La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien

Comme l'intelligence et la ruse, les vertus de la futuwwa ou djavanmardî sont vues comme des qualités plus naturellement féminines, soit la sincérité, le désintéressement et le courage extrême ; ainsi le murshid de Dhûl-l-Nûn en Djavanmardî, fut une femme du Khorasan :


"La source des informations concernant Fâtima de Nîshâpur comme maître de Dhul-l-Nûn se trouve chez Sulamî, et elles ont été recueillies par Ibn al-Jawzî puis par Ibn 'Arabî. Le texte de Sulamî fait état de la grande admiration qu'avaient pour elle Dhû-l-Nûn et Abû Yazîd al-Bistamî ; il précise que c'est à La Mekke que Dhû-l-Nûn l'a connue et qu'elle est devenue son maître, il cite un certain nombre d'instructions spirituelles que Dhû-l-Nûn avait reçues d'elle, il mentionne qu'ils se sont trouvés à nouveau réusnis à Jérusalem, et il indique la date de sa mort à La Mekke en 223/838. Il nous est possible d'apporter quelques précisions supplémentaires, grâce aux recoupements que permettent de faire les paroles d'Abû Yazîd al-Bistamî à l'endroit de Fâtima, rapportées par Sulamî. On les retrouve en effet chez Hujwirî (Kashf al-Majûb, p. 120) dans la bouche d'Abû Yazîd à l'adresse de Fâtima l'épouse d'Ahmad ibn Khidrûya al-Balkhî, bien connu comme maître de la futuwwa au Khurâsân (mort en 240/854), et Hujwirî ajoute que Fâtima et Ibn Khidruyâ s'étaient établis à Nîshâpûr. Celle qui fut le maître de Dhûl-l-Nûn et l'épouse d'Ibn Khidruyâ ne serait qu'une seule et même personne. Annemarie Schimmel, dans Mystical dimensions of Islam (p. 427) n'hésite pas à les identifier sans discussion. Le rôle de maître spirituel qu'elle a assumé est confirmé par des textes que l'on trouve chez Abû Nu'aym (Hilya, X, p. 42), Ibn al-Jawzî (Talbîs Iblîs, p. 339) et 'Attâr (Le Mémorial des saints, trad. Pavet de Courteille, p. 245). Abû Yazîd allait jusqu'à dire à Ibn Khidruyâ : "Apprends la futuwwa de ton épouse !", ce qui ne devait pas manquer de mortifier Ibn Khidruyâ, réputé maître en la matière. On comprend l'importance de cette identification, car elle signifie que la spiritualité khurâsânienne de la futuwwa, virilité et héroïsme, chevalerie de la foi, a été transmise à Dhûl-lNûn par Fâtima de Nîshapûr. Les deux mots clefs de la futuwwa sont al-îthar, le fait de donner la préférence à l'autre, et al-sidq, la sincérité courageuse et énergique, et il est remarquable que l'ultime instruction donnée à Dhû-l-Nûn a été : "Persiste dans la sincérité, et combats ton âme charnelle en tes oeuvres !" Dhû-l-Nûn n'oubliera pas la leçon, et c'est la définition que lui-même donnera de la sincérité qui passera à la postérité, que tout le monde répétera après lui, et qui deviendra proverbiale : "La sincérité est le sabre de Dieu sur la terre ; où qu'elle soit appliquée, elle ne peut que trancher." Quant à l'îthar, le choix préférentiel de l'autre à soi-même (autrui et Dieu), on notera que, curieusement, Dhû-l-Nûn le fait intervenir dans la définition du soufi qu'on lui avait demandée, comme si déjà l'assimilation était faite entre la futuwwa khurâsânienne et le "soufisme" (tasawwuf)."

