mercredi, juin 03, 2009

Prières du Carmel

A la fin des années 1180 et au début des années 1190, c'est-à-dire peu de temps avant et après la chute de la Jérusalem des Francs, un groupe érémitique se fixe sur le mont Carmel, avec pour modèle la figure du prophète Elie et une dévotion particulière pour Marie. Le culte marial était très répandu, que ce soit chez les chrétiens d'Orient ou d'Europe et, dans une moindre mesure, l'islam sunnite vénère aussi la mère du Christ, et il faut mentionner son extrême importance chez les shiites gnostiques, surtout ismaéliens. La figure du prophète juif Elie est, de même, dès les débuts du christianisme, une figure majeure chez les chrétiens d'Orient, qui va aussi de plus en plus être identifiée au mystérieux Khidr, dans beaucoup de courants syncrétiques ou hétérodoxes d'Anatolie et du Moyen-Orient, à tel point que la fête de saint Elias et celles de Khidr ont parfois coincidé dans les pratiques rurales.

Ceci pour dire que l'origine syro-libanaise de l'ordre du Carmel et, plus tard, la réforme initiée par saint Jean de la Croix et Thérèse d'Avila dans une Espagne maladivement hantée par son passé judéo-musulman donneront toujours une saveur particulière à la piété du Carmel, avec peut-être cette déraison ou démesure dans l'exagération de la piété, des mortifications et de l'expiation des souffrances du Christ, que n'eût pas reniée Louis Massignon dans sa vision martyrologique d'Al-Mansûr Hallâdj, par exemple, ou bien ce surinvestissement dans l'Eros divin (ishq dit-on en Orient) qui est tout simplement se consummer et mourir d'amour pour un Bien-Aimé jamais totalement accessible, et qui, à la différence de la figure divine sunnite, est en plus une figure bafouée et suppliciée, rejoignant alors le pathos chiite.

Car le Christ sous tous ses aspects, Enfant-Roi, Sacré-Coeur, Crucifié, etc., est hautement valorisé comme objet de la dévotion directe, ainsi que la Vierge. Peu de prières sont adressées à Elie lui-même, nous indique-t-on dans l'anthologie, le prophète étant plutôt vu comme un "modèle" ou un "initiateur", ce qui le rapproche de son alter-ego musulman Khidr. Il est vrai que cette figure prophétique n'est pas une figure de souffrance, puisqu'il n'est même pas "mort", sauf si l'on considère que Jean-Baptiste en était la remanifestation. Pour convenir au goût chrétien du sang et du sacrifice, le Christ et sa mère sont donc bien plus appropriés. On y mêle aussi d'autres excrétions charnelles, comme le lait maternel de Marie "s'épandant" sur les bienheureux, ce qui n'est pas une image singulière, saint Bernard de Clairvaux en prières devant une statue de la Vierge en reçut une giclée directement dans la bouche. Dans la vision de Marie-Madeleine de Pazzi, le lait est réservé aux âmes des bienheureux et n'est donc pas une épreuve ou un révélateur de la foi, simplement une gratification supplémentaire. Le sang est aussi un moyen d'initiation ou d'union, accordé par la Mère de Dieu aux chrétiens et plus particulièrement, aux moines et aux moniales (surtout du Carmel). Mais comme les graines de la Parole christique qui tombent plus ou moins heureusement sur des sols fertiles ou arides, ici, c'est l'amour, plus que la foi, qui font que le don du sang "profite" ou non :

Et je voyais que du sein de la Vierge Marie s'épandaient deux fontaines, l'une de lait et l'autre de sang. Celle de lait se répandait sur toutes les âmes bienheureuses du Paradis et elles en subissaient l'effet en devenant mieux capables de comprendre l'union de la divinité et de l'humanité de Jésus ; celle de sang se répandait sur toutes les créatures mais très peu en éprouvaient les effets, et je ressentais une douleur très intense à voir tant d'ingratitude et de malice dans le coeur des créatures, et à cause de cela j'étais encore contrainte de dire extérieurement : "Non, non, non, Seigneur, ne me montre plus leur malice, car je ne puis supporter de voir tant d'ingratitude !"
Et puis je vis encore que ce sang se répandant sur toutes les religieuses, et en particulier sur les moniales de ce monastère, et toutes le recevaient, mais les unes en tiraient profit et les autres non, parce que certaines le recevaient avec tant de tiédeur et si peu d'amour qu'il ne pouvait fructifier en elles. Alors, je les recommandais à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, et particulièrement quatre pécheurs qui, je le savais, en avaient grand besoin."
Marie-Madeleine de Pazzi (1566-1607).

