Comment Chamiran est devenue Shah Maran
Dans son Histoire de l'Arménie, Moïse de Khorène conte l'histoire d'une reine aux forts appétits amoureux, Chamiram, qui serait en fait une déformation arménienne de Sémiramis (dans les récits de Moïse, les Assyriens sont souvent les méchants). Cette figure féminine insatiable est, selon les traducteurs, à relier à la déesse Inana-Ishtar, dont Gilgamesh repoussa les avances en lui étalant la liste de tous les amants dont elle s'était lassée et qui avaient mal fini... Vexée, la déesse s'était vengée en faisant périr son ami Enkidu.
Et donc, Sémiramis-Chamiram s'éprend d'Ara, un des premiers héros d'Arménie. Le roi assyrien Ninos, lui, s'est entre-temps enfuit en Crète (il y a là aussi des relents de légende minautorienne). Via des ambassadeurs, elle lui propose sans ambages ni chichi :
soit qu'il la prenne pour épouse et règne sur tout l'empire de Ninos, soit qu'il satisfasse son désir, puis rentre chez lui en paix, chargé de cadeaux.
Mais au bout de quelques ambassades, la reine se rend compte qu'elle n'arrivera à rien avec cette mijaurée d'Ara qui refuse de laisser traiter en courtisane. Elle se met en rogne, lève une armée et part attaquer l'Arménie, non pour tuer le roi, car, comme l'explique Moïse
pour qui savait lire sur son visage, elle ne brûlait pas tant de le tuer et de le mettre en déroute que de le soumettre et de s'emparer de lui pour combler son désir. Car, dans la folie de sa violente passion, tout ce qu'on racontait de lui l'embrasait d'un amour éperdu, comme si elle le voyait.
Au fond, ce qui est reproché à Chamiram, c'est d'inverser les rôles, c'est-à-dire de se comporter comme un guerrier désireux d'enlever une belle, soit par séduction, soit par bataille. Malheureusement, dans l'affrontement des armées, les Arméniens sont défaits et Aram est "tué par les jeunes soldats de Chamiram". C'est ballot, mais on ne démonte pas une reine assyrienne comme ça. Pour éviter la vengeance des Arméniens, la reine va inventer un stratagème :
Après sa victoire, la reine envoie des dépouilleurs de cadavres sur le champ de bataille chercher, au milieu des corps des victimes, l'objet de son désir et de sa passion. Ils trouvent Ara mort au milieu des vaillants soldats, et elle ordonne de le mettre sur la terrasse du toit de son palais.
Or, comme les troupes arméniennes se ranimaient pour reprendre le combat contre la reine Chamiram afin de venger la mort d'Ara, elle dit : "J'ai donné l'ordre à mes dieux de lécher ses blessures et il reviendra à la vie." En même temps, égarée par son ardente passion, elle espérait par ses charmes magiques rendre la vie à Ara. Mais, quand le cadavre de celui-ci commença de sentir, elle ordonne de le jeter dans une fosse profonde et de le recouvrir. Parant en secret l'un de ses amants, elle répand à son propos cette rumeur : "Les dieux ont léché Ara, l'ont ramené là la vie, comblant notre désir et notre volupté. C'est pourquoi ils méritent désormais d'être encore plus adorés et glorifiés, comme auteurs de nos plaisirs et accomplisseurs de nos vœux." Elle érige en outre une nouvelle statue au nom des démons et l'honore ostensiblement de très grands sacrifices, déclarant à tous que c'est là la puissance des dieux qui ont rendu la vie à Ara. Ayant donc répandu cette rumeur à propos de celui-ci dans tout notre pays d'Arménie, elle convainc tout le monde et met fin à la guerre.
