En Zone frontalière
Roman plutôt pas gai, plutôt désespéré, mais passionnant quoique raconté à la fois de façon minutieuse et pourtant sobre, voire minimaliste, sur un passeur de contrebande kurde, errant dans le no man's land miné entre Turquie et "Irak", au temps de l'embargo. Le style et le monde très froids, très énigmatique,s plus faits de mécaniques, de destins et de chances ou malchances que d'hommes, d'aléatoire, de bonne/mauvaise fortunes et d'émotivité, relient ce roman plus à la littérature germanique que moyen-orientale. Manquent par exemple cet humour, ce goût de l'absurde et du sarcasme dont un auteur kurde, turc, arabe, persan aurait saupoudré la tragédie. Ici, ces personnages graves, douloureux, aux gestes pesants sont tout entier pris dans leur destin et l'épousent entièrement, sans échappatoire, sans distance ironique. Le héros, le "passeur", est totalement voué à décrypter les signes plus ou moins visibles qui aident à sa survie, tout au long de son chemin, sur lequel il se déplace avec la lenteur obstinée, prudente, d'un gros insecte se traînant sur la poussière d'une route pleine d'embûches. La connaissance de ce qui se monte et se démonte, de la mémoire du terrain et des engrenages grands et petits qui décident de votre vie est prépondérante et infléchit la façon dont le héros pense, observe, parle :
"Le passeur s'arrêta devant l'un des bancs et sortit de sa poche une vieille montre à quartz qui n'indiquait plus rien. Il la brandit devant le visage du jeune homme en lançant à son neveu un regard oblique. Celui-ci l'observa un bref instant, puis hocha la tête et la prit. Il la posa sur le banc, plongea la main sur le côté et sortit trois bocaux à conserves où étaient amassés les restes de vieilles montres, comme autant d'insectes sombres et morts. Il commença par démonter la montre à quartz, pièce après pièce. Il étala tant de petites parties qu'il paraissait impossible de la recomposer un jour. A un moment, le garçon leva vers eux un visage interrogateur, étonné de voir que ses clients n'étaient pas allés attendre quelque part à l'ombre mais étaient restés là à regarder ses mains. Le passeur se contenta d'un bref geste de la tête et le garçon reprit son travail. Après avoir totalemetn démonté la montre, il poussa de l'index, vers le milieu de son plan de travail, un élément dont le fabricant n'avait certainement prévu que le remplacement complet. Il ouvrit l'objet et tripatouilla, à l'intérieur, des contacts pratiquement invisibles. C'était la partie la plus compliquée du travail. Le garçon serrait les lèvres et retira la main à plusieurs reprises lorsqu'elle était trop agitée. Il tenait la tête de biais, comme s'il voulait faire entrer plus de lumière dans ce mini-châssis, mais en vain. Le tâtonnement initial se transforma en une descente précise du tournevis. A un moment, le garçon alla jusqu'à retenir son souffle. Quand il le relâcha, il leva de nouveau les yeux vers le passager et l'on put lire quelque chose comme de la fierté sur son visage. Il commença à remonter la montre. Il s'y prenait de manière énigmatique. On n'avait pas l'impression qu'il savait ce qu'il faisait. Il tentait sans arrêt de nouveaux assemblages de pièces, puis rejetait le résultat. Mais il lui suffit de trouver l'extrémitié d'un fil invisible pour achever son ouvrage et donner à l'objet son aspect initial. Les pièces disparurent l'une après l'autre dans cette structure qui redevint effectivement une montre à quartz. Peu avant la fin - il savait déjà précisément, à présent, où allaient les parties restantes -, il lui manqua unevis minsucule. Elle était peut-être tombée du banc. Le garçon souleva les bocaux l'un après l'autre, les fit tourner et en observa le contenu. Puis il en ouvrit un, ne le renversa pas, mais alla pêcher des deux doigts un débris surchargé de rouages. Il en détacha une vis qui convenait effectivement. Avec une minutie solennelle, il ferma la montre à quartz et la laissa encore une seconde immobile devant lui avant de la tendre au passeur sans l'avoir testé. Le neveu regarda la montre dans la main de l'autre. Elle affichait des chiffres rouges et toutes les fonctions qu'essaya le passeur fonctionnaient parfaitement. Il sourit et pour la prmeière fois le garçon sourit lui aussi un bref instant, souleva l'un des bocaux et le secoua comme l'aurait fait un barman.
A cet instant, le neveu se sentir vraiment étranger, il comprit à quel point la vie ici était réduite, l'importance qu'avaient ces misérables tas de pièces détachées dans n'importe quelle espèce d'ateliers de réparation, que ce soit pour les montres ou pour les voitures. Les gens dépendaient de ce qu'ils trouvaient sur place. La ville appartenait aux marchands, mais ceux-ci dépendaient des passeurs."
Présentation de l'éditeur :
Fatah met en scène un trafiquant, le "passeur", qui transporte dans un site non désigné (mais il s'agit manifestement du triangle formé par l'Irak, l'Iran et la Turquie) des objets devenus introuvables dans son pays, l'Irak, ravagé par la guerre et la dictature : alcool, cigarettes, ordinateurs, etc. A chaque fois, le passeur doit franchir une zone minée, particulièrement dangereuse, même si les paysans qui y laissent régulièrement leurs jambes ont commencé un déminage "naturel" et si le passeur dispose d'une carte précise où sont indiquées les zones dangereuses.
Les mines ne sont pas le seul péril que doit affronter le passeur : la Sécurité intérieure l'informe qu'elle surveille son fils de treize ans qui milite au sein de l'opposition islamique. Le passeur entreprend alors un voyage dans la capitale, où il découvre la réalité de son pays.
