Hrant Dink : Je revendique ma part de langue kurde



"Est-ce que je dépasse les bornes si je participe, moi aussi, en tant qu'Arménien, aux débats sur l'enseignement en langue kurde ? Certains milieux bien connus ont toujours clamé que le "problème kurde" était en réalité identique au "problème arménien" mais on ne sait jamais de quoi ils sont capables… Ils pourraient très bien venir me dire : "De quoi tu te mêles ? Le problème kurde, c'est pas ton affaire."
Tant pis, je suis prêt à affronter la chaleur de juillet pour venir nourrir le débat de mon expérience vécue, moi qui porte toujours la marque de mon altérité. Voici donc ce que je peux dire pour dégager votre horizon : en tant qu'Arménien de Turquie, je revendique désormais la part de langue kurde qui me revient.
Je sais, vous êtes étonnés. Laissez-moi vous expliquer ce que j'entends par là. Pour commencer, un constat qui va vous surprendre encore plus. Nous, les Arméniens, nous faisons figure de minorité heureuse (!), parce que nous avons la chance de pouvoir recevoir une éducation dans notre langue maternelle et de fréquenter nos propres écoles qui, comme vous le savez, ne sont pas subventionnées par l'État et fonctionnent grâce à nos propres moyens. Toutefois, il y a dans cette affaire un aspect négatif, puisque ces écoles n'accueillent que quatre mille élèves alors que la communauté arménienne compte environ 70 000 individus.La grande majorité des enfants fréquente des établissements privés très sélectifs et surtout très coûteux. Cette tendance s'accentue d'année en année, ce qui m'amène à penser que, si un groupe minoritaire dont les racines culturelles sont riches et remontent à des temps très anciens s'engage sur la voie des langues et de l'enseignement mondialisé en négligeant sa langue maternelle et se laisse emporter dans le tourbillon irrésistible de la globalisation, cela doit bien avoir un sens.
Laissons cela pour le moment et parlons un peu du droit d'enseignement dans la langue maternelle fixé par les critères de Copenhague, que certains présentent ici comme une menace pesant sut l'unité du pays. Quand on parle de ce droit, je considère que l'on ne donne pas la vraie raison de la nécessité d'un enseignement en kurde. Ces écoles doivent exister, mais pas seulement parce que c'est le droit des Kurdes. Moi aussi, en tant qu'Arménien, je devrais avoir le droit de donner à mon enfant la possibilité d'apprendre la langue kurde, tout comme les non-Arméniens devraient avoir le droit d'inscrire leurs enfants dans les écoles arméniennes. Dans le creuset de l'Anatolie, la langue kurde ne peut être abandonnée aux seuls Kurdes, pas plus que la langue arménienne ne doit être laissée aux seuls Arméniens. De même que la connaissance de la langue turque ne turquifie personne, la connaissance de la langue kurde ne kurdifiera pas un Arménien. Au contraire, si l'on abandonne la langue kurde aux seuls Kurdes, on ne fera qu'alimenter le kurdisme. De la même façon, la langue arménienne livrée au monopole des Arméniens ne pourra que nourrir le sentiment nationaliste arménien. Ce qui convient à ces terres, c'est la coexistence des différences grâce à la pratique des différentes langues. Puisque les langues de plusieurs pays ont trouvé leur place dans nos écoles, pourquoi nous privons-nous des langues de ceux avec lesquels nous vivons ?"

Hrant Dink, 21 juillet 200.


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