Au malheureux Ara succède son fils, Kardos. La reine, qui a reconquis le pays (les Arméniens étaient vassaux des empereurs d'Assyrie), décide de construire un palais d'été et une ville fortifiée dans les montagnes qui surplombent la plaine d'Aïrarat (nommée d'après Ara), ce qui fut fait avec
quarante-deux mille ouvriers non qualifiés d'Assyrie et de ses autres États, ainsi que six mille de ses artisans d'élite de tous les corps de métiers, travaillant le bois, la pierre, le cuivre et le fer, tout à fait accomplis dans la connaissance de leur art.
Ainsi, chaque été, Chamiram quittait la plaine brûlante de Ninive pour monter dans sa résidence d'Arménie. Et voilà que Zoroastre et les Mèdes font leur apparition :
Chaque été, quand la reine se déplaçait dans les régions du Nord vers la ville qu'elle avait construite en Arménie pour sa résidence estivale, elle laissait, comme chef et gouverneur d'Assyrie et de Ninive, le mage Zeradacht, patriarche des Mèdes. Ayant pris ses dispositions à de nombreuses reprises, Chamiram finit par lui faire entièrement confiance pour régir son empire.
Maintes fois assaillie de reproches par ses fils, à cause de ses mœurs terriblement lubriques et dissolues, elle les massacre tous, et ne survit que le plus jeune, Ninevas. Donnant en cadeau à ses favoris et à ses amants tout son empire et ses trésors, elle n'avait aucun souci de ses fils. Car son mari Ninos, contrairement à ce que l'on dit, n'était pas mort et enterré par elle dans le palais royal. Mais, ayant pris conscience des mœurs vicieuses et méchantes de son épouse, il avait abandonné le trône, pris la fuite et gagné la Crète. Cependant, quand ses fils eurent grandi en raison et en âge, ils rappellent à leur mère tous ces événements, croyant pouvoir refréner sa lubricité diabolique et pensant qu'elle leur remettrait son empire et ses trésors. Là-dessus, s'irritant encore plus, elle les tue tous ; et ne reste plus, comme nous l'avons dit précédemment, que Ninevas.
Or, comme Zeradacht avait commis quelque faute à l'égard de la reine et qu'une brouille était survenue entre eux, Chamiram suscite une guerre contre lui, parce que le Mède projetait de s'emparer violemment de tout. Mais, comme la guerre devenait plus intense, Chamiram s'enfuit en Arménie, loin de Zeradacht. Là, trouvant un moment favorable à sa vengeance, Ninevas tue sa mère et règne lui-même sur l'Assyrie et sur Ninive.
On le voit, se frotter à un mage est plus périlleux qu'affronter un roi guerrier arménien. Après avoir mentionné une variante de Céphalion sur la fin de Chamiram aux Indes, Moïse s'appuie sur les "livres chaldéens" du syrien Mar Abas ainsi que sur les "fables de chez nous" pour confirmer la fin de la terrible reine en Arménie,
comment elle s'est enfuie à pied, a eu soif, a désiré de l'eau, en a bu, comment les soldats la rattrapèrent avec leurs épées, ses sortilèges jetés dans le lac et cette parole d'elle :"Les perles de Chamiram dans le lac !
Ainsi finit Chamiram, à laquelle succéda son fils et meurtrier Ninevas qui, contrairement à Oreste, régna et mourut en paix. Moïse précise que ceci se passait à l'époque où Abraham "termina ses jours".
Or, nous rappellent les traducteurs-annoteurs dans l'introduction, la légende de Chamiran a survécu et dans
la région de Van à la disparition des Arméniens. On peut facilement de procurer sur place des étoffes brodées de fabrication locale représentant la reine légendaire en Şah i Maran, c'est-à-dire, avec un jeu de mots sur son nom, en "Reine des serpents".
Il n'y a pas qu'à Van, puisque ce portrait de la reine transformée en reptile se retrouve tout aussi bien dans le Dersim (où vivaient, il est vrai, beaucoup d'Arméniens). Est-ce uniquement une déformation du nom Chamiram ou cette figure s'est-elle fondue avec le roi Zohak ? Une version dersimi rappelle un peu la reine "croqueuse de jeunes gens" mais cette fois-ci point au sens figuré : chaque année, le monstre devait engloutir de la chair fraîche, comme la ration du minotaure. Il advint qu'un roi très malade fut conseillé par un mire de boire le sang de cette reine des serpents. Un héros parvint à la tuer et guérit le roi.
