Zohak, roi des Mèdes ?
Beaucoup de Kurdes persuadés de la véracité historique du mythe moderne de leurs ancêtres mèdes, seront fort surpris en lisant Moïse de Khorène, d'apprendre que, si dans le Shahnameh de Firdousi, Zohak est dit "roi arabe de Jérusalem", pour Moïse, et d'autres conteurs perses, le roi dragon Ajdahak est bien un Mède !
Tout se passe au temps du roi d'Arménie Tigrane, qui a donné sa sœur Tigranouhi en mariage au roi mède Ajdahak, nom qui signifie "dragon" :
Comme Zohak, Ajdahak fait en effet un rêve où il voit le héros qui l'abattra : Ce n'est pas Feridoun mais Tigrane, du moins c'est ce que pense le Mède. Par un trait de génie, le conteur (soit Moïse soit l'auteur dont il reprend la version) montre en effet comment se bâtit une auto-prédiction : à aucun moment, dans le rêve, Tigrane n'apparaît clairement à Ajdahak, qui suppose, à la vue du paysage, qu'il s'agit des montagnes d'Arménie et que le héros qui va l'abattre ne peut être que Tigrane, comme il l'explique à ses conseillers en leur racontant ce songe :
"
Il advint, ô mes amis, dit-il, que je me trouvais aujourd'hui sur une terre inconnue, près d'une montagne qui s'élevait très haut depuis le sol et dont la cime paraissait enveloppée de mordants frimas. On eût dit que c'était au pays des descendants de Haïk. Et tandis que je regardais longuement cette montagne, une femme vêtue de la pourpre, enveloppée d'un voile couleur du ciel, m'apparut assise au plus haut de la cime. Elle avait de grands yeux, une haute taille, des joues colorées et elle était saisie des douleurs de l'enfantement. Comme j'avais le regard tendu vers cette surprenante apparition, cette femme mit au monde tout à coup trois héros, entièrement formés pour la taille et pour la personne. Le premier, monté sur un lion, s'élança vers l'occident, le second, sur un léopard, s'élança vers le nord, et le troisième, maîtrisant un énorme dragon, fondit avec fureur sur notre empire.
"Au milieu de ces visions confuses, il me semblait que, debout sur la terrasse de mon palais royal, j'en voyais la surface parée de magnifiques pavillons multicolores. Nos dieux, qui m'ont couronné, étaient là, présents dans une vision prodigieuses, et moi, avec vous, je les honorais de sacrifices et d'encens. Tout à coup, levant les yeux, je vis le héros, monté sur le dragon, prendre son vol avec des ailes d'aigle et fondre sur nous. Et, arrivant tout près, il projetait d'exterminer nos dieux, mais moi, Ajdahak, m'interposant d'un bond, je soutins ce choc formidable et je combattis ce merveilleux héros. D'abord, nous nous déchirâmes mutuellement les chairs à la pointe de la lance, répandant des flots de sang, et nous transformâmes la terrasse du palais, resplendissante comme le soleil, en une mare de sang. Puis, recourant à d'autres armes, nous combattîmes encore des heures entières.
"Mais à quoi bon, pour moi, prolonger de récit, puisque la fin de tout était ma ruine ? C'est pourquoi l'imagination d'un tel péril me couvrit d'une sueur violente, le sommeil s'enfuit loin de moi, et désormais je n'ai plus l'impression d'être vivant. Car le déroulement d'une telle vision ne signifie rien d'autre sinon que Tigrane, descendant de Haïk, va incessamment arriver sur nous en un violent assaut. Mais qui d'entre vous n'espérerait trouver les moyens, après l'aide des dieux, de me seconder en paroles et en actes pour devenir associé à mon trône ?"
Bien que demandant l'avis de ses conseillers, Ajdahak s'est déjà fait son idée sur la façon de vaincre l'ennemi qu'il s'est inventé. Et c'est ainsi que par la seule interprétation de son rêve, il va faire en sorte que cette prédiction se réalise. En effet, s'il n'avait pas décidé de lui-même que Tigrane était celui qui allait le combattre, s'il n'avait donc pas cherché à le tuer avant, la prémonition n'en aurait pas été une (pour ceux qui pataugent un peu dans ces histoires d'auto-prédiction, relire les explications d'Albus Dumbledore à la fin de la saga Harry Potter, où le magicien expose de façon identique comment Voldemort voulant contrer ce qu'il pensait être une prophétie lui a donné corps en "fabriquant" son ennemi).
