jeudi, décembre 03, 2009

La pesanteur et la grâce : l'amour et l'esclave

La création est un acte d'amour et elle est perpétuelle. À chaque instant notre existence est amour de Dieu pour nous. Son amour pour nous est amour pour soi à travers nous. Ainsi, lui qui nous donne l'être, il aime en nous le consentement à ne pas être.

Notre existence n'est que de son attente, de notre consentement à ne pas exister.

Perpétuellement il mendie auprès de nous cette existence qu'il nous donne. Il nous la donne pour nous la mendier.

Ce n'est du tout une idée nouvelle, évidemment, que Dieu, dans sa perfection, ne peut aimer que lui-même. C'est Avicenne qui l'a émise le premier, s'inspirant sans doute de l'affirmation d'Aristote selon laquelle Dieu pense et ne peut penser qu'un objet aussi élevé que lui. De même qui Dieu peut trouver plus aimable que lui-même ? Avicenne ajoute qu'épris de sa propre essence, Dieu aime les créatures à mesure qu'elles se purifient de tout ce qui n'est pas lui et donc se rapprochent de son essence. Il ne nous est donc pas indifférent mais S'aime en nous :

Puisque Dieu est le bien infini, il est l'aimable infini, je veux dire sa propre essence Très Haute et Très Sainte.
Épitre sur l'Amour. Avicenne.
À première vue, ce genre d'affirmation péremptoire sur la capacité et l'incapacité de Dieu à être ceci ou cela, à éprouver ceci ou cela peut laisser un peu dubitatif. On a envie d'objecter : "Qu'est-ce que tu en sais ? Il te l'a dit, Dieu ? Il t'a fait part de sa carte du Tendre ?"

Selon tous ces néoplatoniciens, Dieu S'aime en nous, parce que le même cherche le même pour retrouver l'unité perdue. De fait, l'amour total ne supporte pas la moindre séparation, le moindre éloignement, fût-ce par la quiddité. Le désir, ça n'est jamais que le moteur qui force deux parties distantes à se rapprocher, fût-ce dans l'épreuve et la souffrance. Comme le dit Maître Eckhart,


Et comme la ressemblance émane de l'Un, et qu'elle attire et séduit en vertu de la puissance de l'un, il en résulte que ni repos ni satisfaction ne sont donnés à celui qui attire ni à celui qui est attiré jusqu'à ce qu'en Un ils soient réunis. 
Cependant, ni le bois ni le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos ni dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne s'engendre pas lui-même dans le bois et lui communique sa propre nature et son propre être, en sorte que tout est un seul feu, consubstantiel à tous les deux, sans différence, ni plus ni moins. Et c'est pourquoi, avant qu'il en soit ainsi, se produisent toujours une fumée, une lutte, un crépitement, un effort, un conflit entre le feu et le bois. Mais lorsque toute dissemblance est surmontée, le feu se calme et le bois se tait. Il s'avère en effet que la force cachée de la nature hait la ressemblance qui n'est pas encore manifeste, dans la mesure où celle-ci porte en soi différence et division. Elle vient chercher l'Un qu'elle aime dans cette ressemblance uniquement pour lui-même, tout comme la bouche aime et recherche dans le vin et par le vin la saveur et la douceur. Si l'eau avait le goût du vin, la bouche n'aimerait pas plus le vin que l'eau.
La divine consolation suivi de L'Homme noble, Maître Eckhart.


Pour la plupart des philosophes de la mystique spéculative musulmane ,la souffrance de l'être inférieur cherchant à remonter vers le Un parfait était à sens unique. Un Dieu avide, impatient, amoureux, aurait paru choquant. Pour Maître Eckhart, il était possible de concevoir un Dieu quêtant, cherchant, attendant derrière la porte sans contradiction avec un Dieu détaché, inconnaissable, impassible, à la Plotin. Il y a la Déité (dépouillé de tous ses attributs et attachements) et il y a Dieu, ou le Christ, ou l'Esprit, enfin tout ce qui participe à l'Amour. Le gros paradoxe, chez Eckhart, qui aime déconcerter, c'est que le Dieu détaché, la Déité, est plus facile – enfin, façon de parler– à attirer à soi que le Dieu d'amour. Par amour, j'aime Dieu, par le détachement, c'est Dieu qui m'aime :


Quant à moi, je loue le détachement plus que tout amour. Et d'abord pour cette raison : ce que l'amour a de meilleur, c'est qu'il me force à aimer Dieu, alors que le détachement force Dieu à m'aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de me forcer à aller à Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s'insérer en moi et mieux s'unir à moi que je ne puis m'unir à Dieu.

Traité Du Détachement.

