Ziryab et la cuisine des califes
Le luxe et le raffinement se propagèrent ensuite de Bagdad à tous les territoires de l'Islam jusqu'aux plus extrêmes marches occidentales : Le Bilâd al-Andalus, c'est-à-dire l'Espagne des Omeyyades, où les nouvelles modes orientales furent introduites par Ziryâb, un musicien d'origine kurde.Ziryâb (v. 790-852) fut le pseudonyme d'Abu al-'Alî ibn Nâfi, natif de Mossoul, célèbre musicien et arbitre du bon goût. Il fut introduit auprès de Harûn al-Rashîd (786-809) qui très impressionné par le jeune musicien, qui dût quitter Bagdad [en raison de la jalousie de son maître, Ishaq al-Mawsilî, dit-on, n.d.t]. Quelques années plus tard, on le retrouve à Cordoue où il servit avec succès à la cour de 'Abd al-Rahmân, qui le témoignait la plus haute considération. Très versé en poésie comme en histoire et en astronomie, Ziryâb était considéré comme le parfait "bon compagnon" :Il fut incité à venir à Cordoue par les dirigeants omeyyades qui lui firent de somptueux présents. On ne lui doit pas seulement d'y avoir amélioré le niveau des musiciens et des chanteurs, mais il devint aussi un arbitre de la mode et du bon goût en général, du même calibre qu'un Pétrone ou un Beau Brumell. On dit ainsi qu'il introduisit un ordre spécifique pour faire servir différents plats dans un banquet. En fait, il semble très probable que l'ordre des services que nous suivons de nos jours dans les occasions les plus formelles nous vient de Ziryâb. Il s'intéressa aussi à la préparation de différents plats et amena beaucoup de recettes orientales. Il montra aux gens que la fine verrerie pouvait être plus élégante que les gobelets d'or et d'argent. Il prêta une grande attention à la coiffure et à d'autres formes de cette culture de la beauté. (William Montgomery Watt, The Influence of Islam on Medieval Europe, Edinbrugh, University Press, 1972, p. 24.).
Ziryâb conquit la cour par son élégance, ses bonnes manières et son goût pour la cuisine raffinée. Il importa la cuisine abbasside en Andalousie et reproduisit le goût des mets qu'il avait mangés aux banquets des califes de Bagdad. Nous lui devons des innovations dans l'art de dresser la table : il introduisit l'usage des petites tables basses, des nappes en cuir fin, des gobelets de verre, et un ordre défini pour servir les entrées, ce qui rompait avec la coutume de tout servir en même temps. Un repas devait commencer avec les soupes, suivies des plats de viande et puis des desserts. Il introduisit de nouveaux plats, des recettes orientales à base de riz, de sucre et d'épices, de confitures, de massepain et de noisettes. Dans ce domaine, l'Occident apprit de l'Orientm avec l'Espagne pour intermédiaire.
La grande tradition arabo-persane a contribué d'une façon décisive à la fondation de la nouvelle cuisine européenne qui se développa à la cour des Normands de Sicile. Les grands plats de la tradition iranienne, qui avaient été repris par les Arabes et s'étaient répandus dans les vastes territoires qu'il contrôlait, formaient la base des emprunts. Il est bien connu que le riz devint largement répandu en Italie avec la domination arabe et ce sont les Arabes qui introduisirent le sucre en Sicile et en Espagne. Le sucre, originaire d'Orient, était raffiné en Inde et en Iran, avant d'être d'exporter en Europe d'Égypte, de Syrie et d'Afrique du nord. Le café fut le dernier produit à être importé. Originaire des régions de la mer Rouge, probablement d'Éthiopie et de Moka au Yémen, il fut introduit dans les régions méditerranéennes au XVIº siècle et, de là, se répandit en Europe.
Les Turkmènes, qui venaient des steppes du Turkestan, commencèrent à pénétrer dans l'Empire abbasside au milieu du Xº siècle et contribuèrent à introduire les saveurs acides-aigres dans la cuisine du Moyen-Orient. En 1055, les Turcs Seldjoukides occupèrent Bagdad et devinrent le troisième élément ethnique de l'Islam médiéval. Ils s'établirent dans la capitale du Califat, supplantant les Arabes et les Iraniens et assumèrent les fonctions de gouvernement des peuples du Proche-Orient.
Les grandes traditions culinaires arabo-persanes furent de plus en plus exposées aux influences de l'Est. Les habitudes alimentaires des nomades de la steppe sont semblables à celles des peuples nomades arabes dans l'importance accordée au lait et à tous ses dérivés dans le régime alimentaire, et la simplicité de la cuisine est leur préoccupation. L'Irak fut un lieu de symbiose par excellence entre cultures nomade, rurale et urbaine, un point de rencontre pour la ville, le désert et les steppes, la fusion de la douceur et de la rugosité, du raffinement et de la barbarie.
Il semble que la littérature culinaire ait vu le jour à Bagdad, vers le début du IXº siècle et fut très prolifique jusqu'au XIIIº siècle. La richesse de cette littérature est attestée par les œuvres de Muhammad ibn al-Hassan ibn Muhammad al-Karîm al-Kâtib al-Baghdadî, auteur du Kitâb al-Tabîkh (Livre des plats), un livre de recettes écrit à Bagdad en 1226 et qui témoigne d'un état d'apogée de la grande tradition gastronomique arabo-persane.