"Pour 'Attâr (texte persan de la Tadhkirah, p. 114), Dhûl-Nûn était le chef de file des "hommes du blâme" (alh al-malâma), et, presque deux siècles avant lui, Hujwirî (Kashf al-mahjûb, p. 100) avait dit : "Il a marché sur le sentier de l'affliction et il a voyagé sur la route du blâme." Par ailleurs, il convient de noter que le nom de Dhû-l-Nûn ne figure pas dans les "chaînes initiatiques" (asnâd, salâsil, cf. Junayd, Enseignement spirituel) des soufis. Cette question de l'appartenance de Dhû-l-Nûn au groupe des Malâmatiyya ouMalâmiyya est difficile à trancher, car les critères diffèrent, selon que l'on considère la réalité historique d'un mouvement né au Khurâsân et lié à celui de la futuwwa (sous sa forme initiale, non encore corporative), ou qu'on se base sur les caractéristiques énoncées par Sulamî dans son Epître des Malâmatiyya (publiée avec une excellente introduction par 'Afîfî), ou encore que l'on s'appuie sur la définition qu'en a donnée Ibn 'Arabî à plusieurs reprises dans les Futûhat (chapitres 23, 73 et 309). Sulamî et Ibn 'Arabî partagent les Musulmans en trois catégories : ceux qui ne connaissent que l'aspect extérieur de la religion et qu'Ibn 'Arabî appelle les 'ubbâd, c'est-à-dire les adorateurs de Dieu pouvant renoncer au monde, les "soufis" qui sont gratifiés des expériences intérieures et des charismes, et malâmatiyya, dont les deux maîtres sont d'accord pour dire qu'ils sont supérieurs aux "soufis". Pour Sulâmî, cette supériorité est celle de la sainteté cachée sur la sainteté apparente, et il utilise la célèbre comparaison de Muhammad et de Moïse (cf. René Guénon, "Le masque populaire", Etudes traditonnelles, 1946, p. 157) : "L'état du malâmatî ressemble à l'état du Prophète, lequel fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine, mais qui, lorsqu'il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures, de telle sorte que de son entretien intime avec Dieu, rien ne parut sur sa personne", tandis que l'état du soufi"ressemble à l'état de Moïse, dont personne ne pouvait regarder la figure après qu'il eut parlé avec Dieu."


Stupéfiante critique du soufi, "homme du nafs", soit l'âme charnelle ou passionnelle, par le malâmatî, "l'homme du qalb", le coeur ; parce que c'est justement le nafs que le soufi est censé envoyé promener, afin que son coeur se fasse enfin réceptable à la révélation. Or pour le malâmatî, tous ne sont "doués" d'un coeur. Conclusion : qu'est-ce qu'ils s'envoient entre eux ! "prétentieux", "psychiques", "sans coeur", etc.

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"Ibn 'Arabî reprend un certain nombre de reproches formulés par Abû Hafs, un maître malâmatî cité par Sulâmî, à l'adresse des disciples des soufis, et il se montre même encore plus sévère, en utilisant l'expression "ce sont des prétentieux", et leurs maîtres sont des "psychiques" (ashâb nufus). L'on se souviendra que pour Ibn 'Arabî les "spirituels", (al-qawm, al-tâ'ifa) sont des "hommes doués d'un coeur" (ashâb al-qulub). On serait tenté de faire un rapprochement avec Paul, l'Epître aux Corinthiens, 2, 14-15, et avec la gnose des Valentiniens (Simone Pétrement, Le Dieu séparé, pp. 273-275). Les maîtres malâmatî recommandaient fortement à leur disciples de "cacher leurs états spirituels et leurs charismes" (kitman al-ahwal wa-l-karâmât), afin d'éviter le danger de l'ostentation (riyâ' ; considération de soi et d'autrui), et de tenir constamment en suspicion leur âme (ittihâm al-nafs)."


