Pourquoi Amedî


En juillet 1994, je débarquais pour la première fois à Amedî, avec d'amusantes pérégrinations dans un Kurdistan d'Irak tout juste libre, sous embargo et en pleine guerre civile (disons que là c'était officiellement la trêve mais ça se battait encore, à Erbil ou Shaqlawa). Après des tas de pierres (villages en ruines) ou des villes sans beauté (Erbil, Duhok, presque un village à l'époque ou Salahaddin), Amedî joyau couleur de perle dans un écrin d'émeraude. Une ville magique, tout de suite. ça ne s'explique pas, les coups de foudre. Déambulant dans ces ruelles pavées, entre ces maisons intactes, j'ai eu comme une vision : j'étais arrivée chez moi. Enfin non, pas encore arrivée, mais je savais que j'y arriverai, c'était là, dans un temps proche ou lointain, mais déjà là, simplement en aval. Le fait qu'ensuite j'ai attendu 2007 pour y retourner, après avoir aimé Alep, Afrin, Cizîr, Diyabakir, etc., n'a pas changé cet état. J'ai eu, depuis d'autres visions de moi à Amedî, sous la neige, par exemple, je ne sais quand ça arrivera, mais ça arrivera, c'est ça le vrai voyage, avancer vers une arrivée qui existe déjà.




Je me souviens de mon extase devant la porte de la Citadelle. Alors en pleine période seldjoukide à l'Ecole du Louvre, j'étais scotchée devant les dragons ou queues de dragon de toute la Djézireh. Le panneau sculpté dans la roche, sur la gauche était beaucoup plus visible alors, j'y avais clairement vu, je crois, un guerrier, avec tunique assez longue, fourreau d'épée, affronter je ne sais quoi, sans doute un dragon.

Je me souviens aussi d'une scène assez comique quand, devant la moquée, photographiant consciencieusement tous les détails du minaret de l'extérieur, j'avais voulu entrer dans la cour, mais exceptionnellement j'avais oublié le foulard acheté à Diyarbakir deux ans plus tôt, que je promenais toujours dans mon sac, à l'usage des visites de mosquées, justement. Là, le bâtiment ne m'intéressait pas, je savais qu'il n'y avait sans doute rien dedans. Il y avait un imam à l'entrée et je m'étais soudain avancée vers lui, pour lui expliquer, dans mon kurde un peu guindé de l'INALCO, c'est-à-dire très "prince Kamuran Bedir Khan", que j'avais oublié mon foulard, mais que je demandais seulement la permission d'entrer juste de quelques pas dans la cour, pour photographier l'autre face du minaret, que je ressortais tout de suite après. Il avait eu un air si stupéfait, que je ne sais même plus s'il avait répondu quelque chose d'articulé, seulement opiné en me laissant passer. Plus tard, en y resongeant, je m'étais dit que l'apparition d'une ado visiblement occidentale (à l'époque où les étudiants de l'INALCO mis à part, comme Occidentaux civils, on ne voyait guère que des ONG, des journalistes, le personnel de l'ONU et des espions en tous genres) vêtue en jean et chaussée de tennis (j'avais 29 ans mais les Kurdes m'en donnaient 13 de moins), débarquée de nulle part dans la cour de sa mosquée, et s'adressant à lui poliment en kurde, un apapreil jetable à la main, avait quelque chose d'ébahissant... J'ignore si sa mâchoire s'est raccrochée après mon passage.

Bref Amedî, j'ai pris mon temps pour y revenir, mais j'y reviens et ce n'est pas moins qui m'obstine, c'est le vent dans mes voiles.

Balade toute la journée, cette fois au grand soleil et sous le vent de printemps. Pris plein de photos en espérant en choisir une qui remplacera celle de 2007, dont je commence sérieusement à me lasser. La porte de la Citadelle se dégrade terriblement, par contre. C'est aussi le rendez-vous des ados venus consommer tranquillement glaces et sodas, mais hélas, la culture du "on ne salit pas un bel endroit derrière soi" touche très peu les Kurdes, de sorte que le porche a des relents de latrines. Certains, de nuit, ne doivent pas venir y consommer que des pepsi...

Il y a trois monuments qu'en 15 ans j'ai vu s'abîmer à la vitesse grand V : Les sculptures artoukides de la muraille de Diyarbakir, Mardin et ses belles maisons syriennes, et la porte de la Citadelle à Amedî.


Commentaires

  1. Anonyme2:44 PM

    Je me pose une question. Est-ce que Amedi ne viendrait pas du verbe persan "amadan" (arriver, venir) conjugué à la 2e personne du singulier : "amadi", et signifiant "tu es arrivée", "tu es venue" ?

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  2. 'Amadiyya s'appelait 'Ashib (qui a peut-être une origine araméenne il faudrait demander à nos Syriaques). Quand l'atabeg Zengî l'a prise aux Kurdes de la tribu hakkarî qui la tenait, il la fit démanteler pour la reconstruire et l'a renommée d'après son titre 'Imad ad Dîn, ce qui fait que la citadelle s'est appelée 'Imadiyya ou 'Amadiyya. Les Kurdes, comme c'est souvent le cas, ont fait sauter le 'ayn initial dur à leur gosier et ont raccourci et kurdisé le nom.

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  3. Anonyme3:51 PM

    Merci pour ces éclaircissements. Ton récit est émouvant.

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