Enfin, Hérodote, dans ses écrits sur les Scythes, parle d'une reine des serpents qui serait l'ancêtre de ce peuple, et la description qu'il en fait rappelle énormément la représentation contemporaine, et kurde, de Chamiram-Şahmaran, sauf que le marché sexuel qu'elle propose à Hercule rappelle l'offre de Chamiram à Ara :
Hercule, étant parti de ce pays, arriva dans celui qu'on connaît aujourd'hui sous le nom de Scythie ; qu'y ayant été surpris d'un orage violent et d'un grand froid, il étendit sa peau de lion, s'en enveloppa, et s'endormit ; et que ses juments, qu'il avait détachées de son char pour paître, disparurent pendant son sommeil, par une permission divine.
IX. Hercule les chercha à son réveil, parcourut tout le pays, et arriva fdans le canton appelé Hylée. Là il trouva, dans un antre, un monstre composé de deux natures, femme depuis la tête jusqu'au-dessous de la ceinture, serpent par le reste du corps. Quoique surpris en la voyant, il lui demanda si elle n'avait point vu quelque part ses chevaux. « Je les ai chez moi, lui dit-elle ; mais je ne vous les rendrai point que vous n'ayez habité avec moi ». Hercule lui accorda à ce prix ce qu'elle désirait. Cette femme différait cependant de lui remettre ses chevaux, afin de jouir plus longtemps de sa compagnie. Hercule de son côté souhaitait les recouvrer pour partir incessamment. Enfin elle les lui rendit, et lui tint en même temps ce discours : «Vos chevaux étaient venus ici ; je vous les ai gardés : j'en ai reçu la récompense. J'ai conçu de vous trois enfants. Mais que faudra-t-il que j'en fasse, quand ils seront grands ? Les établirai-je dans ce pays-ci, dont je suis la souveraine ? ou voulez-vous que je vous les envoie ?- Quand ces enfants auront atteint l'âge viril, lui répondit Hercule, suivant les Grecs, en vous conduisant de la manière que je vais dire, vous ne courrez point risque de vous tromper. Celui d'entre vous que vous verrez bander cet arc comme moi et se ceindre de ce baudrier comme je fais, retenez-le dans ce pays, et qu'il y fixe sa demeure. Celui qui ne pourra point exécuter les deux choses que j'ordonne, faites-le sortir du pays. Vous vous procurerez par là de la satisfaction, et vous ferez ma volonté».X. Hercule, en finissant ces mots, tira l'un de ses arcs, car il en avait eu deux jusqu'alors, et le donna à cette femme. Il lui montra aussi le baudrier ; à l'endroit où il s'attachait pendait une coupe d'or : il lui en fit aussi présent, après quoi il partit. Lorsque ces enfants eurent atteint l'âge viril, elle nomma l'aîné Agathyrsus, le suivant Gélonus, et le plus jeune Scythes. Elle se souvint aussi des ordres d'Hercule, et les suivit. Les deux aînés, trouvant au-dessus de leurs forces l'épreuve prescrite, furent chassés par leur mère, et allèrent s'établir en d'autres pays. Scythes, le plus jeune des trois, fit ce que son père avait ordonné, et resta dans sa patrie. C'est de ce Scythes, fils d'Hercule, que sont descendus tous les rois qui lui ont succédé en Scythie ; et, jusque aujourd'hui, les Scythes ont toujours porté au bas de leur baudrier une coupe, à cause de celle qui était attachée à ce baudrier. Telle fut la chose qu'imagina sa mère en sa faveur. C'est ainsi que les Grecs qui habitent les bords du Pont-Euxin rapportent cette histoire.
Là, on la voit mieux :
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