité, elles sont allées jusqu'à [5] la terre, mais leur tête est restée solidement fixées en haut dans le ciel. Elles sont descendues plus bas, parce que leur partie intermédiaire était obligée de prodiguer leurs soins à ce jusqu'à quoi elles s'étaient portées, et qui avait besoin de soins. Mais Zeus le père, compatissant à la souffrance de ces êtres, rend mortels les liens qui les font souffrir et leur accorde des périodes de repos en les rendant libres de corps pendant certaines périodes de temps [10], pour leur permettre à elles aussi de se retrouver là-bas où reste toujours l'âme du monde qui, elle, ne se tourne en aucune façon vers les choses d'ici-bas. Car ce que l'âme du monde possède, c'est l'univers qui existe déjà, à qui il ne manque ni ne manquera rien, et qui est assujetti à des cycles temporels dont les limites sont fixées de toute éternité suivant des rapports d'alternance établis.
C'est bien connu, le désir, c'est ce que l'on ne possède pas. De même, pour Plotin, la mémoire découle de la distance, de l'exil, de la perte, c'est-à dire de tout ce qui fait le passé. L'exil et la distance engendre la mémoire autant que l'oubli. Il n'y a pas de mémoire pour les âmes immobiles.
6. On doit donc dire que ce n'est qu'aux âmes qui changent de place et d'état qu'appartient la mémoire; car c'est de choses qui se sont produites et qui se sont passées qu'il y a mémoire. En revanche, les âmes auxquelles il appartient de rester dans la même place et dans le même état, de quoi auraient-elles bien à se souvenir ? (…).
7. – Mais quoi ? Elles ne se souviendront pas qu'elles ont vu le dieu ?
_ Il faut plutôt dire qu'elles ne cessent de le voir. Et tant qu'elles le voient, il ne leur est sans doute pas possible de dire qu'elles l'ont vu. C'est là quelque chose qui ne peut arriver qu'à ceux qui ont cessé de voir.
– Eh bien, ne se souviennent-elles pas qu'elles ont fait le tour de la terre, hier ou l'année dernière, ni même qu'elles étaient vivantes hier, depuis longtemps et depuis le début de leur vie ?
– Non, car elles vivent depuis toujours. Et ce qui est toujours reste une seule et même chose. (…).
Plotin, Traité 28, IV, 4.
13. La règle inéluctable et la justice sont inscrites dans la nature qui commande à chaque âme de se diriger en suivant son rang vers le corps particulier qui est l'image engendrée du modèle correspondant au choix préalable qu'elle a fait et à la disposition qui est en elle. Cette règle c'est que chaque espèce d'âme se trouve dans le voisinage de ce [5] vers quoi le porte la disposition qui est en elle, et il n'est pas besoin qu'un être à un moment donné l'envoie et l'entraîne pour qu'elle entre dans ce corps-ci ou ce corps-là, mais lorsque ce moment est venu, elle descend et s'installe automatiquement, pour ainsi dire, là où il faut.
(...)
Les âmes ne viennent ni de leur plein gré ni parce qu'elles ont été envoyées; ou du moins, dans leur cas, le plein gré ne correspond pas à un choix préalable. C'est plutôt quelque chose comme bondir naturellement ou comme éprouver le désir d'avoir des relations sexuelles, ou [20] être amené sans réflexion à éprouver de belles actions. Pour tel être telle destinée est toujours fixée, celle-ci maintenant et celle-là ensuite. L'Intellect qui est antérieur au monde a lui aussi une destinée, celle de rester là où il est et d'envoyer autant de lumière que possible; et c'est conformément à une loi que chaque rayon de lumière, subordonné à l'universel, est envoyé. L'universel en effet [25] réside en chaque chose. Et ce n'est pas de l'extérieur que la loi tire la force de s'accomplir, mais elle est donnée à ceux qui en font usage et qui la transportent partout. Et si le temps venu, ce que la loi souhaite voir se produire se trouve réalisé par des êtres qui ont intégré la loi, de sorte que ce sont eux qui accomplissent la loi parce qu'ils transportent partout [30] cette loi qui tire sa force du fait qu'elle est établie en eux, qu'elle pèse pour ainsi dire sur eux et qu'elle produit en eux un désir empressé qui s'apparente aux douleurs de l'enfantement, celui d'aller là où ce qui est en eux leur dit pour ainsi dire d'aller.
18. – Est-ce que l'âme fait usage du raisonnement avant de venir dans un corps et encore après en être sortie ?
– Non, c'est lorsqu'elle est déjà tombée dans l'embarras qu'elle est pleine de préoccupation, et surtout lorsqu'elle est dans un état de faiblesse qu'elle fait ici-bas usage du raisonnement. Car avoir besoin du raisonnement, c'est la marque d'un amoindrissement de l'intellect qui ne se suffit plus à lui-même. [5] Il en va comme dans les techniques où le raisonnement intervient lorsque les techniciens se trouvent dans l'embarras, tandis que, quand il n'y a pas de difficulté, la technique domine et agit.Plotin, Traité 27, IV.
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