La Pesanteur et la grâce : Les âmes mortes
L'imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce.
L'imagination combleuse de vides est essentiellement menteuse. Elle exclut la troisième dimension, car ce sont seulement les objets réels qui sont dans les trois dimensions. Elle exclut les rapports multiples.
Essayer de définir les choses qui, tout en se produisant effectivement, restent en un sens imaginaire. Guerre. Crimes. Vengeances. Malheur extrême.
Les crimes en Espagne se commettaient effectivement et pourtant ressemblaient à de simples vantardises.
Dans "imagination" il faut sans doute comprendre ce que les bouddhistes ou les taoïstes ou tous les adeptes des spiritualités visant à tuer l'ego appellent le "mental", et aussi l'Illusion. Mais, grande différence avec eux, a priori, sa défense du "je", et donc de l'ego, sauf que c'est à lire ici au sens d'âme, de ce qu'il y a de plus précieux en nous, cette flamme qui est émetteur-récepteur et qui est souvent enfumée par l'illusion, ou "l'imagination".
Je crois bien, moi aussi, qu'il y a beaucoup d'âmes mortes dans ce monde, que la "résurrection" ou l'éveil du rêve de la vie ne concerne plus, qu'il y a déjà eu mort avant, et donc qu'il n'y a plus rien à sauver, ni réveiller, même dans l'autre monde. Souche morte, arbre mort, il n'est même plus question de "damnation", et donc plus même de choix.
Je crois bien, moi aussi, qu'il y a beaucoup d'âmes mortes dans ce monde, que la "résurrection" ou l'éveil du rêve de la vie ne concerne plus, qu'il y a déjà eu mort avant, et donc qu'il n'y a plus rien à sauver, ni réveiller, même dans l'autre monde. Souche morte, arbre mort, il n'est même plus question de "damnation", et donc plus même de choix.
Pour ceux dont le je est mort, on ne peut rien faire, absolument rien. Mais on ne sait jamais si. chez un être humain déterminé, le je est tout à fait mort ou seulement inanimé.
Dans The 25th Hour, Monty qui pour décider son acolyte à sauver le chien massacré par des hooligans, mais toujours menaçant envers son sauveteur, dit : "Regarde, il mord, donc il n'est pas fini, il en veut !" Donc il est sauvable et il vit.
S'il n'est pas tout à fait mort, l'amour peut le ranimer comme une simple piqûre, mais seulement l'amour tout à fait pur, sans la moindre race de condescendance, car la moindre nuance de mépris précipite vers la mort.
(…)
Il arrive aussi que chez le bienfaiteur l'amour ne soit pas pur. Alors le je, réveillé par l'amour recevant aussitôt une nouvelle blessure par le mépris, il surgit la haine la plus amère, haine légitime.
Mieux vaut être fourbe et méchant qu'endormi, certes. Sur cette idée qu'un amour "impur", c'est-à-dire intéressé, plus avide, même inconsciemment de recevoir en retour que de donner, ou bien d'exister dans les yeux du pauvre que l'on secourt, est plus néfaste que le poison : Dans Petits poèmes en prose, il y a celui où le mendiant, humble, soumis, aux yeux de chien battu, tend la main et se fait casser la gueule par le narrateur, jusqu'à ce qu'il se rebiffe, fiche une rouste à son agresseur. Celui-ci se relève, s'époussète et dit : "Tu as compris, maintenant ?" "Oui." Il faudrait le juste pendant de cette scène : celle où le pauvre qui vient de recevoir, le blessé sur qui le missionnaire, l'humanitaire, l'âme charitable – "fripouilles au grand coeur et aux fesses serrées" dirait Baldwin– a déversé son amour impur et poisseux se prenne une bonne branlée en retour : "Tu as compris, maintenant ?"
L'amour impur doit être détourné sur les âmes mortes. Là où l'on est sûr qu'il n'y a plus de dégâts à craindre.
Celui chez qui le je est tout à fait mort au contraire, n'est aucunement gêné par l'amour qu'on lui témoigne. Il se laisse faire comme les chiens et les chats qui reçoivent de la nourriture, de la chaleur et des caresses et, comme eux, il est avide d'en recevoir le plus possible. Selon les cas, il s'attache comme un chien ou se laisse faire avec une espèce d'indifférence comme les chats. Il boit sans le moindre scrupule toute l'énergie de quiconque s'occupe de lui.
Par malheur, toute œuvre charitable risque d'avoir comme clients une majorité de gens sans scrupules ou surtout des êtres dont le je est tué.
