Al-Jazarî, le Léonard de Vinci du monde islamique médiéval



"Au premier étage sont disposées deux loges. Dans la première loge est disposé un trône d'eau, sur lequel siège un personnage dont la nature l'incline vers l'humide." Sohrawardî, Le Vade-mecum des Fidèles d'Amour, 2.





"Dans les cosmographies ou les anthologies d'Iskandar Sultân le zodiaque avait une vocation astronomique prononcée. Mais une nouvelle application lui est attribuée dans un ouvrage d'automates écrit au XIIIº siècle par l'ingénieur al-Jazarî.

Dans cet ouvrage, la section consacrée à l'horloge à eau utilise le zodiaque, afin de rythmer les heures d'une horloge à eau composée d'automates et d'un zodiaque dans la lignée de celui inventé par al-Sûfî. En réalité, l'ouvrage fut réalisé par des dynastes locaux de Haute Mésopotamie et il est impossible de ne pas voir dans cette application du zodiaque un monument ou tout simplement un instrument à la gloire du prince.

I. Al-Jazarî, un ingénieur au service des princes artuqides.

Ibn al-Razzaz al-Jazarî appartient en effet à une lignée de concepteurs et d'inventeurs de machine (et d'inventions mécaniques) de toutes sortes. La source principale des inventions techniques et technologiques fut la science hellénistique, en particulier Archimède et Philon de Byzance (IIIº siècle av. J.C.), dont les travaux sur les automates, les horloges hydrauliques étaient connus et diffusés dans le monde byzantin et sassanide. Ces travaux furent largement améliorés par deux frères, les Banû Mûsâ, dont le Livre des inventions mécaniques, écrit à Bagdad au milieu du Xº siècle, inspira al-Jazarî, ou encore par Muhammad al-Sa'âtî qui aurait construit une horloge monumentale à la porte de Jayrûn à Damas vers le milieu du XIIº siècle.

Jazarî fut le "Léonard de Vinci" du monde islamique médiéval, le promoteur de nombreuses inventions, toutes destinées à être construites.

Son œuvre principale, al-Kitâb fî ma'rifat al-hiyal al-handasiyya, ou Le Livre des inventions mécaniques fut écrit en 1206 à Diyâr Bakr et dédié à son maître, le souverain artuqide al-Malik al-Sâlih Niasir al-Dîn Abû-l-Fath Mahmûd ibn Muhammad Qara Arslân ibn Dâ'ûd ibn Suqmân ibn Urtuq (597H/1200) au service duquel il entra en 577H/1181. Cette dédicace inscrite sur la première copie de 1206 est reproduite dans un manuscrit en partie dispersé, conservé à la Bibliothèque Süleymaniyye (ex-Aya Sofia 3606, 755H/1354).

Le Livre des inventions mécaniques se divise en plusieurs chapitres : les horloges à eau, les vases mécaniques et autres becs verseurs, les fontaines aux automates musicaux, les élévateurs d'eau, et diverses machines." Images du Ciel d'Orient, Anna Caiozzo.



"… dans la seconde loge est disposé un trône de feu, sur lequel siège un personnage dont la nature incline vers le sec." Sohrawardî, Le Vade-mecum des Fidèles d'Amour, 2.

J'ai toujours été frappée, de retrouver, dans certains petits traités mystiques de Shihâb od-Dîn Yahyâ Sohrawradî, des descriptions de château mystique ou de Cité de l'Âme (Shahrestân-e Djân) dans le Vade-mecum des Fidèles d'Amour (Mu'nis al-'oshâq) ou dans L'Épitre des hautes tours (Risâlat al- Abrâj) d'horloge cosmique, et même celle de la Coupe de Djâmshîd dans La Langue des fourmis (Loghât-e Mûrân), avec des détails mécaniques pseudo-réalistes curieux, qui évoquaient de façon assez frappante, par petites touches, les automates et les horloges à eau d'al-Jazarî, même s'il est parfois difficile de se représenter exactement le dessin des constructions imaginales du Sohrawardî :

