Lalesh : tawwaf, guide, zamzam



Hier, j'ai dû piloter une excursion pour Lalesh, la Mecque des Yézidis, où repose le Sheikh Adi ibn Mustafa, à l'origine cheikh d'une confrérie soufie, mais dont la personnalité étonnante, et la vénération de ses murîds après sa mort, plus maintes tribus kurdes qui lui firent allégeance sans être elles-mêmes très islamisées, donnèrent naissance à une religion à part, qui mêlent éléments pré-islamiques et soufis, comme dans la plupart des sectes ghulat de la région. Mais il y a indéniablement chez eux, comme chez les Yaresans, des éléments de culte iraniens très très anciens, bien plus anciens que le manichéisme et le zoroastrisme.

M'enfin, avec toutes les conneries que j'ai pu entendre sur le Yézidisme, qui après avoir été très mal vu par les musulmans et les chrétiens (on les suspectait à tort d'adorer Satan), est récupéré à présent par les nationalistes kurdes désireux de retourner à leurs "origine mède" et donc de se débarrasser de toute trace d'arabisation, dont l'islam (montrez-moi la culture kurde débarrassée de son passé islamique), après m'être fadée sur Roj bash Kurdistan les Yézidis de la diaspora 3° génération persuadés d'être de purs Aryens descendants de la plus vieille civilisation du monde, etc, et aussi quelque peu agacée de cet engouement des kurdologues pour une secte certe originale, mais qu'il fait sans doute plus chic d'étudier que les banales recherches en islamologie,, bon bref après tout ça, j'allais à Lalesh comme on va à une destination-bateau, tellement courue qu'elle en devient chiante d'avance, de ces visites qu'on a l'impression d'avoir déjà faite avant d'y avoir mis le pied, tellement tout le monde vous gave avec ça.

Mais déjà sur la route, rien que de quitter Hewlêr et de voir le pays, mon humeur était au grand soleil (de toute façon ici, je dois avoir le corps astral qui gambade de joie quel que soit l'humeur apparente). Et puis les campagnes ont tellement changé depuis 12 ans : déjà, comme dans les villes, on construit partout, des routes, des maisons. On voit des champs plus on sort de Hewlêr, et animaux aussi et plus seulement des chèvres, mais aussi des vaches, des ânes (Saddam avait tué toutes les mules pour priver la guerilla de ses bêtes de somme).

Et puis à l'abord des montagnes, bien sûr, le paysage devient de plus en plus beau, mais dire que les montagnes kurdes sont belles est un lieu commun, alors je ne m'étendrai pas. Allez voir, c'est tout ce que je puis conseiller...

Donc entre deux montagnes, soudain, le village de Lalesh est là, reconnaissable entre tous par ses deux grandes coupoles coniques, au dessus du Temple. En descendant de voiture, je suis tout de suite happée par l'incroyable beauté de ce que je vois, mais dont il est difficile de cerner réellement la source : un beau village kurde d'accord, mais il y en a beaucoup, les maisons, les arbres, d'accord, mais surtout ce sont ces habitants qui rayonnent. Beaucoup en costume kurde, les pîrs, les femmes en tenue, les hommes portant souvent le shalwar et le turban, et même ceux qui sont habillés à l'occidentale frappent l'oeil : ils vont tous pieds nus, ce qui leur donne une allure à la fois ascétique et libre, en fait on a envie de faire comme eux. Je m'inquiétais de savoir si on devait aussi se déchausser dans le village mais en fait non, juste dans le Temple, et eux-mêmes l'hiver vont en chaussures, mais l'été finalement tout le monde va pieds nus, ce qui permet d'aller à tout moment dans les lieux sacrés, et du coup donne à tout ce village un caractère sacré mais avec un naturel chaud et accueillant. Et puis il y a les Yézidis du village, de gens d'une incroyable beauté, beaucoup avec les yeux verts pâles, de ce vert magnifique, mi limon mi verdure des yeux iraniens que l'on retrouve jusqu'en Afghanistan. Et il émane d'eux vraiment quelque chose, une gentillesse, un amour des gens, de l'étranger, de ceux qui viennent les voir sans hostilité (ils en ont pas mal bavé des musulmans et les chrétiens ne les portaient pas dans leur coeur non plus), et il faut dire qu'ils sont assez vénérés des Kurdes à présent, même les musulmans, même ceux des autres coins du Kurdistan, car ils sont devenus pour eux une légende, celle de la résistance à l'opression, à l'assimilation, et aussi quelque chose qui pour eux est un culte ancestral, leur propre origine, un peu comme si les cheikhs yézidis étaient un peu leur arrière-arrière-grand-parents se tenant vivant devant eux. Et donc les Kurdes qui étaient avec moi étaient aussi émus et respectueux que des murîds rencontrant un grand murshîd. Mais indéniablement, la petitesse géographique de ce lieu de culte, son ancienneté, la préservation de son caractère unique) lui donne une densité spirituelle qui en fait une explosion d'ondes positives , rien que d'y poser le pied on se sent bien, détendu, traversé d'une onde dorée, bienfaisante, ils ont drôlement raison de marcher nu pied.