"Ajoutons enfin que l'une des qualités de Dhû-l-Nûn, "l'élégance" (zarf : mélange d'abnégation et d'humour), qu'Ibn 'Arabî se plaît à souligner, se ratatche également aux principes des malâmatiyya ; elle se manifeste chaque fois que Dhû-l-Nûn fait à ses disciples le récit d'une rencontre où il a reçu une sévère leçon, se faisant qualifier debattâl (homme vain, de peu d'intelligence et de peu de foi), généralement par une sainte femme, sachant très bien que ce récit sera répété !"


Ce qui est amusant, c'est le répertoire des noms d'oiseaux dont on gratifie Dhû-l-Nûn,que ce soit Dieu ou les vieilles femmes : Battâl (qui veut dire aussi champion, ou mercenaire, aventurier) ou Ayyâr, qui est brigand, insolent, bandit de grand chemin, mais aussi chevaleresque truand. A chaque fois, ces deux adjectifs peuvent avoir deux sens, un péjoratif, un louangeur.

"Abdâl (sing. badal) est le nom qui est généralement donné aux saints inconnus, dont la présence est nécessaire pour le maintien de la vie sur la terre. Ils constituent une hiérarchie cachée et permanente, ayant à sa tête "le Pôle" (al-Qutb), et dont chaque membre est immédiatement remplacé à sa mort (cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des Saints, pp. 116-127). Le mot est d'origine traditionnelle, et l'on trouvera dans le Kanz al-'ummâl d'al-Muttaqî (V, pp. 332-334) 20 hadîths le mentionnant, et selon lesquels le nombre des abdâl est de 30 ou 40. Avec Ibn 'Arabî les données concernant les membres de la hiérarchie cachée des saints, leur nombre, leurs fonctions, se préciseront. Chez un auteur comme Abû Tâlib Makkî (mort en 996), l'emploi du motabdâl reste encore incertain et fluctuant ; il est mentionné en 18 passages différents duQût al-qulûb, avec des significations diverses : il y a des abdâl des justes (siddîqûn), des prophètes (anbiyâ'), des envoyés divins (mursalûn), des serviteurs parfaits (sâlihûn) (III, pp. 58, 83, 99) ; les abdâl, selon Sahl al-Tustarî, pratiquent le jeûne (ikhmâs al-butun, "l'amaigrissement du ventre"), le silence, la veille, et la retraite (I, pp. 142, 145), et c'est en ce sens qu'Ibn Arabî rédigera son petit traité sur La Parure des Abdâl (traduit par Michel Vâlsan in Etudes traditionnelles, 1950) ; le nombre des abdâl est de 30 ou 40, et celui des awtâd "piliers" est de 7 (III, p. 115) ; il y avait 313 abdâl parmi les combattants de Badr (ibidem). A l'époque où Dhû-l-Nûn a écrit ou dicté son texte sur eux, il semblerait qu'on les assimilait aux awliyâ' al-Rahmân ("les amis du Miséricordieux"), car l'on retrouve dans un texte qu'il a consacré à ces derniers les mêmes thèmes essentiels et les mêmes séquences. Il est cité, d'après Yûsuf ibn al-Husayn, par Khatîb Baghdadî (Ta'rîkh Baghdâd, VIII, pp. 394-395) et par Ibn Asâkir (Ta'rîkh Dimachq, Tahdhîb, V, 275) en réponse au calife al-Mutawakkil demandant à Dhû-l-Nûn de lui faire la description des awliyâ Allâh ("les amis de Dieu"). Au chapitre 7 de son hagiographie, intitulée al-futuwwa (la chevalerie spirituelle), Ibn 'Arabî reproduit un autre texte, plus complet que celui sur les abdâl et celui sur "les amis de Dieu", en réponse au calife qui désirait que Dhû-l-Nûn lui parlât des "ascètes" (zuhhâd), et là encore l'on retrouve en des termes identiques l'essentiel des autres textes."





Dhû-l-Nûn était rusé, nous l'avons vu, même (et surtout ?) avec Dieu. Une des prières qu'il a composées pour L'incliner au pardon use d'un argument assez drôle : "Pardonne, histoire de faire enrager le diable !"

