Le fastueux Ibn Marwân et Farîs le chevalier
Nous ne savons pas le nom de tous les Kurdes qui se rendirent fameux en leur temps. Parfois Ousâma ne mentionne que leurs faits. Ainsi, "l'émir kurde" qui voulut livrer Diyarbakir à l'émir artoukide Fakhr al-Dîn (qui devait attaquer un cousin à lui, mais je n'ai pas son nom sous la main) , alors qu'Ousamâ résidait à Hasankeyf :
"Un cas de salut miraculeux, quand le destin s'en mêle et que la volonté divine en a préalablement décidé, fut le suivant. L'émir Fakhr ad-Dîn Qarâ-Arslan Ibn Suqmân ibn Artuq - que Dieu le prenne en pitié ! -avait fait, pendant que je me trouvais à son service, plusieurs tentatives contre la ville d'Âmid, toutes sans résultat. La dernière se passa ainsi : un émir kurde, qui émargeait au registre de l'armée à Âmid, prit la tête d'un groupe de ses amis et entra en correspondance avec Fakhr ad-Dîn. Il était décidé que, telle nuit dont ils convinrent, Fakhr ad-Dîn enverrait son armée vers cet émir, lequel ferait monter les soldats à l'aide de cordes, et qu'ainsi Âmid tomberait aux mains de Fakhr ad-Dîn.
Pour une affaire aussi sérieuse, celui-ci fit confiance à l'un de ses serviteurs, un Franc nommé Yârûq, à qui son détestable naturel avait valu la haine résolue et unanime de l'armée. Il monta à cheval avec une partie des troupes et prit les devants, tandis que les autres émirs suivaient, à cheval eux aussi. Mais Yârûq traîna en chemin et les émirs furent avant lui à Âmid. L'émir kurde et ses compagnons, qui les aperçurent du haut d'une tour, leur laissèrent glisser les cordes et dirent : "Montez !" Pas un ne monta. Alors, les autres descendirent, brisèrent les verrous de la porte de la ville et leur dirent : "Entrez !" Personne n'entra. Tout cela parce que, en une affaire si importante, si grave, Fakhr ad-Dîn avant préféré se reposer sur un garçon ignorant plutôt que sur l'autorité des émirs.
L'émir Kamâl ad-Dîn Alî Ibn Nîsan, la population et l'armée apprirent ce qui se passait. Ils se ruèrent sur les conspirateurs dont certains furent tués, d'autres pris, les derniers se jetant dans le vide. L'un de ceux-ci, dans sa chute, tendit la main, comme s'il cherchait quelque chose à quoi s'accrocher. Elle rencontra l'une des cordes qui avaient été lancées au début de la nuit et dont personne ne s'était servi pour monter. Il s'y agrippa et, seul de tous ses compagnons, fut sauvé, sans autre mal qu'à ses mains, écorchées par la corde. J'étais présent pendant ces événements. Au matin, le maître d'Âmid poursuivit ceux qui avaient agi contre lui et les fit tuer. Cet homme fut le seul d'entre eux à en réchapper. Louange à Celui qui, ayant décrété le salut d'un homme, le sauve du gosier du lion ! C'est là une réalité, non un simple diction."
Autre prince kurde évoqué, de plus grande envergure celui-là, le dernier des Marwanides, Mansûr, dont la dynastie dut céder la place aux Turkmènes, et dont le règne, visiblement, fut un bienfait pour les gens du Diyar Bakr :
"Voici le récit d'Abû l-Hayjâ', tel que je l'entendis de son fils, l'émir Fad'l Ibn Abî l-Hayjâ, maître d'Irbil : "Lorsqu'il arriva en Syrie, le sultan Malik-Châh m'envoya auprès de l'émir Ibn Marwân, maître du Diyar-Bakr, pour lui réclamer en son nom trente mille dinars. Nous eûmes une entrevue et je lui fis part du message. "Repose-toi, me dit-il, nous parlerons ensuite." Le lendemain matin, il me fit introduire dans ses bains, où l'on me remit les ustensiles nécessaires à la toilette, tous en argent, ainsi qu'un habillement complet, et mon valet s'entendit dire que les ustensiles étaient à nous. Sorti du bain, je revêtis mes habits à moi et rendis le reste. Il ne se passa rien de quelques jours, puis Ibn Marwân me fit de nouveau introduire dans ses bains, sans avoir marqué le moindre dépit de la restitution des objets. On m'apporta d'autres ustensiles et un habillement complet, tous plus précieux que les premiers, et l'on tint à mon valet le même langage qu'auparavant. Sorti du bain, je revêtis mes habits à moi et rendis le reste. Trois ou quatre jours se passèrent sans autre événement, puis je fus encore introduit aux bains où l'on m'apporta des ustensiles d'argent et un habillement complet, qui surpassaient les précédents. Sorti du bain, je revêtis mes propres habits et rendis tout le reste. Quand enfin je fus en présence de l'émir, il me dit : "Mon enfant, je t'ai fait porter des habits que tu n'as pas mis, et des ustensiles pour le bain, que tu as refusés et renvoyés. Pour quelle raison ? - Seigneur, répondis-je, j'ai apporté le message du sultan à propos d'une affaire qui n'a pas été réglée. Puis-je accepter tes bontés et m'en retourner sans que l'affaire du sultan ait été réglée, et comme si je n'étais venu que pour mes propres intérêts ? - Mon enfant, reprit Ibn Marwân, n'as-tu pas vu comme mon pays est cultivé, riche, avec quantité de jardins, une foule de paysans et des domaines prospères ? Tu me vois ruiner tout cela pour trente mille dinars ? L'or, par Dieu, je l'ai mis en sacs du jour même de ton arrivée. J'ai voulu, à la vérité, attendre que le sultan passe par mes territoires et que tu le rejoignes alors, avec l'argent. Je craignais en effet une réponse trop empressée à sa demande : n'allait-il pas me réclamer plusieurs fois la somme lorsqu'il serait tout près de mon pays ? Ne t'inquiète pas. Ton affaire est réglée." Après quoi, Ibn Marwân me fit apporter les trois habits complets qu'il m'avait déjà envoyés et que j'avais refusés, ainsi que tous les ustensiles de bain remis dans les trois occasions précédentes. J'acceptai le tout. Quand le sultan passa par le Diyâr-Bakr, Ibn Marwân me donna l'argent, que j'emportai et remis au sultan lorsque je le rejoignis."