Bref tout le monde nous accueille avec chaleur, nous serre la main (même leurs pîrs serrent la main des femmes, ce qui avec un pieux musulman n'est pas toujours le cas). Et hop on nous pousse vers le Temple, qui lui n'a pas changé depuis 12 ans, enfin pas de façon spectaculaire. Certaines parties ne sont pas accessibles aux femmes je crois, comme la tombe de Cheikh Adi, enfin d'après ce que j'ai pu saisir de ce que me disait mon guide auto-désigné. Oui parce que bon, faut que j'explique. On arrive dans la cour, avec comité d'accueil (ils étaient prévenus de l'arrivée des kurdologues en balade), caméra de TV, et les intellos yézidis du centre culturel de lalesh avec leurs étudiants. Donc pas vraiment une visite intime et discrète, au départ c'était plutôt le plan Japonais derrière le drapeau qui courent après le guide.
Dans la cour, les vieux et les hommes assis, les gosses autour, les cuisines derrière et dans les galeries, les femmes. Devant nous, le Temple et sa fameuse porte au serpent, avec aussi des frises végétales, en arabe, et bien sûr les oiseaux-paons de part et d'autre, ainsi que les queues de serpents dragons déployées, très ressemblantes à celles au dessus de la porte de la Citadelle de Hasankayf. C'est là qu'il faut se déchausser, mais comme je l'ai dit, ce n'est pas pour une question de pureté dedans/dehors, puisqu'ils marchent pieds nus aussi en sortant du Temple. De même le marchepied du seuil et d'autres à l'intérieur doivent être enjambés, car seul Sheikh Adi a le droit de poser le pied dessus. Sinon, il n'y a pas d'autres restrictions, pas de voile pour les femmes (en tous cas pas une impérieuse prohibition puisque les visiteuses nu tête n'ont eu aucun problème, même si les tenues traditionnelles kurdes des yézidis impliquent naturellement une coiffe ou un foulard).
La grande salle du Temple, assez haute, à colonnes et voutes, est décorées de lampes et les gros piliers carrés sont enrobés de tissus verts, jaunes, rouges (ça vous étonne ?) mais aussi mauves, blancs, enfin tout ce qui se fait de joli. Faire un noeud à ces tissus porte chance, enfin aide à accomplir des voeux, un peu comme les arbres à fils et rubans des musulmans et des alévis kurdes et turcs, je suppose.