Comme pour les prières des Chartreux, le sang est aussi celui d'une parenté filiale et fraternelle qui a certainement attiré beaucoup d'orphelins en souffrance, telle Thérèse de l'Enfant-Jésus à qui la dévotion se reporte beaucoup sur la "Mère chérie". Privilège de la misérable humanité sur les Anges lumineux et sans tache, nous sommes enfants de Dieu et de Marie, et ainsi donc frères et soeurs du Christ :

"Ô ma Mère chérie, je n'envie plus les anges
Car leur Puissant Seigneur est mon Frère chéri !"

Dans le même poème, d'autres vers font que ce texte condense à lui seul l'esprit qui semble prédominer dans cette piété : l'amour et l'expiation, ou l'amour par la souffrance : "Oui, souffrir en aimant c'est le plus pur bonheur !" Il y a même plus d'insistance sur la douleur de la Vierge que sur les tourments physiques subis par le Christ qui hantent beaucoup de prières chartreuses. Lui a choisi de souffrir par amour, sa mère a subi la souffrance en aimant : La Mater dolorosa est le modèle parfait des Carmélites, jusque dans les affres d'abandon que connaissent tant de mystiques, et qu'au fond, le mépris soulage :

Puisque le Roi des Cieux a voulu que sa Mère
Soit plongée dans la nuit, dans l'angoisse du coeur,
Marie, c'est donc un bien de souffrir sur la terre ?
Oui souffrir en aimant, c'est le plus pur bonheur !
Tout ce qu'il m'a donné Jésus peut le reprendre
Dis-lui de ne jamais se gêner avec moi
Il peut bien se cacher, je consens à l'attendre
Jusqu'au jour sans couchant où s'éteindra ma foi.

Dans ce même poème, le sacrifice marial apparaît, presque consolant pour la moniale qui connaît même angoisse : si le Christ semble repousser plusieurs fois sa mère (les Evangiles là-dessus insistent bien sur les rebuffades de Jésus envers sa famille "historique" et les conseils qu'il donne à ses disciples de s'affranchir de tout lien de parenté, et dans sa persistance à nommer Marie "femme" et non "mère", en contrepartie à l'affectueux et inouï "Abba" adressé continuellement à Dieu), c'est "pour de faux", c'est-à-dire pour que nous, tas d'idiots, comprenions qu'entre Dieu et nous, il n'y a pas de distance hormis celle que nous mettons ou souhaitons, qu'il suffit de faire un pas pour surpasser en proximité consanguine les enfants de Marie et Joseph alors que nous sommes, si nous voulons, enfants de Marie et du Père :

Je te trouve avec eux, Marie, sur la colline,
Quelqu'un dit à Jésus que tu voudrais le voir,
Alors, ton divin Fils devant la foule entière
De son amour pour nous montre l'immensité,
Il dit : "Quel est mon frère et ma soeur et ma Mère,
Si ce n'est celui-là qui fait ma volonté ?"

Ô Vierge immaculée, des mères la plus tendre
En écoutant Jésus, tu ne t'attristes pas
Mais tu te réjouis qu'il nous fasse comprendre
Que notre âme devient sa famille ici-bas."

Un peu plus tard, sous la plume d'un autre carmélite, même charge contre la famille, mais cette fois-ci au bénéfice de Marie, intégrée, via Jean, dans la véritable famille de Jésus, c'est-à-dire ses disciples qui ne l'ont pas renié (en tout cas pas longtemps) et abandonnée par le "clan familial"qui renie prudemment tout lien avec le condamné, qui figure la pesanteur des pères, de la société immobile et de la bienséance religieuse, du qu'en dira-t-on, affligé d'avoir à supporter dans son arbre généalogique un si mauvais sujet, mort comme un brigand ; et par là-même, par son "adoption" johannique, nous voilà adoptés à notre tour ou elle adoptée, comme l'on veut :


Vous êtes libre, ô Marie : votre famille, c'est bien celle qu'avait proclamée Jésus devant vous et devant le clan familial : "Ma famille, la voici : ce sont mes disciples, ceux qui croient à ma parole." C'est votre unique famille maintenant. L'unique famille de Marie, ce sont ceux qui croient à la parole de Jésus, elle est leur Mère. Vous êtes notre Mère, ô Marie.

