Le massacre des chrétiens de la citadelle d'Arbil (5) : L'odyssée du métropolite
On se souvient que le métropolite avait été envoyé par le catholicos auprès du roi, pour lui porter la version chrétienne du premier massacre de la citadelle, opposée à celle de Sutaï. Il va, d'ailleurs, se faire désavouer peu glorieusement par le catholicos répondant à la fureur de l'émir : "C'est pas moi l'auteur du message, c'est le métropolite !" Il a aussi durement bataillé pour obtenir le décret de réconciliation que vont porter les envoyés du roi à Erbil. Ces mêmes envoyés se faisant froidement et chichement accueillir par les chrétiens d'en haut, on peut dire que jusqu'ici, le métropolite se démène beaucoup mais n'est pas aidé par sa hiérarchie. Après le départ des envoyés, on apprend qu'il reste trois jours au Camp royal, et balance à rester ou repartir à Erbil. Puis, s'avisant que si la paix se fait, sa présence à Bagdad n'est plus utile, mais que si le conflit se poursuit, il ne peut de toute façon agir sans les ordres du catholicos, il finit par regagner Bet Sayyade. Là, il apprend que le catholicos et tous les évêques sont coincés dans la citadelle et que les choses n'ont pas l'air de s'arranger. Le voilà seul, isolé de ses supérieurs et il hésite à nouveau avant de se résoudre, finalement, à retenter une ambassade auprès du Khan, cette fois de sa propre initiative.
Et ils marchent longtemps car le Camp du roi est un camp volant, en bon camp mongol qu'il est. Ils vont jusqu'à Hamadhan (auj. au Kurdistan d'Iran, province d'Azerbaïdjan occ.), ayant entendu dire que le roi s'y trouvait. Là, ils apprennent qu'il est parti dans sa capitale de Soltaniyyeh (act. dans le Zendjan). Il faut donc aller l'y retrouver. Une fois sur place, ils apprennent ce que nous savons déjà, que le frère de l'émir Nasr, Hadjdji Dilqandi a eu le temps de faire un très mauvais rapport au roi, en lui expliquant que, de la citadelle, le catholicos dirigeait la rébellion des chrétiens, et que le roi est sur le point d'envoyer Hadjdji Dilqandi et l'émir Togan, un autre ennemi des chrétiens, avec un décret qui ordonne que toutes les forces musulmanes de la région se dressent contre tous les chrétiens, de la citadelle ou non. Seul moyen, encore et toujours, de se remettre dans la faveur des grands, leur graisser la patte. C'est ce que le métropolite va faire, histoire de rattraper le coup auprès d'un autre émir bien en cour :
Amadoué par le métropolite (et sans doute par l'or fourni gracieusement), l'émir l'introduit alors successivement (un par un est-il précisé, évidemment parce qu'à chaque visite, un "don gracieux" en or doit être attribué) auprès de "trois amis fidèles" qui l'introduisent eux-mêmes auprès de l'émir Esen Qutlug, puis de Khwadja Sa' ad-Dîn, le chef des scribes, et enfin auprès du vizir Khwadja Rachid ad-Dîn. Hé oui, le grand Rashid al-Dîn Al-Hamadhani, l'auteur du Jami al Tawarikh, (histoire remarquable à la fois par son témoignage sur la cour mongole et aussi par les manuscrits peints qui font l'orgueil de quelques bibliothèques et musées) qui en plus d'être historien et médecin servait comme ministre les Mongols (hélas ça s'est mal terminé). Au passage, le "chef des scribes" doit être Sa'd ad-Sawadji, vizir "associé" de Rashid al-Dîn qui durant toute sa carrière fut flanqué d'un adjoint.