32. Je vis une lampe dans laquelle il y avait de l'huile ; il en jaillissait une lumière qui se propageait dans les différentes parties de la maison. Là même la niche de la lampe s'allumait et les habitants s'embrasaient sous l'effet de la lumière du soleil se levant sur eux.
33. Je plaçai la lampe dans la bouche d'un Dragon qui habitait dans le château de la roue hydraulique ; au-dessous se trouvait certaine Mer Rouge ; au-dessus il y avait des astres dont personne ne connaît les lieux d'irradiation hormis leur Créateur et " ceux qui ont une ferme expérience" (3/5). Le Récit de l'exil occidental (Qissat al-ghorbat al-gharbîya)
3. Je vis un grand bol renversé sur la surface terrestre. (Sa concavité) comportait onze compartiments ou étages (emboîtés les uns dans les autres). Au centre il y avait une certaine quantité d'eau, et au centre de l'eau une petite quantité de sable immobile. Un certain nombre d'animaux faisaient le tour de cette étendue de sable. À chacun des neuf étages supérieurs de ce bol aux onze compartiments, était fixée une agrafe lumineuse, exception faite cependant pour le deuxième étage (deuxième à partir d'en haut, huitième à partir du bas), où il y avait une multitude d'agrafes lumineuses, disposées à la façon de ces cordons de turban du Maghreb, dont se coiffent les soufis. Le Bruissement des ailes de Gabriel (Awâz-e Parr-e Jabrâ'yêl).


"Et l'âme charnelle est une vache qui cause des ravages dans cette Cité. Elle a deux cornes, l'une est avidité et l'autre l'espoir."Sohrawardî, Le Vade-mecum des Fidèles d'Amour, XII.

À dire vrai, il n'est guère probable que le philosophe, qui était également brillant mathématicien et auteur de traités de physique, dont l'ensemble de l'œuvre allait bien donc au-delà de la mystique mais avait pour but toute une épistémologie de ce monde et de l'outre-monde, ne se soit jamais intéressé à ces ouvrages, d'autant plus qu'il vivait à la même époque qu'al-Jazarî, à la cour de ces mêmes Artuqides, et qu'il est impossible qu'il n'en ait jamais vus, que ce soit en œuvre aboutie, en maquette ou même en plan.


"Cette quatrième tour attire à elle depuis les horizons les sonorités agréables. Y sont rassemblés toutes sortes de mélodies et d'accords délectables. Là encore, efforce-toi de passer outre." Sohrawardî, L'Épitre des hautes tours.

Si Sohrawardî utilise des représentations d'ingénierie pour décrire les rouages et arcanes de l'outre-monde, les instruments d'al-Jazarî ne sont pas non plus imperméables à cet ésotérisme. Par ailleurs, le monde des sphères, mobiles ou fixes, est relié, chez Sohrawardî comme chez Ibn Sinâ, à toute une angélologie, et, plus encore chez Sohrawardî, un système des Lumières angéliques qui l'amènera à composer une "Liturgie angélique", composée, entre autres, d'hymnes aux Intelligences ou Âmes ou Anges des sphères astrales, qui fleurète fortement avec le culte des astres des Sabéens, en plus de ses accents manichéens ou zoroastriens.

Je célèbre la liturgie des Anges des astres fixes, Lumières victoriales, les Très Purs, les Parfaits, les Très Proches de Dieu, et je célèbre la liturgie des astres fixes, leur haute et noble demeure.
Je célèbre la liturgie en l'honneur du Dieu Lumière victoriale, le Fort, le Très Beau, le Très Grand investi de la domination, archange seigneur de Saturne qui est sa théurgie, etc.
Strophes liturgiques et offices divins (Wâridât wa-Taqdîsât).


"celui qui se dresse d'un élan victorieux sur les têtes des dragons des ténèbres..." Sohrawardî, Le Livre des temples de la Lumière.

Autre idée très présente dans la mystique persane de ce temps, le souverain du monde qui détient à la fois la connaissance exotérique et ésotérique, symbolisé par Key Khosrow détenteur de la Coupe de Djâmshîd. Nous retrouvons cette idée de trône cosmique lié à Khosrow dans la clepsydre d'al-Jazarî dont le portique

montre de façon symbolique une sorte d'arc de triomphe surmonté d'un zodiaque et animé par des musiciens. Ferait-il référence à une sorte de cour princière, dont l'arc symboliserait à la fois la salle du trône et un trône monumental doté d'un ciel, à l'image du trône mythique de Khosrow ?

En effet, dans le premier art islamique, l'influence conjuguée de l'art grec et de l'art sassanide tend à établir une image du souverain cosmocrator. Les formes architecturales (alcôves, arcs, coupoles) et les thèmes de décoration (les constellations notamment) soulignent de façon implicite l'association des cieux à l'exercice du pouvoir temporel.