Autour, des pièces plus étroites, avec des tombes de cheikhs (Sheikh Adi n'a pas eu de descendants mais des neveux et ensuite de succession en succession il y a eu plusieurs saints).l Le Temple est paraît-il sur sept niveaux, mais pour les derniers il doit falloir y aller en rampant et avec une lampe de poche.
Bon la visite débute, en groupe, avec des guides qui sont les responsables du centre culturel. Naturellement faut que je m'éloigne et que je fouine un peu pour voir l'architecture, les motifs. Au fond de la salle, une fille tout en blanc et un homme assez jeune, en tenue kurde, avec un visage typique de cette région, cheveux et barbe châtains, yeux verts pâles, très intenses, un peu irréels, un peu illuminés. La fille, timide, s'éloigne et moi au passage je dis roj bash. Puis je ressors parce que je n'ai pas bien regardé la porte vu que tout le monde était devant. Ouais ouais ouais un petit air de famille avec Erzurum, Deir uz Zafaran, Cizre, etc. A l'intérieur, j'entends le guide expliquer en kurde que Melayê Cizrî dans un de ces poèmes dit qu'à présent sa qibla c'est Lalesh, faudra que je retrouve lequel.
A côté, l'homme aux yeux clairs s'est planté devant moi. Je lui souris et lui montre le portail "Zur ciwan e !" Puis je rentre et là il me fait tout visiter, à l'écart des autres. Enfin non, c'était pas une visite, mais un vrai tawwaf, c'est-à-dire qu'il m'a fait faire tout le rituel comme si j'étais yézidie, une façon comme une autre de vous intégrer à la famille.
D'abord il y a la pièce attenante, pleine de jarres d'huile, avec une petite lampe à huile (et les bouteilles genre Lesieur à côté) car la flamme ne doit jamais s'éteindre. Il faut toucher l'huile et s'en mettre sur la poitrine, m'explique-t-il. Oui je vois bien, ça donne la barakat, ça préserve, et mon petit doigt que c'est aussi pour une femme, un rite pour être féconde. Il y a aussi un truc marrant : un des mur a une grosse excroissance de pierre, une avancée qui ne va pas jusqu'au plafond. Il prend un tissu couleur de feu, le met en boule, ferme les yeux et placé à deux mètres, trois mètres du mur le lance. Si le tissu reste au dessus, c'est razî. Il me montre et réussit du premier coup, manque le second, re-réussit le troisième. Je suppose que les joueurs de basket auraient la cote auprès de Sheikh Adî. A mon tour. Vu mon habileté à ces trucs là, je ne me fais guère d'illusion, ça va être aussi réussi que lorsque que l'apprenti mevlevi m'a tendu son nay pour que j'en tire un son. Ou comme quand moi, j'essaie de faire un panier au basket. Bon les deux premières fois le tissu s'est cassé la gueule, mais on va dire que la troisième, comme il est resté accroché par un pan au rocher, a été presque réussie.
Ensuite on passe dans une salle où repose un cheikh, avec son cénotaphe recouvert de plein de tissus multicolores, sans inscriptions brodées, juste plein de couleurs.