"Mon Dieu ! Satan est Ton ennemi et il est aussi le nôtre, et c'est en nous pardonnant que Tu exciteras sa rage par ce qui le blesse le plus, pardonne-nous donc !"


Sinon, pointe vacharde d'Ibn Arabî contre les fuqaha (ces juristes en droit canon) si souvent ennemis des soufis et des malamatî et avec qui Dhû-l-Nûn et lui-même eurent maille à partir. A l'enterrement de Dhû-l-Nûn, signe peut-être, de la faveur de Khidr en plus de celle d'Allah, une volière verdoyante l'escorte, ce que tous les soufis et ascètes voient :


Muhammad ibn Zabbân : "Lorsque mourut Dhû-l-Nûn, je vis au-dessus de la civière qui transportait son corps des oiseaux verts qui étaient pour moi une "chose" totalement inconnue."

Ibn Khamîs : "Lorsque Dhû-l-Nûn mourut à Gizeh et que son corps fut transporté dans une barque, de crainte que le pont ne s'effondrât sous le poids de la foule amassée pour accompagner le cortège funèbre, je me trouvais au milieu des gens sur un endroit surélevé pour mieux voir. Et lorsqu'on l'eut sorti de la barque pour le déposer sur la civière que les hommes portaient, je vis des oiseaux verts qui se mirent à l'entourer en déployant les ailes au-dessus de lui, jusqu'au moment où le cortège, qui avait tourné à Hammâm al-Fâr, disparut à ma vue."

Ibn Arabî suppute sans s'avancer : "Peut-être en effet ces oiseaux sont-ils les anges, mais Dieu le sait mieux, qui se manifestent en signe de miséricorde pour les hommes."


Mais voilà que le témoignage d'un faqih lui tombe sous la main, ces ophtalmiques spirituels par vocation :

"Abû-l-Husayn, disciple de Châfi'î, a déclaré : "J'étais présent à l'enterrement de Dhû-l-Nûn, et j'ai vu des chauve-souris descendre sur sa civière et sur son corps, puis s'envoler."

Et Ibn Arabî de commenter avec mépris : "Si ce témoin n'avait pas été un juriste (faqih), il aurait vu ces oiseaux sous une autre forme que celle de chauve-souris."

(En gros, tes yeux ne voient jamais qu'à travers le verre de ton âme, ducon, et on a les visions qu'on peut !)

"Abû 'Abd Allâh ibn al-Jallâ a raconté ceci : "je faisais un séjour pieux à La mecque en compagnie de Dhû-l-Nûn ; cela faisait plusieurs jours que nous avions faim, et l'on ne nous avait rien offert. Un jour, avant la prière de midi, Dhû-l-Nûn se leva pour se rendre sur la montagne et y faire ses ablutions ; je me tenais derrière lui, quand j'aperçus des peaux de banane qu'on avait jetées sur la route. Je me dis en moi-même : "Je vais en prendre une ou deux poignées, que je mettrais dans mes manches sans que le cheikh me voie, et quand nous serons sur la montagne et que le cheikh fera ses ablutions, je les mangerai." Je m'en emparai donc et les plaçai dans mes manches, en prenant garde que le cheikh ne me vît point. Lorsque nous fûmes sur la montagne et à l'écart des gens, il se tourna vers moi et me dit : "Jette tout ce que tu as dans tes manches !" Je m'exécutai, rempli de confusion.