Dans les palais contemporains des miniatures d'al-Jazarî, celui de la citadelle ayyûbide d'Alep par exemple, on retrouve le même plan cruciforme à iwân et à coupole.

Aidé des cieux pour gouverner les hommes, et régnant symboliquement jusque dans les cieux, le souverain musulman est guidé par un cortège de signes divins associant temporalité et éternité : les constellations célestes repères qui situent son empire dans le monde, les signes du zodiaque rythmant les heures, les jours et les années. Tous l'accompagnent comme autant de serviteurs à la gloire permanente de Dieu et de son propre pouvoir transitoire sur les hommes.

La miniature de la clepsydre pourrait être alors une vision du trône idéalisée, sous le regard des étoiles, rappelant la royauté cosmique du prince, les aigles apotropaïques veillant sur la cour égayée par des musiciens.
Images du Ciel d'Orient, Anna Caiozzo.

Autres sources évoquées pour cette représentation du portique, le trône de Key Khosrow, tel qu'il est décrit par Nezamî ou avant cela, par Firdawsî. Le personnage de Key Khosrow est, en fait, un programme politique et philosophique idéal, conciliant pouvoir et sagesse, tel que l'appelait de ses vœux Sohrawardî, qui espérait, en instruisant les princes, "restaurer la sagesse de l'ancienne Perse" sur le monde. Il dédia ainsi son Livre des Tablettes (Kitâb al-Alwâh al-'Imâdiyah) à l'Artuqide Malik 'Imad ad-Dîn Artuq, prince de Kharput, et eut aussi le fils de Saladin pour disciple, ce qui lui coûta la vie.

Il y a donc, dans ces représentations sublimées du trône et des astres, plusieurs degrés de lecture, exotériques et ésotériques, ce qui était fort courant : l'hommage au pouvoir d'un prince temporel peut se lire, pour un initié, en un système philosophique et mystique imagé, comme plus tard, le Théâtre (L'Idea del Theatro) de Giulio Camillo, usant d'images mythiques et de symboles pour représenter les Intelligences ou Intellects et leurs relations entre eux. Oui, il est bien vu de voir en al-Jazarî, cet illustre citoyen de la ville de Djezireh ibn Umar (Cizîr) un "Léonard de Vinci", car la Djézireh médiévale, émiettée en de petites principautés souvent rivales, mais dirigées par des dynastes éclairés et mécènes, ressemble beaucoup à l'Italie de la Première Renaissance, passionnée de techniques tout autant que de néoplatonisme, et dont les représentations artistiques sont également codées.



Il Ideal del Theatro ou Théâtre de la Mémoire.


Livres cités :

Images du ciel d'Orient au Moyen Age ; Anna Caiozzo.
L'archange empourpré: Quinze traités et récits mystiques de Sohravardî, trad. Henry Corbin.
Le théâtre de la mémoire ; Giulio Camillo, trad. E. Cantavenera & B. Scheffer.

Commentaires

  1. Ouah Sandrine, quel article passionnant ! ce rapprochement entre les créations d'al-Jazari et Sohrawardi, ainsi qu'avec la situation politique de l'Italie. J'ai délaissé mon "grec" de ce midi du coup. Y a t-il d'autres auteurs qui ont fait ce rapprochement entre al-Jazari et Sohrawardi ? Ta comparaison entre al-Jazari et Léonard de Vinci va en choquer certains dans le bon peuple de France. Quoique.

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  2. Cette comparaison n'est pas initialement la mienne mais je la trouve judicieuse connaissant le petit monde des Artuqides.

    Quant au rapprochement entre les descriptions de Sohrawardi et les constructions d'AL-Jazarî, à ma connaissance cela n'a encore frappé personne, peut-être parce que les disciplines sont trop cloisonnées et que les chercheurs en philosophie ne regardent pas du côté de l'histoire de l'art et vice versa.

    Il y a aussi que je connais cette région comme ma poche et que ces figures astrologiques ou animales, ou fantastiques, on les retrouve sur tous les bâtiments de Djazireh de l'époque et les manuscrits. En plus de l'ésotérisme sabéen ou hermétique, j'y ai parfois flairé quelque chose des Ismaéliens, en tout cas un certain messianisme chiite, conjugué avec les anciens cultes iraniens :

    http://perso.orange.fr/kurdistannameh/culture/dragon.htm

    Sohrawardi, ce grand arpenteur du Diyar Bakr, n'a pas pu ne pas les voir non plus.

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