Mollâ Sadrâ et Khomeiny, l'Imam caché et le chant du coq


"Mîr Damâd, surnommé le troisième maître (au rang d'Aristote, d'Aristote, premier maître et de Farabî, le second) donna son accord à une décision théologico-politique de la plus grande importance pour l'avenir. Shâh Ismâ'îl s'était aperçu de la faiblesse du nombre des ensignants qu'il pouvait mobiliser afin de propager en Iran la foi shî'ite, telle qu'il la concevait. Il stimula l'implantation en Iran d'un grand nombre de doctes venus des terres traditionnelles du shî'isme, par exemple de l'actuel Iraq, du Liban, d'Arabie. Cela explique, entre autres choses, que la langue arabe ait été, dès lors, en Iran, la langue du clergé, en concurrence avec le persan, langue de culture et langue des poètes, langue du peuple et langue littéraire.

Parmi ces doctes, il y eut un homme avisé, Shaykh 'Alî al-Karakî (m. 940 h./1534), venu de Syrie. Il conseilla, à maintes reprises, Shâh Ismâ'îl, mais vit le plein succès de son entreprise sous le successeur de celui-ci, Shâh Tahmâsp. Al-Karakî fut désigné comme représentant (nâ'ib) de l'Imâm caché. Ce n'était que l'aboutissement d'une longue histoire, pendant laquelle les clercs n'avaient eu de cesse de suppléer à l'Imâm occulté en élaborant cette fonction du représentant de l'Imâm, qui était pourtant expressément révolue après l'extinction des quatre "représentants" particuliers au temps de l'Occultation majeure. Cette transgression avait pour conséquence de doter le représentant collectif de l'Imâm, soit le clergé formé des savants en religion, des prérogatives spirituelles de l'Imâm, avant que le représentant particulier ne se saisisse des prérogatives temporelles, ou de certaines d'entre elles : ce sera l'enjeu de la révolution islamique en Iran, en 1979."

"Comme nous le disions à propos de Mîr Dâmâd, il serait schématique et faux de décider qui, chez ces grands savants, était principalement engagé dans une voie ou dans l'autre. Mieux, il s'agissait souvent de mettre la gnose elle-même au service du nouvel ordre juridique, et non de la détruire ou de l'affaiblir. Mais enfin, Sadrâ prit une position tranchée en soutenant que la gnose shî'ite devait être au centre de l'exercice du vrai pouvoir spirituel, et non à la périphérie d'un d'un pouvoir temporel."

"A l'aube de la longue épreuve qui devait conduire Sadrâ à la solitude et à la seule préoccupation de l'intelligence, il y a cette certitude pleinement éprouvée, que rien ne vaut que la vérité du désir. Or, pour Sadrâ, la vérité du désir de l'homme, c'est cette conjonction avec le monde divin."

Si l'identification des chrétiens à la figure du Christ est celle du Pardon devant la persécution, la réponse du chiite devant ses ennemis est la dissimulation, dans un retrait qui réactualise à tout moment celui de l'Imâm caché. Renversement saisissant de la scène du reniement de saint Pierre et du chant du coq : l'un trahit en niant, l'autre trahit en avouant ; ici, la fidélité s'appelle Secret, parjure de l'apparent par adhésion envers le caché ; au contraire des chrétiens sommés de renier publiquement leur foi, et donc d'être ouvertement témoins, (martyrs) en bravant les supplices, le fidèle de l'Imâm est sommé de mentir et ainsi de "se garder" et par là-même de "garder son Imâm" qui, dans cette conception salvatrice d'un combat contre la ténèbre, dépend de ses fidèles autant qu'eux de lui : qu'importe que la lampe brûle à couvert, ce qui compte, c'est que la flamme ne s'éteigne pas de ce monde, sous peine de perdre le monde.
"La dissimulation, voilà la pratique qu'il adopte en conformité avec la vie de l'Imâm. On sait qu'elle consiste en une fuite où le fidèle shî'ite tient secrètes ses convictions, pour ne pas attirer la réprobation ou la condamnation de ceux qui ne les approuvent pas. Plus généralement, la dissimulation est permise au musulman, quand il vit dans un pays au pouvoir des infidèles. Mais ici, cette conduite prend un sens précis. Il s'agit d'imiter l'Imâm dans le secret protégeant le secret, dans le silence fait sur l'enseignement ésotérique de l'islam, pour éviter les conséquences du scandale chez les tenants de la religion. La pratique de la philosophie se veut, par conséquent, le prolongement et l'imitation de la révélation ésotérique que l'Imâm possède et enseigne à ses fidèles bien choisis."
"Le conflit ouvert entre destination gnostique de la philosophie et service du discours juridique et politique eut la fin que l'on sait, le triomphe institutionnel de l'effort clérical pour renforcer son pouvoir temporel par l'exercice du pouvoir spirituel. C'était, d'une certaine façon, le signe de ce que la philosophie devait se concevoir comme une pratique menacée, foncièrement intérieure, comme une recherche du salut personnel. Il manquait à Mollâ Sadrâ de connaître quel étrange destin aurait son oeuvre, quand elle serait enseignée dans les institutions universitaires religieuses de l'Iran moderne : comment oublier qu'elle est au coeur des débats internes aux religieux, au coeur de ce qui se pense encore aujourd'hui dans le cadre de la république islamique ?"

Commentaires

Articles les plus consultés