mercredi, avril 15, 2009

Duhok-Lalesh

Nous nous avançons vers la tente sous laquelle siège avec un ennui majestueux le gratin yézidi de Duhok et leurs visiteurs. Les « fêtes » yézidies ressemblent tout à fait aux « fêtes de Pâques » d'Ankawa : il s'agit juste de faire salon, sauf que chez les yézidis à peine s'est-on assis qu'on vous met un thé dans les mains, une bouteille d'eau, qu'on vous tend un panier de bonbons et un autre rempli d'oeufs de Pâques peints de toutes les couleurs : les mêmes oeufs durs que chez les chrétiens sauf qu'ils ne sont pas camouflés en bois comme ceux de Rabban, ce qui fait que je comprends tout de suite que ce sont de vrais oeufs (les yézidis ne sont pas fourbes comme les évêques chrétiens). L'autre différence est le rituel pour les manger, enfin les manger si on a de la chance. Deux personnes prennent chacune un oeuf, et l'un tape le sien sur celui de l'autre. L'oeuf dur qui a cassé sera reposé, intact, et seul le vainqueur pourra manger le sien.

Avant cela, nous dirigeant sous la tente, nous avons vu à l'une des places d'honneur, le Pîr Xidir, qui est aussi président du centre Lalesh, et qui nous avait pas mal promenées il y a deux ans. Apparemment, débarquer sans prévenir, deux ans après, peut créer des chocs émotionnels. Me regardant avancer vers lui et s'entendre dire bonjour de la façon la plus naturelle qui soit, comme si on s'était quitté la semaine dernière, a provoqué chez lui l'expression la plus incrédule et la plus joyeuse que j'ai jamais vue. Le problème est que les deux sentiments – l'incrédulité et la joie – ont paru tellement s'entrechoquer qu'il y a eu comme un court-circuit. En bref, le Pîr avait l'air à la fois content et sonné comme si un 38 tonnes lui était tombé sur le crâne ; quand nous nous sommes levées pour amener nos sacs dans le centre, cela lui durait toujours.

Dans la cuisine du centre et de l'extérieur, j'entends soudain un murmure circuler dans les rangs, puis des annonces de plus en plus insistantes : Matran ! Matran ! Matran were ! Bon, ça ne pouvait pas être Patros, à qui Roxane venait de téléphoner, et qui lui avait dit qu'il ne pouvait venir à la « fête » comme prévu, car il attendait des invités à la frontière. D'ailleurs, un yézidi faisant irruption dans la cuisine pour demander aux jeunes qui y officiaient de se grouiller pour y servir le thé, n'a plus laisser place à aucun doute : « Matran Rabban ! Matran Rabban ! » Moins d'une heure après s'être quitté, revoilà donc que se pointe le Matran. On peut dire que ces condoléances ne se sont pas éternisées.

Ressortant du bâtiment pour revenir sous la tente, nous voyons donc Rabban assis à la place d'honneur, juste à la gauche du Pîr qui ne semblait pas avoir récupéré tout à fait ses connexions réseau. Roxane vient la première vers lui et se penche cérémonieusement pour lui serrer la main. J'arrive ensuite : « Bonjour Monseigneur » (du ton : « vous ici ? Ça alors ! ») et puis on reprend nos places, un peu plus loin, en face des deux dignitaires religieux dont l'attitude offrait un contraste éclatant : L'un toujours ahuri mais avec le sourire, et notre évêque bien-aimé qui faisait son numéro de charme aux yézidis, lesquels le voyaient venir ici pour la première fois, sans se douter qu'on y était pour quelque chose. Et que ça discute fraternité des religions, oecuménisme, tout ça, enfin pas avec le Pîr, qui n'était guère en état de répondre ni même d'entendre, ce qui valait peut-être mieux : Roxane me glisse à l'oreille que, quand elle a salué Monseigneur, celui-ci s'est emmêlé dans ses explications en lui disant : « Je suis venu présenter mes condoléances. » Espérons qu'il n'a pas été présenter ses « félicitations » à la famille du mort. Pour le Pîr, s'être entendu dire « condoléances » pour le Nouvel An est moins grave : dans l'état d'absence béate où il était, Rabban aurait pu tout aussi lui souhaiter une bonne fin de Ramadan... Il finit par se lever, se fait raccompagner bras dessus bras dessous par un vieux yézidi à turban, on se resserre cérémonieusement la main et cette fois-ci, c'est pour de bon, il est parti.

