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Cuma Boynukara : Mem et Zîn
Cuma Boynukara est né en 1964 à Diyarbakir. Il fait connaissance avec le théâtre en 1979 au centre d'éducation publique de Diyarbakir. Sa première pièce est publiée en 1989 et, depuis, il n'a jamais cessé d'écrire. Ses pièces ont été mises en scène dans différents théâtres, et notamment au théâtre municipal de Diyarbakir. Il a reçu plusieurs prix, dont celui du ministère de la Culture en 1993 ainsi que le prix de la revue Tiyatro (Théâtre) en tant qu'auteur dramatique pour Mem et Zîn en 2005. Ses œuvres sont publiées aux éditions Mitos-Boyut et Evrensel. Il est membre du comité syndical des auteurs turcs et membre fondateur de l'Association des auteurs et traducteurs de théâtre.
Dans un pays comme la Turquie, où les droits et les libertés démocratiques ainsi que les combats pour les sauvegarder furent maintes fois démantelés, devenus presque inaccessibles, soumis à des résistances, Cuma Boynukara est un auteur qui s'efforce précisément, à travers ses œuvres théâtrales, d'aller à l'encontre de ces tendances dangereuses. Les pièces de Cuma Boynukara et les propos qu'il y défend, malgré les barrages auxquels ses œuvres ont dû faire face, furent composés dans cette perspective.
La pièce de Cuma Boynukara Mem et Zîn est basée sur une ancienne épopée kurde, dont le titre original est Memê Alan. Cette épopée circula pendant des siècles comme légende populaire ; elle fut racontée dans tous les dialectes régionaux sur les terres de Mésopotamie et d'Anatolie. La légende fut pour la première fois posée sur le papier à la fin du XVIIs siècle par Ehmedê Xani, sous la forme d'un long poème intitulé Mem û Zîn. À cette époque, Ehmedê Xani était reconnu en tant que cheikh de la région d'Hakkari, qui était répertoriée dans les archives ottomanes (en alphabet kurde kurmanci, dans l'ouvrage Nûbara Biçûkan) comme étant le territoire du Kurdistan. Même si mettre par écrit Mem û Zîn fut l'idée de Xani, cet acte montrait aussi que, dans toutes les tribus kurdes, un grand nombre avait connaissance des textes et que les Kurdes avaient aussi le souhait d'enrichir leur patrimoine littéraire. Le cheikh, qui avait reçu une éducation complète dans une medrese, avait peut-être pensé qu'une œuvre littéraire aurait mieux inscrit le kurmanci dans la culture et qu'une histoire d'amour ayant un langage universel aurait laissé une empreinte pour le futur. C'est pourquoi l'histoire de Mem û Zîn fut rédigée en s'appuyant sur les thèmes traités dans l'épopée Memê Alan, qui ralliaient les tribus kurdes éparses dans leur quotidien. De fait, l'écriture de cette œuvre fut aussi un appel au rassemblement des clans et à l'unification linguistique.
Cuma Boynukara a adapté ce long poème en turc Mem ile Zin en construisant une nouvelle fois la trame dramatique qui lui est propre. Il y met en exergue la mixité des langues et des cultures qui se côtoient depuis des siècles, autrement dit les valeurs humanistes communes véhiculées à travers l'histoire de Mem et Zîn. Ainsi cette pièce permet-elle à plus de trente langues vivantes de notre territoire de cohabiter harmonieusement. Avec son contenu, elle est un véritable porte-parole de la paix. Elle traite de la résistance contre le sultanat et d'un amour qui peu à peu se transforme en une rébellion populaire. Cette pièce montre qu'un monde méprisant les valeurs fondamentales de paix ne peut que générer de la souffrance.
Cuma Boynukara termine l'écriture de sa pièce en 1994 et la publie aux éditions Berfin. La même année, il la met en scène au théâtre de la ville de Diyarbakir avec Veysel Öngören. La pièce ne sera censurée que par l'Olağanüstü Hal (OHAL), une mesure d'état d'urgence. Mem et Zîn est réédité en 2001, cette fois-ci chez Mitos-Boyut. La pièce se joue la même année dans le théâtre des associations subventionnées par le Comité de littérature (Edebi kurlları). D'ailleurs les précédentes pièces de Cuma Boynukara avaient été subventionnées par le même comité et pendant des années aucun spectateur ne s'était jamais plaint. Cuma Boynukara met en scène Mem et Zîn à nouveau en 2004, cette fois-ci avec la compagnie Semaver Kumpanya, en collaboration avec Işıl Kasapoğlu et Bülent Emin Yarar. Cette production, en participant à différents festivals nationaux et internationaux, reçut plusieurs prix prestigieux autant pour l'écriture que pour la mise en scène et l'interprétation des acteurs. En 2008, le texte de Cuma Boynukara Mem et Zîn, grâce au travail de Rahmetullah Karakaya et de Fehim Işık, est publié aux éditions Evrensel, dans sa langue originale, sous le titre de Mem û Zîn. En 2009, Cuma Boynukara, en envoyant un dossier à la Commission du répertoire du théâtre national (Devlet Tiyatroları Kurulu) afin de pouvoir monter sa pièce en kurde, a fait un grand pas en avant et a ouvert une nouvelle porte dans le monde du théâtre turc. Cette démarche porte en elle, contre les politiques discriminatoires, les sérieuses promesses d'un artiste éclairé et responsable.