Après avoir fait nos ablutions, nous retournâmes à la mosquée, pour y accomplir successivement les prières de midi, de l'après-midi, du coucher du soleil, de la nuit. Au bout d'un moment, voilà qu'un homme vint apporter de la nourriture sous un couvre-plat ; il s'arrêta en face de Dhû-l-Nûn, comme pour attendre ses instructions. Ce dernier lui dit : "Va la déposer devant cet homme !" en me désignant de la main. C'est ce qu'il fit, et j'attendais que le cheikh vînt manger, mais je vis qu'il ne se levait pas de sa place. Puis il me regarda et me dit : "Mange ! - Tout seul ? - Oui, c'est toi qui as demandé de la nourriture, nous, nous n'avons rien demandé, et celui qui mange est celui qui a demandé." Je me mis donc à manger, tout confus et honteux de ce qui s'était passé."

Alors qu'il suffit de demander :

"Bakr ibn 'Abd al-Rahmân a raconté ceci : "Nous nous trouvions avec Dhû-l-Nûn l'Egyptien dans une région désertique, et nous avons fait halte sous un acacia (umm ghaylân : "acacia arabica" ou "épine-arabique"). Nous nous sommes écriés : "Comme cet endroit serait agréable s'il y avait des dattes !" Dhû-l-Nûn a souri : "Vous désirez des dattes", a-t-il dit, et il a secoué l'arbre tout en prononçant ses paroles : "Je t'en conjure, par Celui qui est à ton origine et qui a fait de toi un arbre, eh bien !" ne vas-tu point nous donner des dattes bien fraîches !" Il l'a secoué ensuite à nouveau, et il a alors répandu sur nous des dattes à profusion, dont nous nous sommes rassasiés, avant de nous endormir."

Mais voilà, inutile de jouer les apprentis sorciers murshids, ça ne marche pas pour tout le monde :
"A notre réveil, nous avons secoué (à notre tour) l'arbre, et il n'a fait tomber sur nous qu'une pluie d'épines."

"L'amour fait parler, la pudeur rend silencieux, et la crainte jette dans l'inquiétude. Celui qui aime se perd entre les trois."

Dhû-l-Nûn était cependant un ascète dévoré de scrupules, un vrai zahîd, dans la lignée de Rabi'a. Le genre à ne pas manger de melon, comme Ibn Hanbal, car ignorant si le Prophète en aurait mangé (et là-dessus approuvé par Ibn Arabî, un autre tourmenté du genre).

"Al-Walîd ibn 'Utba al-Dimachqî avait écrit à Dhû-l-Nûn pour s'informer de son état, et voici sa réponse : "Tu m'as écrit pour t'enquérir de mes nouvelles ; que pourrais-je donc t'apprendre à mon sujet, sinon que je suis en proie à toutes sortes de choses qui me font souffrir. Il y en a quatre qui me font pleurer : mes yeux aiment regarder, ma langue aime les propos frivoles, mon coeur aime que je sois à la tête des autres, et je réponds aux invites d'Iblîs, l'Ennemi de Dieu, pour tout ce qui peut déplaire à Dieu. Il y en a quatre qui me remplissent d'inquiétude : un oeil qui ne verse pas une larme sur les péchés infects, un coeur qui ne se soumet pas quand il est édifié, un esprit dont l'amour de ce bas monde affaiblit la compréhension, une connaissance qui, plus je l'examine, plus elle fait que je me trouve ignorant de Dieu. Et il y en a qui m'accablent : il me manque la pudeur (envers Dieu), qui est la meilleure des vertus de la foi, il me manque la piété vigilante, qui est le meilleur viatique pour l'autre monde, et mes jours se sont consumés dans l'amour de cette vie, qui m'a fait perdre un coeur auquel nul semblable ne me sera procuré, jamais plus !"