A Lalesh, on n'ira que demain. Après déjeuner, on passe donc notre temps à glandouiller au centre, à surfer sur Internet dans leurs bureaux, en attendant que le Pîr se réveille, car décidément bien sonné, il est parti faire une sieste dans son bureau, sieste qui va durer trois bonnes heures. Puis, il vient dans notre bureau; ayant un peu récupéré. Un peu, pas tout à fait : me regardant d'un air pensif, il me demande soudain comment je m'appelle. Mince, c'est vrai ce que dit Roxane, les chocs émotionnels ça peut dézinguer les neurones. Espérons que celui-là n'aura pas d'effets trop persistants, je m'en voudrais d'avoir flingué le cerveau d'un Pîr député en pleine période électorale. On arrive tout de même à discuter de notre « programme » (qu'est-ce qu'ils ont tous cette année, à n'avoir que ce mot à la bouche...). Demain, voiture + chauffeur et route pour Lalesh. En attendant, l'hôtel Sham nous attend, le même qu'il y a deux ans, et qui nous refait le même coup : Comme c'est un motel avec de vastes chambres, la nuit nous coûte d'abord 90 000 dinars. Une heure après, une fois installées, le réceptionniste sonne à la porte et nous informe que le prix a baissé : 75 000 dinars. C'est fou ce que les tarifs sont capricieux, ici.

Sage dîner à Duhok, arrosé à l'eau claire (l'influence du Matran se fait encore sentir à distance) et le lendemain, excursion à Lalesh, avec deux chauffeurs au lieu d'un comme prévu, mais qui arrivent avec une heure de retard. Après quelques hâtes dans des villages yézidis ou Sheikhan, qui est un cauchemar de takfiri, avec ses tombes yézidis, ses églises et sa mosquée, on arrive à Lalesh. Comme c'est la troisième fois que je m'y rends, ça devient routinier. On fait même les guides pour nos deux jeunes guides, qui ne semblent guère familiers des lieux saints de leur religion, il faut tout leur montrer.




Nous notons tout de même quelques rites que nous n'avions pas remarqué : comme devoir faire trois aller-retour en courant sur le pont Sirat ; même les matrones essoufflées s'y mettent. Ou bien gravir en courant le chemin qui mènent sur les hauteurs des montagnes entourant le temple, parsemés de tombes de sheikhs. Finalement, Lalesh, c'est un vaste parcours de jeu, presque un gimkhana, même à l'intérieur du temple : nouer ou dénouer les noeuds des tissus entourant les colonnes de la première salle, envoyer yeux fermés une balle de chiffon sur le rebord d'une corniche (on a droit à trois chances), lancer un caillou dans un trou à distance ( trois chances là aussi et j'ai réussi du premier coup, ce qui fait qu'un voeu doit avoir été exaucé), se lover dans un creux de roche, juste à l'entrée de la source zamzam, etc. Toute cette profusion de geste rituels laisse un peu rêveur : c'est à la limite de la superstition névrotique, mais cela a aussi un côté gamin, finalement, on sent qu'ils s'amusent beaucoup ici.



De retour le soir, au même hôtel, mais on change de chambre car ne sachant pas si on y resterait, nous étions partis avec nos sacs en excursion sans réserver la nuit, ce qui fait que nous devons prendre celle qui reste de libre (oui, je sais, encore un programme très peu programmé). Le lendemain, comme souvent à Duhok, journée de pluie froide, qui nous obligé à rester enfermées à l'hôtel et à avancer nos posts pour le blog ; on a déjà pas mal de retard. Il faut aussi aller à la préfecture pour cette formalité stupide de prolongement de visa : héritage persistant du baathisme, tout séjour de plus de dix jours nécessite un visa intérieur, en plus de celui, demandé ou non (pas le cas au Kurdistan) pour l'entrée dans le territoire. L'Irak fait pire que la Syrie qui demande la même chose au bout de 15 jours. Ils nous gonflent, les Baghdadi, et on se demande quand les Kurdistani vont se décider à changer ça. Hélas, nous allons vite apprendre que non contents de maintenir cette formalité inepte, les Kurdes y ont mis leur grain de sel en y ajoutant une obligation toute propre à encourager le tourisme dans la Région, comme ils ne cessent de le souhaiter... Mais cela sera pour plus tard. Le lendemain, en visite au centre Lalesh (notre point de chute à Duhok, en somme) je me fait rappeler que le samedi est aussi jour férié, ce qui repousse l'obtention du visa à dimanche. Pas question d'attendre encore une journée sans rien faire à Duhok. Le délai d'expiration de notre visa d'entrée est le 20, soit lundi. Nous décidons de partir immédiatement pour Zakho, qui n'est qu'à une demi-heure de là, après avoir prévenu Patros de notre arrivée.


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