Les malheurs de Hasanûn le Svelte
"Plus un chevalier est grand et mince, et plus les Francs l'admirent.
Tancrède, le premier seigneur d'Antioche après Bohémond, était venu camper pour nous attaquer. Il y eut bataille, puis nous fîmes la paix. Il nous envoya quelqu'un pour demander un pur-sang qui appartenait à un serviteur de mon oncle 'Izz ad-Dîn - Dieu le prenne en pitié ! La bête était un excellent coursier. Mon oncle la fit amener à Tancrède, montée par l'un de nos compagnons, Un Kurde appelé H'asanûn, qui comptait parmi les plus braves cavaliers. Il était jeune, de bonne mine, svelte. Il devait faire la course avec ce pur-sang, en présence de Tancrède. H'asanûn courut donc et devança tous les chevaux engagés. Il comparut devant Tancrède ; les chevaliers vinrent découvrir ses bras, ils s'émerveillèrent de sa sveltesse, de son jeune âge, et le reconnurent pour un vaillant chevalier. Tancrède lui fit donner une robe d'honneur. "Seigneur, dit H'asanûn, assure-moi, je t'en prie, que si tu t'empares de moi au combat, tu me feras grâce et me libéreras." Tancrède lui donna cette garantie. Du moins H'asanûn le supposa, car les autres ne parlaient que la langue franque, et nous ne savions pas ce qu'ils disaient.
Une année passa, ou même un peu plus. La trêve prit fin et Tancrède revint nous attaquer avec l'armée d'Antioche. Il nous livra bataille sous les remparts de la ville. Notres cavalerie avait rencontré leurs avants-gardes, et il y eut force coups de lance portés par l'un de nos compagnons, un Kurde nommé Kâmil al-Machtûb. Lui et H'asanûn étaient d'un égal courage. H'asanûn, cependant, se tenait avec mon père - Dieu le prenne en pitié ! - sur une jument de race qui lui appartenait, et il attendait son cheval, que son écuyer devait ramener de chez lke vétérinaire en même temps qu'il lui apporterait son casaquin. Comme le serviteur tardait et que les coups de lance portés par Kâmil al-Machtûb rendait H'asanûn impatient, il dit à mon père : "Seigneur, fais-moi donner un équipement léger. - Il y a là, répondit mon père, des mules qui attendent, avec tout l'attirail. Si quoi que ce soit te convient, mets-le." J'étais là, jeune encore, derrière mon père, et c'était le premier jour où je voyais une bataille. H'asanûn examina les casquins enfermés dans leurs sacs, sur les mules. Aucun ne lui convenait, et il bouillait, dans le désir où il était de se porter en avant pour faire aussi bien que Kâmil al-Machtûb. Il s'avança donc sur sa jument, sans être autrement équipé. Un cavalier franc, lui barrant le passage, frappa la jument s'un coup de lance à la croupe. Elle prit le mors aux dents et, emportant H'asan^^un, le jeta au milieu des rangs ennemis. On le fit prisonnier, on le tortura de mille façons et on allait lui arracher l'oeil gauche, lorsque Tancrède -Dieu le maudisse ! - dit : "Arrachez-lui le droit. Ainsi, quand il aura son bouclier, son oeil gauche sera caché et ilne verra plus rien." On lui arracha donc l'oeil droit, comme Tancrède l'avait ordonné, et l'on réclama, pour sa rançon, mille dinars et un pur-sang noir qui apaprtenait à mon père. C'était un khafâjî, un excellent coursier s'il en fût, et mon père - Dieu le prenne en pitié ! - s'en dessaisit pour racheter H'asanûn."
Des Enseignements de la vie. Souvenirs d'un gentilhomme syrien du temps des Croisades, Usâma Ibn Munqidh, trad. André Miquel, Imprimerie nationale.
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