Comme tous les inquiets pour soi, il l'était pour les autres, qu'il exhortait volontiers. Ainsi, écrivant un jour à Bistamî, beaucoup plus décontracté sur la chose. Mais il faut lui reconnaître qu'il était gentil perdant :

"'Abd al-Karîm ibn Hawâzin al-Quchayrî a rapporté ceci : "Dhû-l-Nûn aurait envoyé auprès d'Abû Yazîd -al-Bistamî) un homme chargé de lui transmettre ce message : "Jusques à quand ce sommeil et ce repos, alors que la caravane est déjà passée !" Et Abû Yazîd aurait répondu messager : "Dis à mon frère Dhû-l-Nûn que l'homme (véritable) est celui qui dort toute la nuit, et qui au matin est déjà parvenu à l'étape avant la caravane !" Et Dhû-l-Nûn se serait exclamé : "Félicitations à lui ! Voilà des paroles qui dépassent les états spirituels auxquels nous sommes parvenus !"

Passage curieux sur la séparation du corps et de l'esprit, non point cette fois dans le classique conflit des ascètes, mais sur l'indifférence de l'un pour l'autre, au sens où il lui tait son secret et ne prend pas la peine de se soucier de l'apaprence. Comble des bonnes manières de l'amant (adab), taire son coeur à sa chair, ou l'absolu du Secret :

"Ahmad ibn 'Alî al-Qurachî al-Qazwinî (transmetteur non identifié) a rapporté ce récit qu'il avait entendu de la bouche de Dhû-l-Nûn : "Mon père m'avait raconté, au sujet d'un de ces êtres qui sont constamment plongé dans l'affliction, une chose qui l'avait rempli d'étonnement. Or, au cours d'un de mes déplacements, j'eus moi-même la surprise de me trouver en présence d'un jeune homme, au visage agréable, au teint frais, au corps replet, mais chez qui l'on décelait l'affliction sincère qu'il y avait au fond de lui et le chagrin qui l'envahissait intérieurement. Je lui dis alors : "Je vois en toi une chose surprenante ! - Quoi donc ? - Ton être intérieur est en contradiction avec ton apparence". Il sourit, et me répondit : "C'est que je cache l'affliction de mon coeur à mon âme (Ici, le traducteur dit "sic, on s'attendrait plutôt "à mon corps", mais peut-être s'agit-il de l'âme charnelle, le nafs ?) pour la protéger. Je livre mon esprit à l'épreuve et au deuil, et je laisse mon corps à sa nourriture et à son embonpoint, de sorte qu'il ignore ce que je ressens. - Une telle chose est-elle possible ? - Et pourquoi pas ? N'as-tu jamais entendu ces paroles du poète :
"Elle s'écria : que se passe-t-il pour ton corps, Sâlim ! pour moi, habituellement, le corps des amants tombe malade !
Je lui répondis : mon coeur ne dévoile pas son amour à mon corps, et mon corps reste ignorant de sa passion."
Puis il ajouta : "Ne sais-tu pas que celui qui protège une chose, la tient cachée ?", comme l'a dit le poète :

"Elle a des pensées secrètes, repliées dans son coeur,
et ce coeur a caché qu'elles se trouvaient au fond de lui."
Et un autre poète y a fait allusion :
"Mon coeur a aimé, sans que mon corps le sache. S'il l'avait su, il n'aurait pas gardé son embonpoint."

"Yûsuf ibn Al-Husayn a rapporté ces paroles de Dhû-l-Nûn l'Egyptien : "J'ai entendu mon maître (ustadhî) dire ceci : "Quand l'état spirituel de celui qui aime Dieu (al-muhibb) est parvenu à son accomplissement, les choses (ou "certaines choses") deviennent grossières pour lui. Il ne peut plus fréquenter quelqu'un de grossier, ni absorber de nourriture grossière et qui ne lui est pas agréable, ni porter autre chose que des vêtements au tissu moelleux, et (ceci étant) aucun dommage ne saurait résulter pour lui de quoi que ce soit qu'il pourrait avoir de ce bas monde, car au niveau qu'il a atteint tout amoindrissement de son état spirituel n'est plus possible."

