mercredi, avril 01, 2009

L'Acte d'être de Molla Sadrâ : "révélation prophétique et vérité du réel"

Aujourd'hui il est de bon ton de stigmatiser l'islam, religion vouée à rester "arriérée" à cause de l'absolue de la Révélation (le judaisme aussi d'ailleurs) en opposition à un christianisme dont la sûreté des sources est plus floue car émanant de propos et récits humains, et donc plus aisé à remettre au "goût du jour". En introduction à L'Acte d'être de Molla Sadrâ, Christian Jambet rappelle cependant ce propos de Hegel :

"Dans le concept de la religion vraie, c'est-à-dire de celle dont le contenu est l'esprit absolu, il est impliqué essentiellement qu'elle soit révélée et, à la vérité, révélée par Dieu."

et interroge :

"Qu'est-ce que la "religion vraie" ? Ces questions engagent, elles-mêmes, un certain jugement sur le processus intérieur au monothéisme. Nous en conservons simplement la conviction initiale : si la question de savoir quelle est la "religion vraie" se pose, c'est que le prophétisme et le monothéisme ont dit le vrai, ont eu un rapport originaire à l'essence de la vérité."

Pourquoi est-ce que, jusqu'ici, la philosophie islamique m'a toujours semblé plus exigeante, plus rigoureuse, plus ardue (au sens d'un beau défi) que la philosophie chrétienne ? Parce qu'elle est plus oppressante, plus restrictive, à cause de cette unicité absolue obligée, ce Un sans concession ni adaptation à l'affectif humain, avec ces autres figures consolantes, plus faciles à se représenter ou à adorer (le Christ, la Vierge, les saints). Certes, il y a l'Ange, il y a Muhammad, il y a les Imams, le plérôme des 14 Immaculés, sur lesquels peuvent se déverser toute la source de la tendresse ou de l'affliction partagée des fidèles, mais ce n'est pas Dieu. Dieu en islam, c'est très souvent (et pour des maîtres de la théologie négative que sont les isaméliens, toujours) le Dieu de Maître Eckhart "l'Un dans sa simplicité, sans aucun mode ni propriété, là où il n'est en ce sens ni Père ni Fils ni Saint-Esprit, et où il est cependant un quelque chose qui n'est ni ceci ni cela." Pas de trinité, on ne tourne son attention ni à droite ni à gauche, on regarde devant soi, devant soi, au-dessus, en-dedans, il y l'Un et c'est tout. C'est un peu comme se retrouver sur un sommet à l'air raréfié, pur, mais au repos difficile, où l'on s'essoufle vite. Au fond, c'est la séduction de la difficulté. C'est à se demander si, finalement, l'islam, comme le néo-platonisme, n'est pas avant tout une religion pour intellos...

" La philosophie, en terre d'islam, s'est voulue, dès ses origines, une méditation du sens de la révélation, qui soutenait l'identité de la réalité de l'être et de la réalité unique de Dieu. Sans ce lien étroit de la spéculation métaphysique, de l'expérience spirituelle, de l'élaboration morale ou politique, de l'eschatologie et de la révélation scripturaire, cette philosophie n'aurait qu'un rôle historique, celui de la transmission des Grecs au monde médiéval et au monde moderne. Ce n'est pas cette histoire que nous envisageons ici, mais plutôt le rapport de la philosophie islamique à la révélation prophétique de la vérité du réel.

