vendredi, mars 06, 2009

Voyage en Turquie d'Asie : Arménie, Kurdistan et Mésopotamie


En 1887-1888, le comte Armand-Pierre de Cholet, alors lieutenant avait déjà effectué un voyage au Turkestan, en "mission d'observation". Au début des années 1890 il remet ça en Anatolie orientale, et fait nombre d'observations sur les populations, dont les Kurdes et les Arméniens.

"Depuis quelques années, l'Arménie et le Kurdistan sont en proie à une vive agitation. Situées loin de la capitale, ces provinces d'accès difficile, ensevelies pendant six, sept mois de l'année sous une épaisse couche de neige, sont peu praticables et les agents de l'autorité n'y ont aucune action. Elles sont habitées par deux peuples d'origine bien distincte : les Arméniens dans le Nord et le centre, les Kurdes dans le centre et le Sud. Mais, quoique les groupements généraux soient ainsi répartis, il existe une immense bande de territoire, compris entre Sivas, Erzeroum, la frontière de Perse, Bitlis, Diarbékir, Malatia, où les deux nations sont complètement mélangée et où les villages et les terres des Arméniens sont enclavés dans les possessions kurdes et réciproquement. C'est surtout là que la différence de race, rendue plus sensible encore par la divergence des religions, suscite chaque jour des querelles et des conflits sans nombre."


Tout ça est, bien sûr, très dans le ton "orientalisme racial". Les Kurdes sont des montagnards sanglants et farouches :

"Les Kurdes, derniers vestiges des peuplades autochtones, ayant encore dans les veines le sang belliqueux des Mèdes, et unis dans la suite avec des bandes farouches et sanguinaires d'Assyriens, de Tartares, d'Arabes et de Turcmènes, sont restés sauvages et quasi-indomptés. Trois fois déjà dans le courant de ce siècle le Padischah a dû envoyer ses troupes refaire, à peu de chose près, la conquête de leur territoire et n'est jamais parvenu qu'à obtenir une soumission illusoire et un tribut insignifiant. Leurs beys, confinés dans leurs châteaux, entourés de guerriers fanatiques recrutés dans les villages avoisinants, ne reconnaissent que bien nominalement la suzeraineté de la Porte et n'obéissent que quandil leur plaît aux ordres venus de Stamboul. Redouté par les valis et les différents représentants du gouvernement, ils n'agissent généralement qu'à leur guise et laissent à leurs tenanciers toute faciliter de piller, de rançonner, de maltraiter, et même parfois de tuer les Arméniens qui habitent la même région."
Les Arméniens, eux, sont des sujets vils, couards et qui mériteraient presque le traitement qui leur est fait :

"Ceux-ci, de nature essentiellement timide et poltrons de père en fils, se plaignent, se lamentent, et au lieu de réagir ouvertement et de s'organiser eux-mêmes en bandes armées pour rendre la pareille à leurs turbulents voisins, intriguent en cachette et ont si bien su s'aliéner tout bon sentiment des autorités locales que celles-ci les ont complètement abandonnés et se refusent à les protéger d'aucune manière. Il leur a même été défendu, à la suite des derniers complots d'Erzeroum, de porter quelque arme que ce fût, même pour la sécurité personnelle, et tandis qu'on ne peut rencontrer le moindre Kurde sans son yatagan, son sabre, son fusil, sa lance ou ses pistolets, voire même quelquefois avec toutes ses armes ensemble, les Arméniens errent lamentablement et sans défense sur le sol qui leur appartenait jadis."

On retrouvera plus tard cette hostilité curieuse sous la plume de François Balsan, dont la haine envers les fantômes des Arméniens disparus est presque névrotique. Les clichés qui leur sont attribués se rapprochent assez de ceux des antisémites si l'on relit la description des Juifs de Palestine par Pierre Loti dans le Voyage à Jérusalem, dont la sympathie va aux Arabes musulmans, tout comme Balsan est admiratif de la République turque et ses opérations de nettoyage ethnique (les Kurdes chez lui, ne sont là encore que des desperados à moitié civilisés mais si pittoresques).

A vrai dire, l'hostilité méprisante des voyageurs européens envers les chrétiens d'Orient n'est pas nouvelle. Il n'y a qu'à lire les descriptions de Giuseppe Campanile des Nestoriens, qu'il met plus bas que les Kurdes, qui, pourtant en prennent pour leur grade en tant que sauvages ignorants, mais c'est moins grave aux yeux du Père. C'est qu'on est toujours plus hostile au presque-semblable mais hérétique (et surtout inférieur) qu'au sauvage qui ne vous touche en rien et ne remet pas votre propre statut en question. Les Arméniens et les chrétiens d'Orient devaient froisser les sentiments de l'homme européen, civilisé et civilisateur, bien marri de partager sa foi avec des masses indigènes et serviles. On retrouve ce même rejet horrifié sous la plume de Hannah Arendt, lors de son séjour en Israël, qui refuse de se sentir compatriote en quoi que ce de cette "foule orientale et crasseuse", c'est-à-dire les juifs arabes, et kurdes .Chez le comte de Cholet, il y a aussi le préjugé de l'officier aristocrate, finalement plus enclin à admirer la force de ces féodaux fous furieux de Kurdes, braves et en armes, que les Arméniens à la "nature pleurarde et gémissante", à qui il reconnaît pourtant tout le bien-fondé de leurs plaintes. Et encore, nous ne sommes qu'à quelques années du grand massacre de 1895-1896.