Le métropolite ne parvenait pas à prendre une décision, ni à savoir que faire : il pensa retourner au Camp, mais il hésitait car les routes étaient bloquées et parce qu'il n'avait plus de compagnon ; il n'avait aucun moyen de demander conseil au catholicos ; par ailleurs, il demeurait dans sa résidence, alors que le catholicos et les évêques étaient opprimés et maltraités et les chrétiens persécutés, il se serait rendu coupable aux yeux de la loi règle de vérité, la loi du Christ, selon laquelle il est juste pour celui qui est pasteur, celui qui aime, de se dessaisir de son âme pour la remettre à la mort ; de dédaigner la vie, de supporter tous les tourments par amour du Christ. Il reprit courage et emmena avec lui les disciples de la résidence qui s'étaient enfuis et cachés, pour se rendre au village de Bet Sayyade le soir du 6 du mois de Iyyar de cette année-là (mai 1310). Ils marchèrent jour et nuit, à travers les montagnes et les plaines, les collines et les vallées, craintifs et effrayés par les embûches de leurs ennemis, sans abris ni provisions en quantité suffisante.
Et ils marchent longtemps car le Camp du roi est un camp volant, en bon camp mongol qu'il est. Ils vont jusqu'à Hamadhan (auj. au Kurdistan d'Iran, province d'Azerbaïdjan occ.), ayant entendu dire que le roi s'y trouvait. Là, ils apprennent qu'il est parti dans sa capitale de Soltaniyyeh (act. dans le Zendjan). Il faut donc aller l'y retrouver. Une fois sur place, ils apprennent ce que nous savons déjà, que le frère de l'émir Nasr, Hadjdji Dilqandi a eu le temps de faire un très mauvais rapport au roi, en lui expliquant que, de la citadelle, le catholicos dirigeait la rébellion des chrétiens, et que le roi est sur le point d'envoyer Hadjdji Dilqandi et l'émir Togan, un autre ennemi des chrétiens, avec un décret qui ordonne que toutes les forces musulmanes de la région se dressent contre tous les chrétiens, de la citadelle ou non. Seul moyen, encore et toujours, de se remettre dans la faveur des grands, leur graisser la patte. C'est ce que le métropolite va faire, histoire de rattraper le coup auprès d'un autre émir bien en cour :
Cette nouvelle leur fit tomber des bras et trembler les genoux, tandis que leurs yeux ruisselaient de larmes sur l'infortune de l'Eglise et ce qui était advenu de ses fils. Ils consultèrent certaines personnes, amis du catholicos et des fils de l'Eglise, sur ce qu'ils devaient faire et obtinrent cette réponse : "Ne ménagez pas vos biens ni ceux de la résidence, autrement le catholicos sera perdu et vous aussi ; les églises seront saccagées et même les waqf (fondation religieuse ou de bienfaisance en droit musulman, à qui l'on alloue des revenus en principe inaliénables) des chrétiens seront confisqués à cause de lui."
Le métropolite prit immédiatement une certaine somme et se rendit auprès de l'un des émirs très proches du roi. Celui-ci le reçut avec honneur et écouta tout ce qu'il avait à dire concernant le catholicos ainsi que les chrétiens.
Amadoué par le métropolite (et sans doute par l'or fourni gracieusement), l'émir l'introduit alors successivement (un par un est-il précisé, évidemment parce qu'à chaque visite, un "don gracieux" en or doit être attribué) auprès de "trois amis fidèles" qui l'introduisent eux-mêmes auprès de l'émir Esen Qutlug, puis de Khwadja Sa' ad-Dîn, le chef des scribes, et enfin auprès du vizir Khwadja Rachid ad-Dîn. Hé oui, le grand Rashid al-Dîn Al-Hamadhani, l'auteur du Jami al Tawarikh, (histoire remarquable à la fois par son témoignage sur la cour mongole et aussi par les manuscrits peints qui font l'orgueil de quelques bibliothèques et musées) qui en plus d'être historien et médecin servait comme ministre les Mongols (hélas ça s'est mal terminé). Au passage, le "chef des scribes" doit être Sa'd ad-Sawadji, vizir "associé" de Rashid al-Dîn qui durant toute sa carrière fut flanqué d'un adjoint.