Le récit de Sherko Fatah associe la lente progression des contes orientaux à la tradition littéraire germanophone - on pense, en lisant son roman, à Kafka ou à Handke, tant la précision du vocabulaire parvient à créer un monde auquel l'absence volontaire de repères géographiques confère une dimension universelle.
L'auteur vu par l'éditeur
Sherko FATAH est né en 1964 en RDA. De père turc, il passe à l'Ouest avec sa famille en 1975. Il vit aujourd'hui à Berlin. En zone frontalière (Im Grenzland), son premier roman, a reçu le prix Aspekte 2001.
"Le passeur s'arrêta devant l'un des bancs et sortit de sa poche une vieille montre à quartz qui n'indiquait plus rien. Il la brandit devant le visage du jeune homme en lançant à son neveu un regard oblique. Celui-ci l'observa un bref instant, puis hocha la tête et la prit. Il la posa sur le banc, plongea la main sur le côté et sortit trois bocaux à conserves où étaient amassés les restes de vieilles montres, comme autant d'insectes sombres et morts. Il commença par démonter la montre à quartz, pièce après pièce. Il étala tant de petites parties qu'il paraissait impossible de la recomposer un jour. A un moment, le garçon leva vers eux un visage interrogateur, étonné de voir que ses clients n'étaient pas allés attendre quelque part à l'ombre mais étaient restés là à regarder ses mains. Le passeur se contenta d'un bref geste de la tête et le garçon reprit son travail. Après avoir totalemetn démonté la montre, il poussa de l'index, vers le milieu de son plan de travail, un élément dont le fabricant n'avait certainement prévu que le remplacement complet. Il ouvrit l'objet et tripatouilla, à l'intérieur, des contacts pratiquement invisibles. C'était la partie la plus compliquée du travail. Le garçon serrait les lèvres et retira la main à plusieurs reprises lorsqu'elle était trop agitée. Il tenait la tête de biais, comme s'il voulait faire entrer plus de lumière dans ce mini-châssis, mais en vain. Le tâtonnement initial se transforma en une descente précise du tournevis. A un moment, le garçon alla jusqu'à retenir son souffle. Quand il le relâcha, il leva de nouveau les yeux vers le passager et l'on put lire quelque chose comme de la fierté sur son visage. Il commença à remonter la montre. Il s'y prenait de manière énigmatique. On n'avait pas l'impression qu'il savait ce qu'il faisait. Il tentait sans arrêt de nouveaux assemblages de pièces, puis rejetait le résultat. Mais il lui suffit de trouver l'extrémitié d'un fil invisible pour achever son ouvrage et donner à l'objet son aspect initial. Les pièces disparurent l'une après l'autre dans cette structure qui redevint effectivement une montre à quartz. Peu avant la fin - il savait déjà précisément, à présent, où allaient les parties restantes -, il lui manqua unevis minsucule. Elle était peut-être tombée du banc. Le garçon souleva les bocaux l'un après l'autre, les fit tourner et en observa le contenu. Puis il en ouvrit un, ne le renversa pas, mais alla pêcher des deux doigts un débris surchargé de rouages. Il en détacha une vis qui convenait effectivement. Avec une minutie solennelle, il ferma la montre à quartz et la laissa encore une seconde immobile devant lui avant de la tendre au passeur sans l'avoir testé. Le neveu regarda la montre dans la main de l'autre. Elle affichait des chiffres rouges et toutes les fonctions qu'essaya le passeur fonctionnaient parfaitement. Il sourit et pour la prmeière fois le garçon sourit lui aussi un bref instant, souleva l'un des bocaux et le secoua comme l'aurait fait un barman.
A cet instant, le neveu se sentir vraiment étranger, il comprit à quel point la vie ici était réduite, l'importance qu'avaient ces misérables tas de pièces détachées dans n'importe quelle espèce d'ateliers de réparation, que ce soit pour les montres ou pour les voitures. Les gens dépendaient de ce qu'ils trouvaient sur place. La ville appartenait aux marchands, mais ceux-ci dépendaient des passeurs."
Présentation de l'éditeur :
Fatah met en scène un trafiquant, le "passeur", qui transporte dans un site non désigné (mais il s'agit manifestement du triangle formé par l'Irak, l'Iran et la Turquie) des objets devenus introuvables dans son pays, l'Irak, ravagé par la guerre et la dictature : alcool, cigarettes, ordinateurs, etc. A chaque fois, le passeur doit franchir une zone minée, particulièrement dangereuse, même si les paysans qui y laissent régulièrement leurs jambes ont commencé un déminage "naturel" et si le passeur dispose d'une carte précise où sont indiquées les zones dangereuses.
Les mines ne sont pas le seul péril que doit affronter le passeur : la Sécurité intérieure l'informe qu'elle surveille son fils de treize ans qui milite au sein de l'opposition islamique. Le passeur entreprend alors un voyage dans la capitale, où il découvre la réalité de son pays.
Le récit de Sherko Fatah associe la lente progression des contes orientaux à la tradition littéraire germanophone - on pense, en lisant son roman, à Kafka ou à Handke, tant la précision du vocabulaire parvient à créer un monde auquel l'absence volontaire de repères géographiques confère une dimension universelle.
L'auteur vu par l'éditeur
Sherko FATAH est né en 1964 en RDA. De père turc, il passe à l'Ouest avec sa famille en 1975. Il vit aujourd'hui à Berlin. En zone frontalière (Im Grenzland), son premier roman, a reçu le prix Aspekte 2001.
- Broché: 240 pages
- Editeur : Editions Métailié (15 Oct 2004)
- Langue: Français
- ISBN: 2864245183
- Dimensions (en cm): 14 x 2 x 22
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