Jean, respectueusement, affectueusement, finalement, vous entraîne. Il y a là aussi sa mère, avec votre soeur et Marie-Madeleine. Celle-ci est enchaînée à Jésus par son amour, elle est enchaînée à vous.
Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus (1894-1967)

Cette figure de l'amour amoureux, souvent peinte comme l'amour féminin envers le Christ, est bien évidemment privilégié avec Marie-Madeleine, même de la part d'un moine, tel Gabriel de Sainte-Marie-Madeleine (et ce nom bien sûr, est choisi) demandant l'union au "très doux époux de mon âme", et s'offrant lui-même comme "une petite épouse fidèle". Et les paroles d'amour les plus brûlantes, s'élancent souvent d'une âme considérée comme "souillée", de "bassesse", une âme pécheresse et indigne ; là-dessus, on sent bien l'influence de Thérèse d'Avila (qui aime toujours se vanter un peu ; par exemple, si les Luthériens saccagent les églises, peut-être est-ce en raison de ses péchés ? s'interroge-t-elle), à la fois dans les ravissements extatiques et l'horreur de soi :

Ô amour, dès le premier instant du réveil, vous me guettez pour fondre sur moi comme sur une proie, vous me torturez, ô ineffable torture ! je sens vos flammes pénétrer toutes les parties de mon être pour faire de tout moi-même votre brasier ; vous me faites vivre et mourir tout à la fois. Ô amour, ô sublime mystère, vous me ravissez et du fond de ma bassesse, je vous bénis, je vous exalte, je chante votre infinie douceur. Oui, mon Dieu, je veux chanter dans ma petitesse cette infinie douceur de votre amour, de cet amour qui fait descendre en moi les flots de votre pureté divine ; dans ces flots infiniment purs, vous me submergez, vous me lavez de toutes mes souillures, vous m'enivrez de vos divines voluptés ; ô ineffable martyre qui me rend toute pure.
Denyse de Jésus (1893-1929)

Mais parfois c'est l'influence de saint Jean de la Croix qui se fait sentir, lequel n'insiste pas tant sur la bassesse de l'âme et sa culpabilité que sur l'impossibilité, dans son imperfection, de s'élever si Dieu ne l'y aide pas un peu :

Qui pourra se délivrer des matières basses et limitées où il est, si vous ne l'élevez jusqu'à vous dans la pureté de votre amour, ô mon Dieu ?"

La seule issue est bien l'élancement dans la flamme, le bond au-dessus de la barrière ou des "faux problèmes", d'abord l'amour, et la résolution par la possession de Dieu qui est alors possession du Tout :

Les Cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi, les justes, à moi ; les pécheurs, à moi ; La Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi ; Dieu lui-même est à moi et pour moi, puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi. Que demandes-tu et que recherches-tu, ô mon âme ? Tout cela est à toi et tout cela est pour toi.

Ou bien dans la dépossession, c'est-à-dire l'anihilation du soi, le fana' bien connu des soufis :

Mon Dieu, possédez-moi, emparez-vous de moi ; que je sois de plus en plus rien, pour que vous soyez de plus en plus tout."
Marie de la Trinité (1890-1936)

Enfin, un des textes les plus contemporains, les plus ancrés dans son siècle, est celui de Thérèse-Bénédicte de la Croix, auparavant nommée Edith Stein qui, réfugiée à Echt, en Hollande, écrivit cette supplique à Dieu, à qui elle demande de bénir à la fois "ceux qui sont oppressés par la souffrance" et "cette bande d'exaltés ténébreux" qui va tenter de les avaler dans l'anéantissement. Quatre ans plus tard, Thérèse-Bénédicte de la Croix étant déportée avec sa soeur Rosa, on peut dire que dès 1942, il y eut présence d'un Carmel à Auschwitz :


A Dieu le Père

Bénis l'esprit humilié de ceux qui sont oppressés par la souffrance,
La solitude pesante des âmes profondes,
L'être inquiet des hommes
Et la souffrance qu'une âme n'ose confier à aucune âme soeur.
Et bénis cette bande d'exaltés ténébreux
Qui ne craignent pas le fantôme de chemins inconnus.
Bénis la détresse des hommes qui meurent en cette heure.
Donne-leur, Dieu de bonté, une fin paisible, bienheureuse.
Bénis tous les coeur ; surtout les affligés, Seigneur,
Aux malades donne soulagement ; aux tourmentés, la paix.
A ceux qui emportent leur amour dans la tombe, apprends-leur à oublier.
Ne laisse aucun coeur dans la peine du péché sur toute la terre.
Bénis ceux qui sont heureux, Seigneur. Garde-les sous ta protection.
Tu ne m'as pas encore enlevé le vêtement de deuil.
Il pèse parfois lourdement sur mes épaules fatiguées -
Mais si tu donnes la force, alors je le porterai, expiant, jusqu'à la tombe.
Bénis ensuite mon sommeil,le sommeil de tous les morts.
Souviens-toi de la souffrance que ton Fils endura pour moi dans son angoisse mortelle.
Tout-Être plein de miséricorde pour toutes les détresses humaines,
Donne à tous les morts le repos dans ta paix éternelle.
Thérèse-Bénédicte de la Croix (1891-1942).

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