mercredi, novembre 24, 2010

Diyarbakir : Şeyhmus Diken

Lecture belle et passionnante sur une Diyarbakir ancienne ou pas si ancienne que ça, mais hélas en voie accélérée de disparition : entre exode de peuples, urbanisme hideux, restauration barbare d'une des plus belles murailles du monde, il y a de quoi pleurer… et de quoi rire aussi, souvent :


Sultan Şeyhmus :
Les légendes sur l'époque et la vie de sultan Şeyhmus sont nombreuses. On aurait pu leur consacrer un livre entier. Je vous en rapporte au moins une. Un jour, lors d'un cours à ses disciples au bord du bassin de son couvent de Bagdad, Abdülkadir-i Geylanî évoquait un certain nombre de mystiques. On lui demanda alors s'il n'y avait jamais eu des saints d'origine kurde.
Avant que le cheik ait pu répondre, sultan Şeyhmus, mystiquement alerté de cette question, plongea un pied dans le bassin de la chapelle de Şeyhan, puis le ressortit violemment. Les eaux qui en jaillirent alors atteignirent Bagdad, détrempèrent les yeux, les visages, les livres d'Abdülkadir-i Geylanî et de ses disciples. Pris d'un rire, le cheik déclara alors : "L'auteur de ce prodige est un saint kurde." Cette anecdote répondrait presque à une phrase maintes fois entendue : "Même si d'un Kurde advenait un saint, assure-toi qu'il ne foule pas le sol de ta maison."

*

 Où l'on voit que les Quarante n'ont jamais vraiment quitté "Amide la Noire". Ils ont même "leur" montagne :

Il n'est pas non plus dénué d'histoire ce mont Kırklar au sommet aussi plat qu'un plateau à thé posé là, juste en face de la demeure du Gazı, qui fut autrefois réputé pour ses parcs et ses jardins.
Comme il en est de chaque récit, il faut se l'approprier. Mais l'histoire, les histoires liées à ce puy sont si chargées de signification, qu'aussi bien les musulmans que les chrétiens ont cherché à se l'accaparer. Ce doit être là un autre mystère de Diyarbakir, ville de culture et mosaïque religieuse.
Ce mont Kırklar que les musulmans tiennent aujourd'hui encore pour un lieu de pèlerinage fut aussi à une époque, de sources écrites, l'église dite des quarante martyrs. Cette église du puy de Kırklar fut érigée en l'an 484 par Yuhanna Şuar-Yuhanna el-Efesi, métropolite de Diyarbakir. D'après celui de Mardin, Hanna Dolapönü, l'édifice fut rayé de la carte en 1214 lors d'un raid arabe qui en détruisit de nombreux autres dans la région.
"La ville ne frappe pas son passé dans le matériau de la langue. Mais par les rayures, encoches, creux et incrustations, dans tout ce qui peut porter trace du passé… Elle préserve en elle l'écriture de son passé comme une main ses lignes de vie." (Italo Calvino, Les Villes invisibles).
Voici l'histoire de ces Kırklar dont l'habit millénaire porte les traces et les pistes des secrets les plus anciens.
Il était une fois un homme au cœur simple qui vivait seul dans le quartier de Fatih Paşa. Il manifestait un intérêt particulier pour les chats. Un jour, rentrant chez lui au début de l'hiver, il croise un chat noir abandonné. Ayant pitié, il le recueille, puis le nourrit.
Arrivent ensuite les jours les plus froids de l'hiver, et comme dit le poète : Quand les rigueurs de l'hiver s'allongent, elles n'ont de cesse de s'allonger. Afin de se protéger du froid, portes et fenêtres sont maintenues fermées. Mais voilà, l'un de ces jours-là, à son réveil, en caressant son chat, l'homme s'aperçoit que son pelage est froid. Il s'inquiète : "Comment se fait-il que dans cette maison chaude, alors que portes et fenêtres sont fermées, comment se fait-il que tu aies froid, mon petit chat ?"
Un soir avant de se coucher, il se coupe le doigt et verse du sel sur la plaie afin de chasser le sommeil. Faisant ensuite semblant de dormir, il se met à attendre.
Que va-t-il se passer ?
Le chat sort une pierre de dessous sa langue puis la dépose dans l'oreille de son maître. Puis, assuré que l'homme est endormi, il entrouvre la porte de la maison et s'en va. Sur ce, le maître se lève, enlève la pierre de son oreille, prend son cheval et suit son chat.
Celui-ci passe la porte de Mardin puis, traversant les jardins en coulée sous la fontaine d'Hatun, descend vers le Tigre. L'homme le suit. Traversant le Tigre, il entre dans la cour de la résidence de Kavs, sur les flancs du mont Kırklar. C'est une demeure des plus belles qui soient : fontaines, roses, fleurs de toutes sortes… Et que voit-il alors ?
Entré en ces lieux, le chat soudain s'ébroue et se change en homme, et comme lui, quarante autres. Ensemble ils se penchent sur les questions concernant Diyarbakir, s'efforcent de traiter les problèmes du moment.
Voyant ce spectacle, le propriétaire du chat quitte discrètement sa cachette et rentre chez lui. Il replace la petite pierre dans son oreille et s'endort. Le chat rentre au petit matin. Il reprend la pierre, la glisse sous sa langue. L'homme se réveille. Puis caressant son chat, il dit : "Je sais où tu étais la nuit dernière, mon petit chat…"
Son secret évanoui, le chat disparaît.
On raconte encore que cette "assemblée de Kırklar" – assemblée des quarante – se chargeait des poblèmes de Diyarbakir, y trouvait des solutions, était capable d'imagination. En ville, les gens étaient alors plus heureux qu'aujourd'hui !