Parfois le voyage du gnostique l'entraîne si loin qu'il lui est difficile de réatterrir sur le rêche de la vie. Qutb al-Dîn Shahrazûrî recommandait ainsi au murîd désireux de connaître l'extase d'un semâ de faire retraite 40 jours, avec diminution progressive de nourriture, veille et dhikr, tout cela très classique, et de revenir ensuite en se réalimentant légèrement, mais avec des nourritures de qualité (pain blanc, légumes savoureux), parfums, se vêtir de linge confortables, entendre une musique enivrante. Ibn Arabî fait allusion ici à ces 'arif qui ne cessant de naviguer entre les deux mondes, l'imaginal et le terrestre, ne supportent plus la rugueuse grossièreté du second. Dandies parce que trop pénétrés des lumières angéliques... Selon lui, ces élus appartiennent au type "sulaymanien", tandis que l'ascète patient relève du "muhammadien". Bien sûr, il met en garde l'imprudent murîd tenté de commencer par la fin, c'est-à-dire le raffinement avant le chemin parcouru. Mais peut-être y avait-il aussi, en lui, sa peur de la volupté (on sait qu'il craignait la musique de semâ comme pouvant entraîner "trop loin" ; "et alors ? eût répondu un malamâtî).

"D'après la même source, Dhû-l-Nûn a rapporté qu'il avait entendu son maître dire également ceci : "Lorsque Dieu a créé l'intellect ('aql), il a placé en lui un principe subtil (latîfa), qui lui fait éprouver de l'attirance pour tout ce qui est beau et tout ce qui est agréable à voir dans le monde sensible."

Commentaire d'Ibn Arabî : "Certes, ce maître a dit vrai en cela, mais pour ce penchant et cette appréciation du beau il y a une "balance" (mîzân) fine, spirituelle, subtile et divine. En pareil cas, celui qui n'est pas doué de la science de cette "balance" et qui n'est pas capable de l'appliquer, sera mené à sa perte par les affinités (mulâ'ama) que trouve la nature (tab') et par la correspondance (munâsaba) qui s'établit entre ce qui est "accident" ('arad au sens scholastique) dans l'être et la beauté "accidentelle" (ou "contingente", aradî), la seule que connaissent les âmes vulgaires. Méfie-toi donc, si tu es un soufi, des paroles de ce maître, car elles sont un poison mortel pour celui qui n'en connaît pas le sens profond et qui ignore où cela peut l'entraîner ! Elles sont particulièrement dangereuses ! Un autre pourra y trouver son salut, alors que pour toi elles signifieraient ta perte, tout dépendra de ta compréhension. Que Dieu nous protège ! Si un grand nombre de gens de notre époque ne se précipiteraient pas dans cet abîme, nous n'attirerions pas l'attention sur lui. Et tout cela est dû à un manque d'intelligence et à l'emprise des penchants naturels."
Non pas voie du milieu mais troisième fois, qui n'est pas indifférence mais atteinte d'un stade où tout devient bienveillant (mais qu'Ibn Arabî désapprouve, toujours par répugnance morale) :
"Yûsuf ibn al-Husayn a rapporté : "Je me trouvais auprès de Dhû-l-Nûn l'Egyptien, quand un homme entra avec une coupe de khabîs (mélange de dattes, de crème et d'amidon), qu'il déposa devant lui. Dhû-l-Nûn se mit à le manger, et à ce moment arriva un novice, qui à cette vue s'exclama : "Maître ! Tu nous ordonnes de nourrir d'orge et de sel, alors que tu manges du khabîs ; comment faut-il l'interpréter ?" Dhû-l-Nûn lui demanda de prendre l'écuelle (dans laquelle il mangeait) et de la poser au fond de la pièce, puis il prononça ces mots : "Ecuelle ! viens à moi !" ; et l'écuelle se déplaça vers lui. Il dit alors au novice : "Mon cher enfant ! quand tu seras parvenu à ce niveau, mange du khabîs, il ne pourra plus te faire de mal !"

La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien / Ibn'Arabî \; trad. de l'arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière par Ibn 'Arabî.

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