Simone Weil revient à ce détachement, qui consiste à abandonner son "je", celui-là même qu'elle voulait défendre de la mort. Car il ne doit pas mourir, pour être offert, et même rendu à celui qui nous l'a confié. C'est pour cela que laisser tuer son "je", son âme, ou ceux des autres, consiste à voler Dieu du cadeau qui ne doit échoir qu'à lui . Un prêté don pour un rendu, en somme :


Dieu m'a donné l'être pour que je le lui rende. C'est comme une de ces épreuves qui ressemblent à des pièges et qu'on voit dans les contes et les histoires d'initiation. Si j'accepte ce don, il est mauvais et fatal ; sa vertu apparaît par le refus. Dieu me permet d'exister en-dehors de lui. À moi de refuser cette autorisation.

L'humilité, c'est le refus d'exister en dehors de Dieu. Reine des vertus.


Là encore, on peut se demander si cette image d'un Dieu refilant à sa créature des cadeaux piégés, sans même l'avertir, comme pour le coup du pommier, qu'il n'a pas intérêt à y toucher, fait très sérieux. Je te permets d'exister, mais in petto, je me dis que si tu tombes dans le panneau et dit oui, tu vas payer. On dirait un amant jaloux qui teste une maîtresse pour voir si elle l'aime lui, plus que le diamant qu'il lui met sous le nez. Comme disait Voltaire, si Dieu nous a fait à son image, nous le lui avons bien rendu... Je crois que jamais je ne me ferai à l'idée d'un Dieu tricheur, insincère. Même pour notre bien.


Dieu ne peut aimer en nous que ce consentement à nous retirer pour le laisser passer, comme lui-même, créateur, s'est retiré pour nous laisser être. Cette double opération n'a pas d'autre sens que l'amour, comme le père donne à son enfant ce qui permettra à l'enfant de faire un présent le jour de l'anniversaire de son père.


Il est vrai qu'il n'est pas dit que le sale gosse qui garde son argent son poche au lieu d'offrir un cadeau à son père est puni. C'est le petit côté mesquin du vertueux fidèle qui se réjouit de se priver, à la fois pour la récompense finale et aussi d'être récompensé alors que d'autres, les mauvais sujets qui n'ont rien lâché, seront punis, qui fait penser cela. Comme dit Anouilh, imaginez le jour du Jugement, tous ces parangons de vertu entendant, scandalisés : "Il paraît qu'il pardonne aussi aux autres !" Non, pour Weil, la trahison c'était, une fois que l'on avait connu une seule goutte du bien pur, participer à l'enfer, au mal, même en pensée, même un instant (ce que les chrétiens nomment péché dans l'acte de contrition et qui a l'inconvénient d'ouvrir grand la porte à de gros troubles obsessionnels). En fait, offrir la possibilité de redonner ce que l'on a reçu, permet de gratifier du plus grand des dons, du plus grand des pouvoirs : celui de donner, d'avoir quelque chose à donner.


Et aussi ce meurs avant de mourir, que Muhammad avait prononcé bien avant. Comme le je, il fait faire mourir son âme mais de la bonne façon, pas par inadvertance ou néligence comme un tamagochi mal soigné. Il faut l'offrir en qurban :


Job. Satan à Dieu : T'aime-t-il gratuitement ? Il s'agit du niveau de l'amour. L'amour est-il situé au niveau des brebis, des champs de blé, des nombreux enfants ? Ou plus loin ? Dans la troisième dimension, derrière ? Si profond que soit cet amour, il y a un moment de rupture où il succombe, et c'est le moment qui transforme, qui arrache du fini vers l'infini, qui rend transcendant dans l'âme l'amour de l'âme pour Dieu. Malheur à celui pour qui la mort du corps précède celle de l'âme ! Pourquoi faut-il qu'une telle mort tombe indistinctement ? Il le faut bien. Il faut que tout tombe indistinctement.


De nouveau, la question du mal, cette fois non plus accepté "sans raison ni condition" mais en lui trouvant une justification, (une de plus, parmi toute la collection des justifications que les monothéistes ont cherché à donner au Mal) :


L'inflexible nécessité, la misère, la détresse, le poids écrasant du besoin et du travail qui épuise, la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies – tout cela c'est l'amour divin. C'est Dieu qui par amour se retire de nous afin que nous puissions l'aimer. Car si nous étions exposés au rayonnement direct de son amour, sans la protection de l'espace, du temps et de la matière, nous serions évaporés comme l'eau au soleil ; il n'y aurait pas assez de je en nous pour abandonner le je par amour. La nécessité est l'écran mis entre Dieu et nous pour que nous puissions être. C'est à nous de percer l'écran pour cesser d'être.

Il existe une force déifuge, Sinon, tout serait Dieu.
Dieu n'a pu créer qu'en se cachant. Autrement il n'y aurait que lui.
Et comme les saints sont, plus que les autres, les reflets de Dieu, ils doivent se cacher de même. C'est l'idée des Quarante, et surtout le Pôle caché.


La sainteté doit donc aussi être cachée, même à la conscience dans une certaine mesure. Et elle doit l'être dans le monde.

L'image du crayon qui palpe la table, du bâton qui touche le mur, et qui serait nous, permettant à Dieu retiré de sa création de la percevoir...


