Hasankeyf : encore sauvée !
L'Assurance suisse contre les risques à l'exportation (SERV) avait en effet averti que "les exigences imposées en matière d'environnement, de biens culturels et de déplacement de populations" n'avaient "pu être remplies dans les délais fixés au contrat". Près de 150 conditions avaient été en effet posées concernant l'environnement, les biens culturels et le déplacement des populations vivant sur-place (près de 55.000 personnes) Cette même assurance suisse avait déjà suspendu l'exécution des contrats sur une période de 180 jours et donner un délai "ultime" aux autorités turques pour remplir enfin les conditions requises dans le projet. 180 jours plus tard, la SERV n'a pu que constater que la Turquie est loin d'avoir rempli ses obligations, notamment dans la préservation (et le déplacement) des monuments médiévaux de Hasankeyf. (source AP)
Depuis le temps (2000) que l'annonce de la construction de ce barrage est sans cesse repoussée, la Turquie ne pouvant en assurer à elle seule la construction, mais les investisseurs étrangers dépendant des gouvernements qui dépendent, eux, dans une certaine mesure, de l'opinion publique, on espère toujours que Hasankeyf ne finira pas comme Zeugma...
Brève histoire de Hasankeyf :
Au 11° siècle Ibn Hawqual, célèbre géographe musulman originaire de Haute-Mésopotamie, décrit ainsi Hasankeyf :
Hisn Kayfa est une forteresse puissante et imprenable, car elle n'est accessible que par des gorges encaissées entre des montagnes, sauf du côté qui domine la rive occidentale du Tigre : ce sont donc des vallons et des défilés, où l'on pénètre difficilement. En bas de la cité on voit un faubourg peuplé, pourvu de bains, d'hôtelleries et de jolies demeures particulières : les édifices sont bâtis en pierre et en plâtre. De nombreux districts ruraux et des fermes prospères en dépendent.
L'histoire du site (citadelle et ville basse) est multiple. En témoignent les nombreuses étymologies dont l'imagination populaire a paré ce nom : Hasankeyf (plaisir de Hassan) ou Hösn Keyf (bonne humeur) ou Hossn Keïf (château de l'oubli) en turc, Hisn Kayfa en arabe, et avant cela Kiphas sous l'époque romaine, qui viendrait lui-même du syriaque Kayfa (rocher)...
Les montagnes qui entourent Hasankeyf, sont aussi l'un des lieux d'occupation humaine les plus remarquables de la région, car c'est aussi le village troglodyte le plus ancien et continuellement habité de la Mésopotamie, avec des vestiges dont les plus anciens remontent à 5000 ans.
Les historiens de l'époque romaine mentionnent la ville sous le nom de Cepha et Ciphas, et le géographe Yâkût la désigne sous le nom de Hisn Kaybâ et lui attribue une origine arménienne.
L'immense citadelle en ruines perchée sur un rocher domine toute la ville (à qui elle a donné son nom) et la vallée. Point de jonction entre plusieurs vallées, elle permettait de contrôler les communications entre l'Anatolie, la Haute-Mésopotamie et la Syrie du Nord. Place-forte romaine, érigée pour faire face aux marches ennemies de l'empire perse, son rôle militaire perdura sous Byzance.
Après la conquête arabe, la ville passa d'abord sous le contrôle des califes avant d'être disputée entre plusieurs émirats indépendants. Elle devint capitale des deux plus prestigieuses dynasties de la région : les Turcs artoukides et les Kurdes ayyoubides aux 12ème, 13ème et 14ème siècles. Elle resta ville importante sous les dynasties turkmènes des 14ème et 15ème siècles. Témoins de ce passé princier, les deux mausolées, érigés sur la rive gauche du Tigre, à l'extérieur de la ville. Le premier abrite la sépulture de Zaynal Beg, fils du prince turc Uzun Hasan, de la dynastie des Aq-qoyounlou (ou Moutons Blancs) dont l'empire immense couvrait l'Anatolie orientale, la Mésopotamie, une partie du Caucase, et une bonne partie de l'Iran.
Uzun Hasan fut un grand prince et un habile politique puisqu'il épousa une princesse byzantine, faisant de sa descendance les héritiers des empereurs chrétiens d'Orient. Ce qui ne l'empêcha pas de donner sa fille en mariage au chef d'une confrérie chiite, promise à un grand avenir : les Kizil Bach ou "Têtes Rouges" qui s'emparèrent du trône d'Iran au XVI° siècle et régnèrent sur l'empire persan pendant deux siècles.
Le tombeau de Zaynal Beg, ce fils de nomade turc apparenté aux familles régnantes des souverains d'Anatolie, de Byzance et de Perse, est un monument de briques et de pierres, caractéristiques de ces turbeh ou mausolées érigés en Asie Centrale, en Anatolie et dans le Caucase.
A trois champs de là, l'autre mausolée, plus petit, trapu, sans doute plus ancien, présente une forme plus archaïque de ces tombes princières.