Bref, Ajdahak demande en mariage la sœur de Tigrane, Tigranouhi. Une fois qu'il a convolé, il essaie de faire croire à sa nouvelle épouse que Tigrane complote la perte de sa propre sœur, excité par la jalousie de la reine arménienne Zarouhi. Il a aussi le dessein de faire périr Tigranouhi si celle-ci ne tombe pas dans le panneau. Mais Tigranouhi est fine mouche et feint de croire tout ce que lui raconte le roi mède, avant d'avertir secrètement son frère de ce qui se trame contre lui. Du coup, quand Ajdahak envoie une lettre fort aimable à Tigrane, lui demandant une rencontre "amicale" à la frontière de leurs royaumes, l'Arménien lui répond en étalant au grand jour toute sa fourberie et en lui déclarant la guerre. Apparemment, Ajdahak ne soupçonne pas que Tigranouhi y est pour quelque chose, mais comme il l'emmène avec lui combattre Tigrane, la guerre dure un peu plus longtemps que prévu car son beau-frère fait très attention, dans les combats, à ce que sa sœur ne périsse pas. Mais, pour finir, au bout de "cinq grands mois", Tigrane réussit à avoir la peau d'Ajdahak :
Dès que le combat s'engage, d'un coup de lance, il fend comme l'eau la forte armure de fer d'Ajdahak ; il l'embroche sur la large pointe de sa lance et, en retirant son bras, il lui emporte avec son arme la moitié des poumons. Cependant la bataille était prodigieuse, car c'étaient braves contre braves et qui n'étaient pas pressés de se tourner le dos ! C'est pourquoi l'affrontement guerrier se prolongea de longues heures. Ce qui mit fin à l'action fut la mort d'Azdahak. Un tel exploit, ajouté à l'heureuse fortune de Tigrane, ajouta à sa gloire.
Tigrane récupère sa sœur en même temps que toute la suite d'Ajdahak, dont sa première épouse, Anouïch alias "Mère des dragons", les filles du roi mède, des fils, des prisonniers, etc. Il répartit tous ces gens dans les montagnes du nord, et installe la reine mède et ses fils près de l'Ararat :
C'est ce que racontent aussi avec vérité les chants récités en cadence que conservèrent avec amour, comme je l'entends dire, les habitants de Golt'n, canton fertile en vin, où ils célèbrent l'histoire d'Artachês et de ses fils, et mentionnent, d'une manière allégorique, les descendants d'Ajdahak, qu'ils appellent "race du dragon", car Ajdahak veut dire "dragon" dans notre langue.
On le voit, l'ambiguïté vient de l'assimilation d'Ajdahak et d'Amouïch aux dragons (ce sont en fait de plus anciennes figures iraniennes primordiales, historicisées et humanisées par Moïse) alors même que le héros qui apparaît dans le songe d'Ajdahak est lui-même monté sur un dragon, et que Tigrane est pourtant célébré comme "vainqueur des Dragons".