Car la phrase de Hegel porte pour nous cette prescription : reconnaître que les religions révélées ne sont pas de simples "phénomènes culturels", qu'elles sont, moins encore, des discours d'illusion ou d'erreur, ou encore des métaphores plus ou moins justes de vérités rationnelles étrangères. Elles sont un moment de la révélation du vrai, elles ont une vérité parce qu'elles ont intrinsèquement affaire à la vérité. En disant cela, je ne préjuge pas de la "vérité" de ce qu'énonce tel ou tel dogme admis par telle ou telle secte de l'islam. Je ne m'interroge pas sur la validité de tel contenu de la foi, comme si la foi pouvait se juger selon la norme d'un savoir extérieur à elle, comme si, par exemple, la biologie moléculaire pouvait confirmer ou falsifier une prophétie ! Je ne me demande pas davantage quelle est la vérité de tel fidèle qui reçoit pour loi le discours normatif du Coran, quelle est ici la constitution de son désir. Je partirai, au contraire, de ce fait tout simple, dont Hegel nous avertit : Dieu est sujet. Dieu est sujet de l'énonciation, et Il est aussi souvent sujet de l'énoncé. Les livres saints de l'islam (Feuillets d'Abraham, Torah, Psaumes, Evangile, Coran) disent le vrai parce qu'ils inscrivent dans la lettre l'acte du sujet Dieu, acte d'énonciation et de création, puisque la lettre du livre va créer son propre lecteur. "

Ici, je pense à Sohrawardi qui disait "Lis le Coran comme une première foi, comme s'il n'avait jamais été écrit que pour Ton propre coeur".

"La vérité du livre est cette création de l'homme prophète. Non seulement de l'individu qui est prophète, mais de l'essence prophétique de l'homme, de l'homme dont l'essence d'être parlant se définit par le fait de parler la langue du livre."

Ici note de bas de page qui peut expliquer ma fascination pour l'araméen et cette idée de "comment peut-on être chrétien sans avoir jamais écouter d'araméen? sans avoir jamais eu ce son-origine à l'oreille ?" Ni les musulmans ni les juifs ne sont coupés à ce point de la langue de leur Parlant.

1.L. Massignon a bien montré comment la langue arabe n'est pas simplement la langue du Coran, par un simple jeu de contingence, mais ce qu'est la "calcination littérale", sous "les brises brûlantes du Jugement", des langues sémitiques, selon un devenir qui situe la croissance de la révélation dans l'hébreu, l'épanouissement dans l'araméen, langue du Christ, la puissance apocalyptique dans l'arabe. Quoi qu'il en soit de cette périodisation, qui porte en elle toute une philosophie de la religion monothéiste, Massignon situe bien dans la langue, dans la langue entendue comme "dessication littérale", ce que l'on pourrait nommer la révélation du parlant par excellence, comme si, dans le monothéisme, l'homme était "parlant" (en arabe nâtiq) parce qu'il est convoqué à la parole par le sujet de toute parole, le Parlant absolu, le sujet supposé parler. V. "L'arabe langue liturgique de l'islam" (1935) in Opera Minora, Paris, 1969, t. 2, p. 543-546.


"La vérité n'est pas alors adéquation de la représentation et de la chose, mais inadéquation de l'homme prophète à la langue du Parlant, du sujet absolu supposé parler. Inadéquation éprouvée dans l'angoisse (Muhammad pris de terreur après la visitation de l'ange), inadéquation combattue et jamais vaincue dans l'infinie exégèse du prophète à la langue, c'est un certain mode de la vérité de l'être. L'islam, en ce sens, est porteur d'une ontologie immanente.

La philosophie islamique n'est pas plus un épiphénomène de l'islam que celui-ci n'est un épiphénomène culturel. Elle est l'ontologie de l'islam, le discours qui énonce, à chacune de ses étapes, ce qu'est, selon la révélation prophétique, l'être lui-même. Discours de l'être, elle est aussi discours de la révélation. Exégèse de la révélation, elle accède à l'être en tant qu'être. Elle énonce ainsi le rapport de l'islam à la vérité de l'être, c'est-à-dire un moment constitutif de notre propre relation à l'être, de notre propre pratique de la vérité."

Sans oublier la belle variante ismaélienne :

"L'équation coranique, de Dieu et du nom de l'Un, équivaut pour Sadrâ à l'équation du fondement premier et de l'être. Que Dieu soit être, qu'il soit l'être même, est une décision qui ne va nullement de soi, puisque la théologie ismaélienne, apr exemple, a soutenu la puissance d'une autre conviction, qui voulait que le principe fût au-delà de l'être et au-delà de la négation de l'être."





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