L'ancien pont, aujourd'hui en ruines date de 1116. Il fut construit sous l'émir artoukide Kara Dawoud. Seules subsistent l'amorce, une arche, et trois piles de pierres morcelées qui jaillissent hors de l'eau sombre comme trois doigts pointés vers le ciel. Ce pont était fameux en son temps et le géographe arabe Yakut (1079-1129) le décrit comme un des plus beaux ouvrages qu'il ait jamais vu. Il était coupé en son milieu par une passerelle de bois dont la destrcution, aisée en cas d'attaque, permettait de couper l'entrée aux troupes ennemies. Le dernier témoignage que nous avons de ce pont est celui du voyageur italien Barbaro, qui l'a vu encore en son entier en 1510.
Au temps de sa prospérité, la vie économique y était intense,. Les faubours étaient vastes, avec de nombreux entrepôts et marchés. De sa splendeur passée, restent dansla ville du bas la mosquée al-Rizk, au nord-ouest de la ville, construite en 1409, dont le minaret culmine à 30 mètres. il est orné d'un décor raffiné de briques et de pierres, servant de nichoir aux innombrables cigognes de la région ; et aussi la mosquée Sulayman (13°-14° siècle) avec ses coupoles variées et sa voûte très richement décorée…
L'islam n'est évidemment pas la première religion à avoir marqué Hasankeyf de son empreinte. Hier comme aujourd'hui, la présence chrétienne y est très forte. Dès le 5° siècle, Hasankeyf abritait un évêché syrien et les chrétiens bénéficièrent à la fin du Moyen-Âge, sous les sultans turcs, d'un certain régime de faveur. En effet, nouvellement arrivés, les tribus turcomanes se ménagèrent les bonnes grâces des populations chrétiennes, grecques et syriaques, pour faire face à l'hostilité des Kurdes et des Arabes musulmans de la région, qui acceptaient mal de perdre leur suprématie politique et militaire.
Mais le monument le plus spectaculaire et le plus important, puisqu'il est à l'origine même de la ville, ce sont les deux montagnes d'Hasankeyf, dans lesquelles les constructions se mêlent de façon indissociable aux éléments naturels. Ces montagnes sont en effet truffées de grottes et de cavernes dont certaines auraient cinq mille ans et remonteraient donc à l'époque néolithique.
C'est donc depuis la nuit des temps que ces habitations troglodytes existent, communiquant entre elles par des escaliers et des rampes taillés par les hommes. Au 19° siècle, le voyageur anglais Taylor fouilla ces grottes et y exhuma des monnaies iraniennes datant des premiers siècles de notre ère, byzantines et arabes. Aujourd'hui encore, beaucoup de ces grottes sont agrémentées de fenêtres et de portes. Des ânes, des chiens et des moutons circulent entre les habitations, des petits restaurants y ont installé leurs terrasses et le dimanche, les familles de la ville basse viennent pique-niquer en haut de la montagne.
De l'entrée de la Citadelle subsiste la tour, dont le sommet a disparu. N'en restent que les deux tiers, avec un bel appareil décoré de moulures, dont le motif principal de ce décor est un bandeau cylindrique se terminant par une queue fourchue, évoquant les motifs de dragons entremêlés qui ornent les mosquées et les tombeaux dans toute la haute Mésopotamie médiévale. Ici, le sculpteur n'a repris ici qu'une partie du motif, en le stylisant et en ne gardant que les lignes les plus abstraites. Des inscriptions arabes, dans une écriture très géométrique ornent aussi la paroi, tandis qu'une frise calligraphiée coupe la tour en son milieu.
Du premier palais, il ne reste qu'une salle orientée vers la vallée et la ville d'Hasankeyf. L'historien des Ayyoubides, Ibn Shaddad, qui vivait à la fin du XII° siècle, parle des palais qu'abritait la forteresse, de la mosquée, d'un hippodrome et de terres cultivées, et de plusieurs autres constructions.
C'était donc une ville à part, au-dessus de l'autre ville, ce que nous confirment l'importance et la splendeur des monuments qui restent. C'est un dédale de salles souterraines ou extérieures, dont les fenêtres s'ouvrent soudain sur le vide, à une hauteur vertigineuse, ou des pans de murs effondrés et béants qui semblent avoir été ouverts exprès pour laisser voir la vallée et les prés en fleurs. Des couloirs voûtés et sombres, creusés dans le roc, débouchent souvent sur des salles splendides à coupole et décor sculpté.
Le projet de barrage prévoit une inondation en deux temps : d'abord le nord de la vallée sera recouvert par les eaux : soit la rive où sont actuellement les deux mausolées et le pont bâti par les princes d'Hasankeyf. Puis viendra le sud, la ville elle-même, les grottes les plus basses.
Ne resteront du site que les sommets et la citadelle. Du village rupestre ne restera que les cavernes supérieures. Le mausolée de Zaynal Beg doit être déplacé. Mais comme pour les msoaiques de Zeugma, il ne suffit pas d'extraire les objets ou les monuments-phares d'un site archéologiques pour estimer l'avoir sauvé. Un pareil site, couvrant des millénaires d'histoire, ne peut se contenter de fouilles d'urgence. Un site dont le mode de vie troglodyte est ininterrompu depuis le néolithique mérite mieux que de terminer en galerie d'exploration pour plongeurs sous-marins.
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