Le Sage et le Prince en Iran médiéval. Morale et politique dans les textes littéraires persans, Xe-XIIIe siècles
Le conseil est un appel à écouter non pas la voix intime de la conscience solitaire, mais celle de l'expérience des hommes les meilleurs, des sages. Ils sont la conscience de tous ; les paroles qui leur sont attribuées en sont la voix ; ces paroles confiées aux mémoires jouent le rôle de conscience. De ce fait, la morale des conseils conspirent fortement à l'intégration de l'individu dans sa société et ses normes. Au-delà du "ne pas nuire", ce qui est conseillé, c'est de n'être pas inattentif, d'être sur ses gardes, de ne pas se hâter. En un mot, on réclame le réveil de la réflexion. La morale est engagée avant toute action, par une volonté d'attention ; le premier acte moral est de vouloir réfléchir, la première faute est le manque de ce vouloir, qui donne l'inattention. La morale des conseils est pour l'acte, elle est prévisionnelle ; elle n'est pas l'application de normes à tous les cas, ou le jugement des cas après coup ; elle reste assez générale pour laisser toute décision morale être un événement individuel. Ce qu'elle énonce relève du sens commun, et ses formules sont vieilles comme la culture. Ainsi : "Considère tout homme comme supérieur à toi". La nouveauté qu'elle permet, c'est qu'à la convergence des événements où il faut agir, le contenu de ses formules rejaillit nouvellement ; c'est la re-création dont V. Jankélévitch a parlé. La formule énonce l'inatteignable, parce qu'elle est trop générale ; c'est pourtant elle qui doit venir informer l'acte et s'y limiter.
La morale est sans doute un art ; elle cherche la meilleure adaptation des moyens à la fin dans la transformation de l'homme imparfait. En visant une fin, elle nie que quelque chose d'autre la vise à sa place, lui en retire le privilège et rende vain son effort ; on veut parler du destin. La morale est un anti-destin. On assistera, tout au long de l'histoire de la morale persane, à ce débat à propos de l'effort et du sort.
Charles-Henri de Fouchécour, Le Sage et le Prince en Iran médiéval. Morale et politique dans les textes littéraires persans, Xe-XIIIe siècles : Introduction.
La doxa contemporaine présente souvent la morale comme le pilier du conformisme social. Après Jankélévitch, Levinas et tant d'autres, Charles-Henri de Fouchécour replace la morale (ici celle des sages d'Iran) dans sa vraie grandeur, à mi-chemin entre Créon et Antigone et les renvoyant dos à dos peut-être : une décision prise sur l'instant, sur une situation, un carrefour, qui ne sera jamais identique à un autre. Les principes moraux sont généraux, la décision de les appliquer est unique, sans hier ni lendemain, au cas par cas, acte par acte. J'aime assez cette idée, parce qu'aucun de nos choix "moraux" n'emprisonnent ceux à venir, pas plus qu'ils ne découlaient fatalement de nos actes passés. Tout est toujours à faire renaître. La morale va au-delà des lois, méprise les dogmes, dérange les sociétés humaines, c'est finalement la Parole intérieure toujours vivante, la révélation mystique opposée aux tables de la loi : haqiqat contre shariat, et ce toujours dans le libre choix humain.
Ainsi le Christ était un moraliste, il n'était même que ça, en-dehors de cette histoire de Royaume : un perturbateur au nom de la morale et du cas par cas, au nom de l'amour et du un "Toi est un Moi sans droits, un Moi est un Toi sans devoirs" jankélévitchien. La faillite du christianisme est d'avoir tourné le dos à la morale pour devenir une religion, c'est-à-dire un ensemble de lois, de rites et de dogmes, "anti-moraux" au possible.
Et aussi, totalement en accord avec cette idée que la pire des fautes morales, est celle commise par étourderie, inattention, relâchement paresseux de l'esprit, bien plus que le mal commis avec volonté.
Devant ce sort fixé à l'homme, la morale, par nature, a affirmé la nécessité de l'effort humain. Elle ne lui a pas proclamé qu'il était libre en tout, mais que, dans le jeu des contraintes du destin, ou du décret divin, il avait son propre jeu à jouer, celui de pouvoir refuser certains enchaînements de contraintes, au profit d'autres. Le ciel fermé des déterminations a des trous, forsat, occasions propices, là où l'homme qui réfléchissait depuis longtemps peut introduire son choix moral, en fonction duquel la roue des déterminations va poursuivre son mouvement. Du moins, ce n'est que de cette manière que l'on verra la morale toucher au problème de la liberté, point d'un choix à l'origine de conséquences perçues comme inéluctables. On rencontrera une fois cette affirmation étonnante d'un conseiller à son prince : "Tu as le temps", une expression du registre amoureux. (id.)
Devant l'apparent écrasement mécanique du sort, la fameuse falak, les rouages de la Fortune, cette image du moraliste guettant le bon moment, l'occasion (forset), me fait penser au pilote de la mètis grecque dont parlait Marcel Detienne et J.P. Vernant : celui qui feint de se soumettre aux courants marins pour saisir l'occasion du moindre vent, du moindre remous, cette faille de la Fortune et mener sa barque, car
ou à la longue et patiente réflexion-concentration d'Athéna et du conducteur de char avant de s'élancer dans la course.
La mètis préside à toutes les activités où l'homme doit apprendre à manoeuvrer des forces hostiles trop puissantes pour être directement contrôlées, mais qu'on peut utiliser en dépit d'elles, sans jamais les affronter de face, pour faire aboutir par un biais imprévu le projet qu'on a médité.Ainsi,
(Les ruses de l'intelligence. La mètis grecque)
Pareil à Danaos, premier navigateur et pilote prudent autant que prévoyant, pronoos, le bon timonier doit avoir pesé tous les coups, en bon joueur de tric-trac : il lui faut prévoir les sautes de vent, opposer ruse à ruse, guetter l'occasion fugitive d'inverser le rapport des forces. (id.)
ou à la longue et patiente réflexion-concentration d'Athéna et du conducteur de char avant de s'élancer dans la course.
v. 460 av. J.C. Musée de l'Acropole, Athène
© Marsyas
Certes, c'est parce que la victoire est incertaine et que les jeux se déroulent dans un espace ouvert, qu'Athéna "médite", mais, cette fois, au sens grec de mêdesthai qui participe étroitement de l'activité intellectuelle de la mètis. Appuyée sur la lance, la tête inclinée vers la borne qui marque la ligne de départ, l'Athéna de l'Acropole est l'image non de la Raison, mais de la Prudence, de la phrônesis, cherchant à prévoir les péripéties du parcours et tout occupée à "penser" la course qu'elle va disputer. (id.)
Athéna figure, elle aussi, le couplage ou la collaboration de la Sagesse et de la Ruse car que vaudrait un sage qui ne serait pas "malin" ?
Qu'elle se tienne aux côtés du pilote pour lui ouvrir un chemin sur la mer ou qu'elle dépêche l'oiseau, instrument efficient du franchissement des gouffres, Athéna se manifeste dans le monde marin par l'exercice d'une intelligence navigatrice qui sait tracer sa route droit sur la mer en rusant avec les souffles et la mouvance des flots." (id)
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