La révolution de l'égalité : Damas, 1860

Le partage du mont Liban en deux districts, l'un maronite et l'autre druze, ne parvient pas à éviter la nouvelle crise des années 1858-1860. L'agitation sociale de la paysannerie maronite contre l'oppression des grands propriétaires dégénère en affrontement civil à base communautaire dès lors qu'elle gagne les districts mixtes du sud de la Montagne où les troupes druzes se livrent à des massacres de chrétiens maronites. Si les troubles de 1841 étaient issus d'une offensive druze destinée à rétablir l'hégémonie perdue de l'aristocratie foncière, la crise de 1858-1860 naît des ambitions maronites appuyées par la France qui suscitent en retour la réaction des druzes. En vingt ans, les données de l'équation communautaire libanaise se sont inversées et ce transfert d'hégémonie sociale et politique s'est exprimé en termes confessionnels. La confessionalisation des enjeux de pouvoir ne cessera dès lors de marquer la culture politique locale, et le traumatisme des massacres de hanter les consciences par-delà cette "pudeur des communautés" qui permet seule le vivre ensemble hors des périodes de crise.
L'écho des troubles du Liban parvient à Damas avec l'arrivée des réfugiés chrétiens et la chute de la ville grecque-catholique de Zahlé qui provoque une explosion de joie dans les quartiers musulmans, tant la rivalité économique est intense entre les deux villes pour l'affermage des impôts de la Bekaa et le contrôle du commerce des céréales et du bétail. Les rumeurs les plus folles circulent qui parlent de complot chrétien et européen contre l'islam et la Syrie. Des signes de l'arrogance nouvelle des chrétiens ne se sont-ils pas multipliés récemment, qu'il s'agisse de la grande cloche installée dans l'église maronite, de la somptuosité du couvent lazariste ou des tavernes qui fleurissent sur les marchés ? Au reste, le zèle excessif du gouverneur ottoman, qui inflige des punitions humiliantes aux responsables présumés des premières provocations contre la population chrétienne et fait déployer des canons à la porte de la mosquée des Omeyyades comme si elle était menacée, ne fait que précipiter les troubles qu'il cherchait à prévenir. L'émeute touche le quartier chrétien de Bab Touma, au centre de la ville, épargnant à l'inverse les chrétiens du faubourg sud ainsi que la population juive. Les insurgés s'en prennent aux boutiques des riches commerçants dont la prospérité concurrence directement, tout comme à Alep, l'artisanat textile et le commerce traditionnel qui ont jusque-là fait la fortune des musulmans de la ville. Ils s'attaquent aussi à certains patriarcats, comme à la plupart des consulats étrangers. À défaut d'une intervention collective pour calmer les esprits, certains notables musulmans, fidèles au modèle ancien de la dhimma, s'attachent à protéger leurs voisins chrétiens. L'exemple le plus célèbre est celui de l'émir Abdel Qader, exilé par la France en Syrie, qui héberge personnellement un certain nombre de rescapés avant de les conduire à la citadelle puis de les faire escorter vers Beyrouth par ses hommes de la garde algérienne, sous le contrôle du consulat de France. Une initiative dictée à la fois par son éthique personnelle mêlée de soufisme et de franc-maçonnerie, et un sens politique qui lui fait redouter la menace d'une intervention étrangère en Syrie qu'il tente ainsi de prévenir. De fait, la réaction rapide des autorités d'Istanbul, qui dépêchent le ministre Fouad Pacha à Beyrouth puis à Damas pour y conduire une répression sévère qui n'épargnera pas les notables, n'évite pas l'envoi à Beyrouth d'un corps expéditionnaire français au nom du concert européen des puissances.
Une chronique damascène écrite quelques années plus tard éclaire la perception de l'émeute dans le milieu des élites musulmanes. Y sont incriminés sans surprise "les misérables, les druzes, les nosayris (alaouites), les juifs, les métoualis (chiites), les rafidis (chiites extrémistes), les vagabonds, les adorateurs du soleil et de la lune (yezidis), les Arabes (bédouins), les Kurdes" auxquels s'ajoutent "la populace, les fumeurs de narguilé et les oisifs de la ville". En d'autres termes les dissidents religieux, les Bédouins ruraux, les étrangers à la ville et les gens de peu qui constituent les habituels boucs émissaires des émotions populaires urbaines. Mais l'intérêt du témoignage est ailleurs, dans l'expression d'un profond ressentiment musulman face au renversement des hiérarchies établies, à l'arrogance nouvelle des chrétiens qui ont obtenu l'égalité civile mais continuent de se prévaloir des protections consulaires étrangères qui les autorisent à se soustraire à la loi commune.
Nadine Picaudou, L'islam entre religion et idéologie, V, La révolution de l'égalité.

Commentaires

Articles les plus consultés