Enfin, voici l'histoire d'un Kurde de condition plus modeste, bien qu'illustre "chevalier", et qui a prénommé son fils d'un nom bien kurde, Alân (l'étendard). A noter, comme Serheng, que les noms kurdes de l'époque étaient volontiers choisis dans le registre militaire. Même Fâris, un nom arabe, veut dire le cavalier, le chevalier.
"Il est des hommes qui combattent pour leur fidélité. Un exemple : celui d'un Kurde nommé Fâris, qui était, comme son nom l'indique, un chevalier, et quel chevalier ! Mon père et mon oncle - Dieu les prenne en pitié ! - furent d'une bataille qui les opposa à Sayf ad-Dawla Khalaf Ibn Mulâ'ib, lequel, à cette occasion, en usa très mal et traîtreusement avec eux. Il avait recruté et rassemblé des troupes, alors qu'eux-mêmes n'étaient nullement préparés à ce qui se passait. La raison en était qu'il leur avait envoyé un message où il disait : "Marchons sur Asfûna, où sont les Francs, et nous la prendrons." Nos compagnons le devancèrent, mirent pied à terre et s'avancèrent vers la forteresse, qu'ils minèrent. Ils avaient engagé le combat lorsqu'Ibn Mulâ'ib arriva. Il s'empara des chevaux de ceux de nos compagnons qui avaient mis pied à terre, et la bataille, que l'on faisait jusque-là aux Francs, opposa Ibn Mulâ'ib et nos hommes, de plus en plus violente. Fâris le Kurde se battit si farouchement qu'il reçut quantité de blessures. Il continua pourtant de combattre et d'être blessé, tant et si bien que son corps ne fut plus que plaies. La lutte ayant cessé, mon père et mon oncle - Dieu les prenne en pitié ! - passèrent devant Fâris alors qu'on l'emportait au milieu de nos troupes. Ils s'arrêtèrent et le félicitèrent d'être en vie. "Par Dieu, répondit-il, ce n'est pas pour être en vie que je me suis battu. Vous m'avez fait beaucoup de bien, je suis votre obligé, et jamais je ne vous ai vus dans une situation aussi pressante qu'ajourd'hui ! Je me suis dit que je devais combattre sous vos yeux, vous payer de vos bienfaits et mourir devant vous."
Or, Dieu - loué soit-Il ! - décréta que Fâris guérirait de ses blessures et se rendrait à Jabala, où se trouvait Fakhr al-Mulk Ibn Ammâr, les Francs, eux, étant à al-Lâdhiqiyya. Des cavaliers sortirent de Jabala pour une expédition contre al-Lâdhiqiyya et d'autres d'al-Lâdhiqiyya pour une expédition contre Jabala. Les deux détachements campèrent en chemin, séparés par une colline. Un cavalier gravit, du côté franc, la colline pour la reconnaître, tandis que Fâris le Kurde montait, de l'autre côté, la reconnaître pour ses compagnons. Les deux cavaliers se rencontrèrent sur le faîte de la colline. Chacun d'eux chargea son adversaire ; leurs deux coups de lance se confondirent et ils tombèrent morts tous deux. Mais même après leur mort, leurrs chevaux continuèrent de se jeter l'un sur l'autre au sommet de la colline.
Ce Fâris laissait chez nous un fils nommé Allân, qui faisait partie de l'armée. Il possédait des chevaux magnifiques et un bel attirail de guerre, mais ne valait pas son père. Tancrède, le maître d'Antioche, vint un jour camper contre nous et nous livra bataille avant même d'avoir dressé ses tentes. Cet Allân Ibn Fâris, monté sur l'un des plus beaux chevaux quel'on put voir, un superbe et vif pur-sang, était posté sur une élévation de terrain. Un cavalier franc le chargea, en le prenant, eût-on dit, par inadvertance, et porta à son cheval un coup de lance qui lui perça l'encolure. La bête eut un soubresaut qui désarçonna Allân. Le Franc fit demi-tour, menant le cheval à côté de lui, avec la lance dans le cou. Vous auriez cru qu'il le tenait en laisse et se pavanait, fier d'une belle prise."
Des Enseignements de la vie. Mémoires d'un gentilhomme syrien du temps des Croisades, trad. André Miquel, Imprimerie nationale.
L'illustration accompagnant ce post et montrant un duel, pourriez-vous m'en dire un peu sur ce qu'elle représente, de quel ouvrage est-elle tirée et quelle date ? Merci
RépondreSupprimerC'est un traité d'art militaire du XV° siècle. L'ami qui me l'a envoyé pour un autre usage n'a malheureusement pas été capable de m'en dire plus, sinon qu'il était conservé à la BNF.
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