Et puis dans une autre salle, un tombeau, recouvert d'un tissu entièrement noir (inutile de me demander tous les noms, détails et significations, je regarderai à mon retour, je ne pouvais pas faire à la fois le tawwaf et l'enquêteuse scientifiques, il y a un temps pour tout, là c'était celui de l'innocence et du qalb, pas du 'aql).
Ensuite on passe à l'eau, autre élément important du culte.
Une source souterraine et sacrée, bien sûr, glougloute dans les murs. On descend par un escalier très étroit et glissant (finalement pieds nus on glisse moins qu'en chaussures), et nous voilà dans une petite salle au sol de terre boueuse. Au mur opposé une petite ouverture (conçue pour la taille d'un hobbit) qui oblige vraiment à se courber pour passer de l'autre côté, alors que le sol est de plus en plus boueux. Et puis on débouche dans une autre salle, avec un bassin sur lequel mon guide se penche et prend de l'eau dont il s'asperge la tête, les bras. C'est la source zam zam, dont l'eau bénite, enfin sacrée quoi, sert à une forme de rituel plus proche de celui des sabéens-mandéens et des musulmans avec leur zimzim que le baptême des chrétiens.Il me montre, alors que je furète le nez en l'air, dans ce souterrain. Bien sûr. Et il m'explique que je dois m'en passer sur la poitrine, le ventre, les bras. Il n'arrête pas d'insister avec son tawwaf, avec une grande douceur mais intense, comme si c'était important, il faut que je fasse tous les rites, peut-être pour attraper toute la barakat possible. Il se recourbe sur l'eau, me remontre, mais je dois pas faire ça assez bien, ou pas assez, il prend de l'eau avec ses mains, me mouille les bras et les avant-bras, doucement mais fermement, de bas en haut, je suis un peu étonnée qu'il ose faire ça, il me réexplique qu'il faut asperger de même la gorge, le ventre, ce qu'il fait pour finir, en passant la main sous mon T shirt et me mouillant copieusement. Je le regarde d'abord d'un oeil méfiant en me demandant s'il en profite pas sous prétexte de rituel zélé, mais en fait, non, ses gestes sont attentionnés, concentrés, mais sans rien de louche, et ses yeux étaient d'une telle pureté, d'une telle clarté intense, presque hallucinée, alors qu'il m'expliquait ce qu'il faisait et pourquoi, que soit je suis tombée sur l'innocent béni du village, soit sur un pur mystique (la troisième catégorie que j'attire, celle des chats, étant ici éliminée d'office). Ensuite il me montre la source du bassin, alors que les autres nous rejoignent et qu'on laisse passer le troupeau. Ah et il faut aussi lover son dos dans une niche qui est juste à l'entrée, je dois avoir lu quelque part que c'est bon pour la santé. Il y a aussi un autre niveau encore plus souterrain mais alors dans le noir complet, où l'on entend l'eau mais vu l'aspect casse gueule et obscurité complète je ne reviendrai qu'en tenue de spéléo. Puis on va voir quelques femmes qui lavent les plateaux des cuisines, mais elles ne parlent que l'arabe. Ensuite des gosses, tous très mignons, et qui adorent les photos, normal, puis les étudiants me mettent le grapin dessus en m'entendant parler kurde (ici tout le monde s'extasie sur mon kurde, et de fait je les comprends mieux que les Kurdes de Turquie) et puis les autres du centre, les plus vieux, qui avaient fini leur visite. On discute, on discute, des problèmes de bourses pour les étudiants, de la biblio de l'institut, des possibilités d'échange de livres (mais sans poste, pff...), bref on s'échange nos coordonnées.
Je ressors dans la cour, mon gentil guide en tawwaf est là, il ne se mêle pas aux autres, je lui demande son nom, il a vraiment un visage très doux, serein, avec quelque chose de solaire, ce qui pour un yézidi, après tout... Je prends de lui une photo contre un des très vieux arbres de la cour. Je ne sais pas si c'est son eau mais je me sentais merveilleusement bien, ressourcée et apaisée, vraiment protégée. Tout cet endroit respire la spiritualité, il faut bien le dire.
Et puis il y a eu la présentation au super-grand cheikh venu ici parce qu'il y avait eu un deuil peu avant, tout le monde lui serre la main, chacun se prend en photo à côté de lui (pas moi, j'ai horreur de ces séances qui font un peu zoo) d'ailleurs ce grand cheikh là dégageait moins que mon guide, alors bon...
J'ai mis un certain temps à me rechausser, je crois même que j'étais une des dernières, j'étais très bien moi à marcher pied nus aussi dans la cour, sur les pierres bouillantes, la poussière, la terre, ça donne un bien-être animal, une liberté... et aussi un contact bien plus dense avec cette terre, ils ont raison. Et puis on a dû repartir, je n'ai d'ailleurs pas dit au revoir à mon guide qui avait disparu un peu avant le départ, dans une forme de raisonnement typiquement kurde qui consiste à ne pas se dire au revoir pour ne pas donner réalité au départ. Mais on peut dire que toute la journée j'ai emporté ça avec moi, j'avais l'impression d'être dans le barzakh ou le malakût de Shihâb al-Dîn.


PHOTOS SANDRINE ALEXIE NON LIBRES DE DROIT

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