*

On ne touche pas à Hacî Leq Leq :

Le général Cemal Madanoğlu, qui dans les années 1930 servit comme capitaine de l'armée turque aux alentours de Sason, rapporte ce souvenir :
"Un jour, une de mes patrouilles attrapa un Kurde qui se promenait dans la zone interdite. Je jetai un coup d'œil. Un pauvre homme… Je l'interrogeai et compris qu'il avait des enfants, une famille. Qu'allais-je donc bien pouvoir en faire ? Mon devoir aurait été de le livrer à mes supérieurs. Et de là, qui sait où il aurait encore été envoyé ? Dans un accès de pitié, je me saisis de mon mauser ; l'arme n'était pas chargée, je l'armais et la donnais au Kurde…
– Couche-toi et fais feu sur cette cigogne. Si tu la touches, je te laisse partir.
La cigogne était à deux cents mètres.
J'observais mon homme. Qui sait ce qui lui passait alors par l'esprit ? S'il touchait la cigogne, alors il retrouverait femme et enfant. Situation difficile… De la tension se lisait sur son visage.
Il visa, considéra la cible, puis regarda encore, se retourna, fit durer le suspense.
– Tire donc, bon sang ! Qu'attends-tu ?
Il se retourna alors vers moi, l'air implorant. Ses yeux luisants d'humanité, la voix chevrotante :
– Monsieur le capitaine. Vraiment, la cigogne ? Celle qui fait son pèlerinage ?…
Je lui pris l'arme des mains, ému.
– Va-t-en, allez. Et ne revient plus par ici.

*

Cercis Yüksel le Syriaque :

Mon ami était aussi un esprit fin. Un jour que je visitai leur village de Killit, l'appel à la prière musulmane suscita ma curiosité. À dire vrai, cela me parut quand même bien étrange. Pour autant que je sache, Killit avait toujours été un village syriaque et chrétien. Aucun musulman n'y vivait. Je demandai donc à mon hôte la raison de cette incongruité. Il me répondit avec un large sourire : "C'est bien vrai, L'État a fait bâtir une mosquée dans un village syriaque. Puis il y a nommé un imam pour le service religieux. Quand c'est l'heure, il appelle à la prière. Mais comme il n'y a pas de musulman dans le village, pour ne pas le laisser seul et ne pas lui manquer de respect, nous avons pris l'habitude de nous aligner derrière lui. Au final, ce n'est qu'une autre maison de Dieu."

Diyarbakir, Şeyhmus Diken, trad. François Skvor, édition Turquoise.

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