Maintenant est-ce que tout amour pur est salvafique ? À ce compte-là, quiconque voit Dieu, ante ou post-mortem est sauvé. Le problème c'est que cela fait mal :
C'est peut-être cela le choix de la damnation : choisir de cracher le pain elfique au lieu de l'avaler (espérons qu'en l'avalant ça aille mieux). Car si une touche d'amour provoque une "douleur extrême" imaginons ce que cela cuit, quand, sans préparation, blessé, rancunier, à moitié mort, on se trouve nez à nez avec peut-être même pas Dieu, peut-être une lumière moins insoutenable, comme l'Ange... Autant enfoncer une main gelée dans la braise pour se faire passer l'onglée.
Si ça se trouve, se préparer à mourir, ce n'est pas du tout passer son temps à battre sa coulpe et à se repentir, à se priver et à se mépriser, mais à aimer et à s'aimer, c'est-à-dire aimer le bien en soi, au lieu d'affamer et d'assoiffer son Seigneur, comme le racontait le saint Matthieu de Sejestanî :
Quand le je est blessé au-dehors, il a d'abord la révolte la plus extrême, la plus amère, comme un animal qui se débat. Mais dès que le je est à moitié mort, il désire être achevé et se laisse aller jusqu'à l'évanouissement. Si une touche d'amour le réveille, c'est une douleur extrême et qui produit la colère et parfois la haine contre celui qui a provoqué cette douleur. De là chez les êtres déchus, ces réactions en apparence inexplicables de vengeance contre le bienfaiteur.
C'est peut-être cela le choix de la damnation : choisir de cracher le pain elfique au lieu de l'avaler (espérons qu'en l'avalant ça aille mieux). Car si une touche d'amour provoque une "douleur extrême" imaginons ce que cela cuit, quand, sans préparation, blessé, rancunier, à moitié mort, on se trouve nez à nez avec peut-être même pas Dieu, peut-être une lumière moins insoutenable, comme l'Ange... Autant enfoncer une main gelée dans la braise pour se faire passer l'onglée.
Car tout contact avec le bien produit une connaissance de la distance entre le mal et le bien et un commencement d'effort pénible d'assimilation. C'est une douleur, et on a peur. Cette peur est peut-être le signe de la réalité du contact.
Si ça se trouve, se préparer à mourir, ce n'est pas du tout passer son temps à battre sa coulpe et à se repentir, à se priver et à se mépriser, mais à aimer et à s'aimer, c'est-à-dire aimer le bien en soi, au lieu d'affamer et d'assoiffer son Seigneur, comme le racontait le saint Matthieu de Sejestanî :
"Alors Dieu leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez fait pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est pour moi que vous l'avez fait. Ensuite il dira aux pervers : comme vous avez mal agi envers moi ! J'étais affamé, vous ne m'avez pas nourri, etc. Ils diront : Seigneur ! quand donc étais-tu comme cela ? Il leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez omis de faire pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est comme si vous aviez omis de le faire pour moi-même."Ceci dans le cas où nous nous infligeons à nous-même nos propres privations ce qui est des plus communs, ou dans celui où nous ne défendons pas avec assez de force notre âme comme nous sommes censés défendre le Seigneur – ou l'Âme du monde, comme disent les Ismaéliens – qui en nous a été placé, voire confié (aman), mais qu'en est-il de ceux dont on a tué l'âme à force de coups ou de malheur ? Reste à savoir ce qui "tue" une âme : la tiédeur, la paresse ou l'excès de malheur ?
Si je me dis tous les matins : je suis courageuse, je n'ai pas peur, je peux devenir courageuse, mais d'un courage qui sera conforme à ce que, dans mon imperfection actuelle, je me représente sous ce nom et qui, par suite, n'ira pas au-delà de cette imperfection. Ce sera une modification sur le même plan, non un changement de plan.
La contradiction est le critérium. On ne peut pas se procurer par suggestion des choses incomparables. La grâce seule le peut. Un être tendre qui devient courageux par suggestion s'endurcit, souvent même il s'ampute lui-même de sa tendresse par une sorte de plaisir sauvage. La grâce seule peut donner du courage en laissant la tendresse intacte ou de la tendresse en laissant le courage intact.
La grande douleur de l'homme, qui commence dès l'enfance et se poursuit jusqu'à la mort, c'est que regarder et manger sont deux opérations diférentes. La béatitude éternelle est un état où regarder c'est manger.
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