La cuisine de cour est surchargée d'ingrédients et d'arômes, tandis que la cuisine populaire comprend de simples plats de légumes, des céréales bouillies avec des apports de viande.
Les livres de recettes écrits durant cette période contiennent aussi des plats et des boissons "ethniques" comme le "vin indien", le "plat kurde aux pistaches", une "recette turkmène", une "recette de Basra", et ainsi de suite, qui prouvent l'intégration de cultures différentes dans la société islamique. Les habitudes alimentaires ont été un facteur d'identification, révélant le degré de cohésion des groupes ethniques, religieux et sociaux. S'y ajoutent, dans la société islamique, d'importantes communautés chrétiennes et juives, avec des règles alimentaires différentes, mais qui suivaient aussi les tendances gastronomiques de leur époque.
Les arts culinaires dans toutes les régions du Kurdistan ont évolué selon diverses tendances et préférences. Les modèles culinaires ont circulé avec les guerres et les migrations saisonnières des populations nomades en quête de nouvelles pâtures.
La vie nomade fut prédominante parmi les Kurdes. Des compte-rendus de la vie et des banquets des émirs kurdes aux XVIº et XVIIº siècles furent fournies par des poètes, en particulier Ahmedê Khanî (1651-1707) qui dans son long poème masnawi Mem et Zîn, a chanté la vie à la cour du Botan et décrivit les banquets et les mets des émirs :
Saki ! Verse dans cette coupe de la couleur du ciel
Le vin semblable à l'esprit éternel,
Afin que pour un instant mon esprit se rafraîchisse
Avec ce vin qui cultive l'esprit.
Saki ! Verse dans ta coupe ornée
Le vin qui fait les cœurs clairvoyants,
Et par quoi les cœurs attristés s'égaient,
Et qui enivre les têtes folles.
Saki ! Verse cette coupe de velours,
Cette eau, la pure substance du fouloir,
Rubis dissous, carmin fluide,
Cette perle, suave confiture,
– Et verse tes propres perles aussi !
Ce vin pareil à une liqueur de rose.
Mem et Zîn, (286-292, trad. S. Alexie & A. Hasan)
Il y a eu aussi des influences réciproques entre la culture kurde et les civilisations avec lesquelles elle était en contact, comme la Mésopotamie arabe, la Perse sassanide, la Syrie byzantine et son héritage hellénistique, et la Turquie ottomane.
Les recettes traditionnelles kurdes reflètent les aspects les plus importants de la société; elles représentent des sources précieuses pour l'histoire culinaire et par-dessus tout, pour l'histoire économique et sociale du peuple kurde. La littérature kurde (poésie, prose et proverbes) et la littérature de voyage occidentale regorgent d'anecdotes se rapportant à la gastronomie, de descriptions détaillées de banquets, de repas et de plats, de règles de bonnes manières à table, etc.
Mirella Galletti, Cuisine and customs of the Kurds and their Neighbors, JAAS, 23, nº1, 2009.
Vraiment passionnant cet article. C'est fou tout ce que l'on doit aux kurdes ! Il m'arrive d'acheter régulièrement mon "grec" chez des kurdes. Les temps ont bien changé.
RépondreSupprimerCet article, c'est toi qui l'a traduit ? car je vois que la référence du bouquin est en anglais.
Oui l'article est initialement en anglais, et ça reprend les recherches de mirella sur la cuisine kurde dans un livre publié en italien : http://sohrawardi.blogspot.com/2008/02/la-cuisine-kurde.html#links
RépondreSupprimerJe traduis donc le papier parce que c'est un bon article et que j'aime instruire le bon peuple de france sur les Kurdes :D
Nonosbtant cela, j'ai moi des réserves sur la kurdité supposée de Ziryâb, dont on n'a aucune preuve, sinon qu'il n'était pas d'origine arabe puisque mawalî. Je dois faire prochainement un post pour expliquer le cas Ziryâb et mon avis là dessus, mais bon les points de vue divergent et je les mets tous à la lecture du public :D
Déjà, bravo pour ta traduction. Voilà quelque temps que je n'étais pas venu sur Amedi et j'ai de la lecture en perspective. Dès fois, je me demande où tu trouves le temps pour faire tout ce que tu fais, mais bon j'avais remarqué que tu étais une couche-tard.
RépondreSupprimerlol y a pas plus marmotte que moi ! genre 9 h de sommeil suffisent à peine... C'est juste que quand j'ai le temps j'écris mes posts et je les programme à l'avance, donc ils paraissent vers minuit tous seuls comme des grands.
RépondreSupprimerJ'ai un avantage cependant c'est d'avoir une vitesse de lecture et d'écriture anormalement rapides, limite alien, donc c'est pas que je trouve le temps, ça me prend juste moins de temps que le commun de l'humanité :D.
Oui mais quand même.
RépondreSupprimerMerci pour ces informations "historiques" très précieuses.
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