Une observation intéressante : la sédentarisation progressive des Kurdes, qui se tournent alors vers l'agriculture, auraient accentué la mainmise des élites kurdes sur les terres arméniennes, qui de chefs tribaux à l'économie pastorale, se changent alors en seigneurs féodaux vivant des revenus de leurs serfs :

"En effet, les Kurdes, qui n'étaient autrefois qu'un peuple pasteur, vivant exclusivement du produit et de la vente de leurs troupeaux, tendent à devenir en outre un peuple agriculteur. Pour ce faire ils dépouillent tout simplement de leurs terres les Arméniens qui les entourent, et, soit par des ventes fictives, soit par de flagrants dénis de justice, deviennent légalement possesseurs des biens de leurs voisins. Ils ne se contentent pas toujours de ces déloyales acquisitions et poussent quelquefois la cruauté jusqu'à faire travailler sur leurs anciens champs, mais alors comme simples fermiers, ou même manouvriers, ceux qui en furent les propriétaires. Nous avons vu un frappant exemple à Marmouss, petit village situé sur le chemin de Kara-Kilissa au lac de Van. Exclusivement habité il y a quatre ans encore par des Arméniens et par un bey kurde, les terres se partageaient en deux parties égales : l'une au bey, le restant à la commune. Mais, pendant ce court laps de temps, les Kurdes ont si bien su s'arranger que, sans avoir à dépenser autre chose que quelques cartouches, ils sont devenus légalement (?) propriétaires de toutes les terres des Arméniens, et que, pour ne pas laisser ces derniers mourir de faim, le bey qui habitait le village, exceptionnellement animé par de bons sentiments, a dû les employer comme fermiers ou métayers sur son propre bien."

Ses observations sur la décomposition de l'Etat ottoman au Kurdistan contredisent les études historiques contemporaines qui font démarrer de la seconde moitié du 19° siècle le début de la fin de l'autonomie kurde, en cela qu'il y voit, lui, un recul de l'Empire et du pouvoir central et une indépendance kurde quasi-imminente. Il assiste aussi à la création des milices de cavaliers kurdes, les sinistres Hamidiyye :

"Pour tâcher de calmer ce peuple un peu turbulent et lui inculquer quelques idées de discipline, Mehemet-Zecki-Pacha a eu l'idée de les embrigader en de nombreux régiments de cavalerie où les jeunes gens, commandés par leurs beys et instruits par des officiers turcs, viendraient apprendre la tactique européenne et le maniement des nouvelles armes à feu. Le maréchal espère parvenir ainsi à prendre sur eux une influence suffisante pour les diriger et arriver peut-être, au bout de quelques temps, à en incorporer un certain nombre dans l'armée régulière. Mais, d'autre part, bien des personnes compétentes craignent que, réveillant encore davantage leurs instincts guerriers, ce stage militaire ne rende au contraire ces jeunes sauvages plus difficiles à conduire et ne leur donne, s'ils ne se révoltent, une égalité de tactique et d'armement qui leur manquait jusqu'à ce jour.

La Porte, ne voulant pas actuellement dépenser l'argent nécessaire pour réduire définitivement ces contrées par une bonne expédition militaire (ce qui lui serait cependant bien facile, son armée de l'Est étant meilleure et plus en condition de faire cette besogne qu'elle ne l'a jamais été), cherche à amadouer les beys du pays et à se les attacher par des cadeaux et des honneurs. Tout dernièrement encore, sur une invitation spéciale, plus de cent d'entre eux se sont rendus à Constantinople, où le Sultan les a comblés de prévenances, de titres et de décorations. Mais, dans la région même où nous nous trouvions au moment de leur départ (outre que ceux qui partaient pour aller saluer le Commandeur des croyants nous disait être plein de défiance), les Kurdes soutenaient qu'il n'y avait à aller à Samboul que ceux d'entre eux qui étaient depuis longtemps acquis au gouvernement et qu'au contraire tous ceux qui avaient vraiment quelque influence et qui maintenaient l'agitation actuelle s'étaient bien gardés, dans ce pays où le mauvais café se donne facilement et où le Bosphore est profond, de quitter leurs domaines."


Conclusion de Cholet, assez prémonitoire : pour tenir le Kurdistan, la Turquie doit l'occuper militairement et le soumettre, sous peine d'avoir à le reconquérir. Apparemment ce ne sont pas les exactions contre les chrétiens qui préocuppent beaucoup la France,, comme Cholet l'avoue franchement, mais, peut-être, comme maintenant, la peur panique du désordre que susciterait une nouvelle puissance politique peu docile à l'est de l'Empire :

"J'aurai souvent dans la suite de mon récit l'occasion de revenir sur les effroyables exactions commises journellement par les Kurdes dans les pays que nous avons traversés ; je rapporterai fidèlement et ce que nous y avons vu et ce que les agents de l'autorité étaient obligés de nous avouer des atrocités qui se commettaient sous leurs yeux. Nous en avons tiré cette conclusion (appuyée sur l'opinion générale de tous les gens sensés habitant ces contrées), que la Turquie a le devoir absolu, non pas tant pour mettre un frein aux abominations qui se passent sur un territoire lui appartenant, que pour ne pas être obligée de faire bientôt à nouveau al conquête du Kurdistan, d'agir au plus vite et d'employer pour cela la seule force efficace dont elle puisse facilement disposer : son armée. Quelques colonnes mobiles constituées au moyen des garnisons déjà établies dans le pays suffiraient parfaitement à cette tâche et par quelques exemples sévères ramèneraient bien vite à l'obéissance ce peuple qui s'émancipe chaque jour davantage et échappera bientôt complètement à tout sujétion."







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