Mem et Zîn est une pièce sur la force de l'amour et la fragilité du pouvoir. Le pouvoir prétendra se placer au-dessus de l'amour, et lui arracher son innocence. L'amour s'opposera à ce mépris. Cet amour – qui se nourrit de la nature et de l'humanité – fera fi du pouvoir en se muant en une révolte populaire. Le pouvoir endurera une nouvelle défaite. Dans la pièce, le détenteur du pouvoir s'appelle Mir Zeydin bey. Au fur et à mesure de l'intrigue, son autorité passera dans les mains de l'opportuniste Beko, qui avait été nourri et entretenu par le bey pendant sa souveraineté. Au début, Mir Zeydin bey travaille pour supprimer la rivalité entre beys et pour rassembler les tribus déchirées, mais, sous le joug d'un opportuniste, c'est la division qui régnera.
Le pouvoir se définit par les valeurs de "l'honneur" et de la "conviction". Une personne de pouvoir se protège avec cela. Le pouvoir peut exercer ses privilèges si et seulement si il prend en charge de lourdes responsabilités – comme apaiser les animosités, empêcher la division, protéger les valeurs humaines et la paix, traverser les difficultés, préserver l'égalité et l'équilibre de la justice, prendre des précautions contre ce qui menace la sérénité ainsi que les libertés et les droits, et à travers tous ces chemins, rester unifié. Alors que le représentant du pouvoir Mir Zeydin bey vient de s'atteler à ces tâches difficiles, le régime s'effondre. La ratification de l'alliance entre Tajdin et Sıti renforce leur emprise et les difficultés s'amplifient avant même qu'on essaye de les résoudre. L'amour entre Mem et Zîn se construira paisiblement dans le secret.
Le pouvoir né de l'alliance entre Tajdin et Sıti préfère dédaigner l'amour de Mem et Zîn. Cet amour transcendera l'obstacle physique. En réalité, aucun pouvoir n'aurait pu mettre leur amour en danger. Le pouvoir même n'est pas une menace pour cet amour – dont la nature et l'humanité témoigne –, mais le pouvoir vidé de ses valeurs et ses imposteurs sont les vrais dangers. Le pouvoir est nécessairement constitué de failles et attire les fourbes et les opportunistes. Beko l'imposteur explique au bey avec une froide logique que l'amour de Mem et Zîn est une "menace", voire un "danger" ; le bey, pensant que son honneur et que son nom sont ainsi souillés, tombe dans le piège. Mais finalement la seule chose qui menace le pouvoir n'est autre que Beko. Ainsi, le pouvoir met de côté ses responsabilités, perd son aspiration à la liberté et se rend esclave d'un usurpateur. La souveraineté et la richesse vont maintenant se manifester à travers l'oppression et la terreur. Le peuple est tourmenté, les difficultés se renforcent et la paix laisse la place aux préparatifs de guerre.
Il faudra que Mem et Zîn meurent pour que, dans ce désordre, l'intelligence de l'amour et sa force puisse créer de nouvelles valeurs. L'une d'elles se manifestent à travers la rébellion populaire engagée pour protester contre l'interdiction de leur amour. Une autre est exprimée par ce que transcendent Mem et Zîn ; les jeunes amoureux ont depuis longtemps fait leurs retrouvailles, en sublimant leur corps et la vie temporelle.
Au regard de la résistance populaire, déclenchée par l'attitude de Tajdin, la guerre ne sera jamais considérée, jusqu'au dernier moment, comme une option. Car le peuple sait qu'une guerre n'est la cause que d'un grand désespoir et qu'elle sera le véritable enfer. Les ambassadeurs partent faire leur discours. Beko, qui s'est accaparé le pouvoir, craignant pour sa vie, rend son territoire à Mir Zeydin bey. Il payera ses actes de sa vie. Mir Zeydin bey regrette ouvertement ses choix mais il est trop tard. Les faiblesses du pouvoir déchirent des vies et créent beaucoup de souffrances. Mir Zeydin bey ordonne de ne point enterrer le corps de Beko. Mais il est pris de compassion et décide que sa dépouille, même si cet homme a été responsable de tant de malheurs, ne peut rester sans sa parcelle de terre. On enterre donc Beko.
Avec sa pièce Mem et Zîn, Cuma Boynukara teste les limites du pouvoir et de l'amour. Le pouvoir est fragile et est victime de sa fragilité. Même si l'amour a raison, il ne se soumet pas à lui-même, il est créatif. Il a la force de bâtir de nouvelles valeurs, de se transformer en une rébellion populaire. L'amour est aussi proche de l'humain que le pouvoir de la mort. La révolte populaire répare la justice décadente au nom de l'AMOUR
Gülayşe Temeltaş.
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