Ankawa : Vendredi Saint
De contrôle en contrôle (les rues autour de l'église sont interdites aux voitures et gardées par des jeunes en armes plus attendrissants que terrifiants, je dois dire) ils se passent tous entre eux le même mot : « Elles veulent l'évêque », et : « il est dans l'église », qu'au bout de 5, 6 fois, je finis par apprendre ma première phrase d'araméen : Matran bel kilisê.
On réussit enfin à entrer dans la cour de Saint Joseph, pleine de gens et de chants au dedans, pleine de gens qui bavardent et de gosses qui jouent au dehors, plus des vieux qui bavardent sur des chaises autour. Ça entre et ça sort. Les messes, au Kurdistan, sont plus décontractées que chez nous où une fois entré, c'est pas très bien vu d'en sortir se dégourdir les jambes ou bavarder avant d'y retourner. Il est vrai que nous allons vite réaliser que les messes de Pâques sont TRES longues au Kurdistan. Commencée au milieu de l'après-midi, à 19h00 on y est encore. Enfin, pas nous. On passe notre temps à attendre dans la cour, à bavarder et à fumer (Roxane) matées par un peu tout le monde, dont trois petits chrétiens d'à peine 12 ans, dont l'un nous détaille en passant de la tête aux pieds d'un regard approbateur, avec une mimique qui veut clairement dire : « Ouah ! Le beau morceau ! » Sont délurés les petits chrétiens, on dirait. A leur âge un Kurde, ça se contente de rougir et sourire à ses chaussures (et ça leur dure longtemps après 12 ans).
Entre temps, des ados sont venus trois fois de suite nous expliquer que « si on voulait », nous « pouvions » entrer dans l'église. Oui, on sait, merci. A la quatrième fois, quand un autre est venu nous expliquer en anglais « you come to the Matran » on s'est peut-être dit que « pouvoir » voulait peut-être dire « devoir ». De fait, il nous mène par derrière, nous fait passer par une petite porte qui débouche dans ce qui a l'air d'être un vestiaire-débarras (à moins que c'est ça qu'on appelle une sacristie) et nous indique d'avancer encore. On avance jusqu'à se retrouver carrément sur l'autel, derrière tous les prêtres et les chantres et la Croix et les cierges et devant tous les fidèles. Un peu interloquée je me demande pourquoi on nous amène ici, quand Monseigneur Rabban, toujours splendide et tout de blanc vêtu, s'avance vers nous et nous serre la main d'un air mi-roide mi-distant en nous informant (sommant ?) d'un air peut-être un peu pincé, que l'on « pouvait » prendre des photos ici et là. Oui, Monseigneur, à tes ordres Monseigneur. Plus blanche que neige dans cette histoire, je me retourne vers Roxane en claironnant : « Hé, c'est ton boulot, hein ! », genre « tu penses bien que ce n'est pas moi qui aurais eu la flemme si j'avais été photographe. »
On s'installe dans son bureau et il nous demande ce que nous voulons manger : « Est-ce que vous mangez de la viande ? » Etant un peu plus renseignée que Roxane (pas dur) sur ces questions, je me doute que le Carême n'est pas terminé. « Mais on mange comme toi. » « Ah non, moi ça fait 50 jours que je jeûne. » 50 jours sans viande, sans laitages ? M'étonne pas qu'il soit si amaigri, en plus de la fatigue de ses deux diocèses et celle des fêtes de Pâques ! Heureusement que ça se termine dimanche. Puis des visiteurs viennent le voir et nous sommes informées que nous pouvons (devons ?) monter nous préparer et redescendre à 8h45 pour manger, « car vous devez être fatiguées ». Oui, Monseigneur, bien Monseigneur.
A l'heure dire, visiteurs expédiés, on passe à table. Nous avons droit à des kebabs mixtes et je trouve extrêmement difficile de manger sous le nez de quelqu'un qui jeûne. Il est vrai que Rabban a l'air assez détaché de ces questions. Mais quand même, quand on lui apporte son assiette à lui, je me demande de quel genre de bouillie marronnasse il se nourrit. Il explique que c'est du thon à l'huile, pressé, cuit et citronné. Cuit pour enlever l'huile, j'imagine et citronné pour que ça soit à peu près mangeable. Il me fait goûter, puis fait goûter Roxane. On ne peut pas dire que ce soit mauvais mais se nourrir de ça 50 jours... Il est temps que ça s'arrête à force de s'amaigrir il va finir par disparaître complètement, et on y tient, à notre évêque kurdistanî. Avant cela, il avait dit le benedicite (après l'expérience Patros en 2007, on était assez au fait pour ne pas se vautrer sur nos chaises immédiatement), et avait terminé par « bon appétit ! » Bon appétit devant son thon desséché, effectivement il en fallait. On commence à manger et dix minutes plus tard, il lève la tête d'un air inquiet : « J'ai dit bon appétit ? » Oui, on le rassure.
Une fois les agapes finies, on repasse dans son bureau et on poursuit la discussion entamée durant le repas, sur les Kurdes, le Kurdistan, les Kurdistanî, les crétins qui ne comprennent RIEN au Kurdistan, et tout spécialement les crétins de journalistes qui depuis 2003 ont à coeur de refaire tous le même papier et reportage absolument ineptes et faux sur le Kurdistan. Rabban balance entre le « laisse-ça, laisse-ça » avec un geste dedaigneux qui doit être une façon chrétienne et donc charitable de dire « ignore ces abrutis » et une indignation aussi véhémente que la nôtre, parce que faut pas charrier. On discute beaucoup, il nous interroge sans aucun complexe sur nos pedigrees (familles, ex-conjoints, études, etc), et comment et pourquoi le Kurdistan etc, et si je n'ai pas abandonné ma religion. Euh, non... réponds-je ce qui ne l'avance guère à y réfléchir, car je pourrais être rester très fidèlement Témoin de Jéhovah ou Boudhiste zen sans qu'il le sache. Et comme à mauvaise question mauvaise réponse, il ne sera pas plus avancé.
Il est fatigué et demain la journée sera tout aussi longue pour lui (et la nuit courte). On se dit bonsoir et on monte dans nos chambres.
Autre version du voyage chez Roxane, qui est enfin sortie de Suleymaniye.
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