Pour compliquer encore les choses, Moïse de Khorène livre à la fin de son chapitre une version iranienne de cette histoire, en vitupérant dans des termes peu amènes envers les Perses et leurs "fables" (Moïse est hellénophile et persophobe, en gros). Cette version là est bien plus proche de celle du Shahnameh et du roi Zohak des mythes iraniens, sauf que le héros endormi et transporté par le monstre rappelle un épisode de la vie de Rostam. Le procédé littéraire par lequel l'historien arménien introduit cette autre légende est d'ailleurs amusant, car il feint de céder à son interlocuteur, le prince Sahak, à qui il s'adresse plusieurs fois dans le livre, sous forme de correspondance imaginaire. Il faut noter que le ton adopté est celui d'un vieux lettré morigénant un écolier étourdi, je ne sais s'il parlait ainsi aux souverains des cours :
Quel est donc chez toi ce prurit pour les fables obscènes et monstrueuses concernant Biourapis-Ajdahak ? Et pourquoi nous fatigues-tu avec les contes grossiers et incohérents des Perses et plus encore avec leur stupidité : sa bonne conduite première, qui n'était pas bonne, le service que lui rendaient les démons, son art de faire que la tromperie et le mensonge ne puisse être pris en défaut, le baiser sur les épaules et la naissance de dragons qui s'ensuivit, et, dès lors, la recrudescence de sa cruauté, le sacrifice d'homme pour les besoins de son ventre ; comment ensuite un certain Hroudên, l'ayant attaché avec des chaînes d'airain, l'emmena sur la montagne appelée Dembavend ; comment Hroudên s'endormit en chemin et Biouraspi l'entraîna sur la colline ; comment Hroudên se réveilla, l'emmena dans une grotte de la montagne, l'y enchaîna et se planta devant lui comme une statue. Épouvanté par lui, Biouraspi se tient soumis dans les chaînes et n'a plus la force de sortir pour ravager la terre.
Quel besoin as-tu de ces fables mensongères, quel profit tires-tu de ce fatras d'histoires absurdes et insensées ? S'agirait-il de ces fables grecques, éloquentes et raffinées, pleines de sens, qui contiennent, cachées en elles-mêmes, sous forme d'allégories, les vrais réalités ? Mais tu nous demandes de donner raison à leur déraison et d'orner ce qui est inculte ! Je te referai la même réponse : qu'as-tu besoin de tout cela ? Quel est donc ce désir de désirer l'indésirable et d'augmenter notre fatigue ? Mettons qu'il s'agit là d'un caprice dû à ta jeunesse et à l'immaturité de ton âge ! C'est pourquoi nous allons satisfaire en cela à tes désirs.
Moïse reprend ensuite la "fable perse" mais en les réécrivant à sa sauce, "en donnant un sens à des contes qui n'en ont pas, et je vais expliquer ici des événements très anciens et incompréhensibles aux Perses eux-mêmes". Il assimile ainsi le personnage de Biourasp-Ajdahak "aux mille chevaux" à un roi centaure nommé Piourid qui vivait au temps du roi Nemrod (centaure dont il a trouvé trace dans "un livre chaldéen"). Féru en astrologie, ce Piourid voulut apprendre la science du mal et rusa pour faire apparaître le démon au vu et su de tous ses sujets sans éveiller de soupçon :
Il feint d'être pris d'horribles douleurs de ventre, qui ne pouvaient être guéries qu'en prononçant quelque parole ou quelque nom redoutables, que nul ne peut entendre sans péril. Et l'esprit malin qui accomplissait habituellement ces maléfices les lui enseignait à la maison et sur les places publiques : posant tranquillement sa tête sur les épaules de Biouraspi et lui parlant à l'oreille, il lui enseignait l'art de faire le mal. C'est lui que, dans la légende, on appelle "l'enfant de Satan qui se tenait complaisamment à son service". Et après, comme pour lui demander un cadeau en échange, il lui embrassait les épaules. Quant à ce qu'on raconte qu'il lui poussait des dragons ou que Biouraspi lui-même se changeait en dragon, voici ce qu'il en est : il se mit à sacrifier un nombre considérable d'hommes aux démons, jusqu'au moment où le peuple, dégoûté de lui, le chassa d'un commun accord. Il s'enfuit alors dans les contrées montagneuses mentionnées plus haut et, comme on le poursuivait avec acharnement, son armée se détacha de lui. Rassurés par cela, ses poursuivants se reposèrent quelques jours en cet endroit. Mais Biouraspi, ayant rassemblé ses soldats dispersés, fond à l'improviste sur les ennemis et leur inflige de grandes pertes. Cependant le nombre finit par l'emporter et Biouraspi prend la fuite. On le rattrape, on le tue près de la montagne et on le jette dans un gouffre rempli de soufre.
Évidemment, on ne voit pas bien en quoi la version donnée par Moïse ne ressort pas, elle, d'un "fatras d'histoires absurdes et insensées", ni en quoi un centaure sataniste est une figure plus raisonnable et réaliste qu'un roi-dragon, mais c'est ainsi.
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