Nous avons la possibilité d'être des médiateurs entre Dieu et la partie de création qui nous est confiée. Il faut notre consentement pour qu'à travers nous, il perçoive sa propre création. Avec notre consentement il opère cette merveille. Il suffirait que j'ai su me retirer de ma propre âme pour que cette table que j'ai devant moi ait l'incomparable fortune d'être vue par Dieu.


Cela fait penser au conseil de Rilke, dans les élégies de Duino :


Chante le monde à l’Ange, et non pas l’ineffable ;
tu ne peux devant lui te vanter des splendeurs de ton seul
sentiment ; dans l’univers
où il éprouve un plus sensible sentiment, toi, tu es un novice ;
montre-lui donc, simple, la chose, génération après génération
lentement façonnée, et qui vit comme notre,
près de la main et dans notre regard.
Les choses, dis-les-lui, les choses, dont il sera tout étonné,
ainsi que du cordier de Rome ou du portier du Nil, toi,
tu le fus.

Et la différence de ton montre une fois de plus que l'angélologie permet d'entretenir des relations bien plus décontractées avec le ciel, indiscutablement.


Le grain de grenade. On ne s'engage pas à aimer Dieu, on consent à l'engagement qui a été opéré en soi-même sans moi-même.

La Nuit de l'Alast, quand les âmes ont dit répondu oui à cette injonction : "Ne suis-je pas votre Seigneur ?" , quelle part de nous, qu'est-ce qui en nous a dit oui, et dont on se souvient plus ou moins, quand retentit l'Appel, la Da'wa, la Convocation ? (ou bien la Da'wa retentit toujours à un moment ou un autre, et il s'agit de ne pas s'être endormi avant).

Le mousse breton qui dit au journaliste (sans doute après un acte de sauvetage héroïque) : Fallait bien !


Quoi qu'on donne de soi à autrui ou à un grand objet, quelque peine qu'on supporte, si c'est pas pure obéissance à une conception claire du rapport des choses et à la nécessité, on s'y détermine sans effort, bien qu'on accomplisse avec effort. On ne peut faire autrement, et il n'en résulte aucun retournement, aucun vide à combler, aucun désir de récompense, aucun abaissement.

Traité des vertus : n'agir qu'irrésistiblement, spontanément, sinon ton acte n'est pas pur. Sinon, tu te regardes faire, tu te rengorges, "Ah ce que je suis quelqu'un de bien, tout de même !" Bien sûr, il se peut qu'ensuite, on se congratule, en y repensant, en y réfléchissant, en "posant pour les photographes", comme disait Jankélévitch. Qu'importe, si au moment où l'on agissait, à l'agir ne se mêlait aucune impureté, pas même le besoin d'expier on ne sait quoi, juste la flagrante conscience de la nécessité : il fallait bien !


Le bien accompli ainsi presque malgré, presque avec honte et remords, est pur. Tout bien absolument pur échappe complètement à la volonté.

Comme le bien clandestin des saints, seul l'agir pur devrait être permis. Comme l'amour, s'il est impur, peut faire plus de mal que de bien, l'acte de charité ou l'acte de vertu ne devraient être tolérables que purs. Mais comme ce serait trop facile de s'abstenir dans les 3/4 des cas, rêvez pas, il faudra à chaque fois s'exercer à augmenter la dose :


Faire seulement, en fait d'actes de vertus, ceux dont on ne peut pas s'empêcher, ceux qu'on ne peut pas ne pas faire, mais augmenter sans cesse par l'attention bien dirigée la quantité de ceux qu'on ne peut pas ne pas faire.


Comment aimer Dieu, pour finir ? Dans l'amour et l'esclavage.

Le juste rapport avec Dieu est, dans la contemplation l'amour, dans l'action l'esclavage. Ne pas mélanger. Agir en esclave en contemplant avec amour...
Farid ud-Dîn 'Attar avait trouvé quelque chose de bien plus profond là-dessus, ou une situation bien plus "renversante" dans tous les sens du mot, avec le couple Mahmoud roi de Ghazna et Ayaz l'esclave, dont on ne savait plus qui dominait de l'esclave prosterné aux pieds du roi aimant.



Tu es le roi de l'empire, ton coeur est ton roi, et je règne en roi sur ton coeur.
Même le ciel envie mon rang car bien qu'esclave je règne sur un roi.
Maître d'un tel empire, je n'ai que faire des territoires de ce monde.
Tu possèdes l'empire absolu mais l'empire de ton Ayaz est bien supérieur.
Puisque que ton essence est le cœur, et que tu as perdu ton cœur, à quoi sert, dis-le moi, ta souveraineté ?

Évidemment, c'est plus effronté ; mais c'est bien plus intéressant.



Iran, 1474, British Library

Et peut-être est-ce Maître Eckhart qui a finalement raison :


ni repos ni satisfaction ne sont donnés à celui qui attire ni à celui qui est attiré jusqu'à ce qu'en Un ils soient réunis.

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