photo :Mardetanha
Visiblement impressionnés par ce beau discours et les accents de sincérité que le métroplite avait su y mettre, et sans doute un peu par ses bakshish, les émirs le défèrent à l'émir des émirs, Tchoban, lequel est, nous apprend le chroniqueur, "en relation" avec Balu, l'émir de ces qayadjiyé par qui tous les ennuis sont arrivés, ce qui permet au métropolite de dire à Tchoban que tout ceci est arrivé par sa faute. De fait, l'émir des émirs ne doit pas être tout blanc dans cette affaire, car il interdit à Hadjdji Dilqandi de se rendre à Erbil avec le décret. On voit donc que les qayadjiyé n'était pas uniquement une bande de montagnards rebelles qui s'étaient saisi de la citadelle sans aucun appui à la cour. Si leur émir, Balu, est en cheville avec un homme aussi influent que Tchoban, la rébellion des qayadjiyé, leur "arrogance" peut se comprendre parce qu'ils se crus, à tort, intouchables de par leurs alliances politiques, tout comme le catholicos était persuadé du soutien inconditionnel des Mongols. La question se pose de l'intérêt que Tchoban pouvait trouver à s'allier aux qayadjiyé. Peut-être une rivalité ou une hostilité personnelle envers l'émir Nasr l'avait-il poussé à utiliser les montagnards chrétiens contre un ennemi ?
Hadjdji Dilqandi, cependant, ne se laisse pas abattre et joue également le jeu des entrevues et des graissage de paumes, en distribuant généreusement autour de lui de quoi décider les émirs à retourner la décision de Tchoban et leur propre bienveillance envers le métropolite. Aussi, empochant sans sourciller l'argent des musulmans après celui des chrétiens, les émirs livrent le malheureux métropolite au comparse de Hadjdji Dilqandi, l'émir Togan, que le roi avait chargé d'apporter le décret punitif à Erbil, Togan devant se servir du métropolite comme appât et otage :
Bref, fin de la digression. Peut-être encouragé par le passé juif du vizir Rashid (qui s'était converti quand il devint médecin auprès du Khan) qui l'incline peut-être à être plus bénin envers ses anciens cousins en dhimma, le métropolite fait une belle plaidoirie pour ses frères chrétiens, en exposant "avec confiance" la situation du catholicos et des siens. Comme c'est un beau morceau de rhétorique que nous reconstitue ou retranspose le chroniqueur, peut-être d'après des sources assez proches de l'original, je le reproduis intégralement :
"Le catholicos vous adresse ses salutations et dit : 'Vous savez bien, ô émirs, qu'il y a maintenant trente-cinq années écoulées depuis que je suis arrivé de l'Orient ; que je fus placé sur le trône de l'Eglise orientale par la volonté de Dieu ; que j'ai servi et béni sept rois avec une infinie patience et la crainte de Dieu, en particulier le père de l'actuel roi invincible, le défunt Argun et sa mère Uruk Qatun la croyante. Je n'ai fait de tort à personne et n'ai jamais désiré quoi que ce soit appartenant à l'Etat ; si j'ai reçu des dons [de l'Etat], je les ai dépensés pour son intérêt. J'étais jeune alors, à présent je suis vieux ; n'ayant ni épouse, ni enfants, ni parents, ni famille, quel amour, qu'est-ce qui, dans ce monde, pourrait me pousser à me rebeller contre le roi ou à songer à voler quelque chose qui lui appartient ? Comment est-il donc possible que l'on puisse croire aux accusations de mes ennemis à mon encontre ? Mieux encore, je n'ai jamais subi aucune offense de l'actuel roi invincible, pour l'amour de Dieu ! Mais même si [le roi] m'avait fait du mal - loin de moi cette idée - le Saint Evangile, le livre que moi je professe, m'imposerait le commandement de rendre le bien pour le mal, car il dit : 'Priez pour vos ennemis et bénissez celui qui vous hait', et moi je ne peux pas m'éloigner, tant soit peu de ce qui a été voulu par Dieu à travers le Christ, parce que celui qui transgresse un précepte se sépare de celui qui l'a formulé. Je vous le demande, si le roi est certain dans son coeur que j'ai eu une conduite répréhensible, conduisez-moi à la porte royale et désignez-moi exactement quel est l'acte qui me fait mériter la mort : ainsi, le roi sera innocent de mon sang. Ne m'abandonnez pas aux mains de mes ennemis !" Telles sont les paroles du catholicos.
Et les chrétiens qui vivent dans la citadelle disent : 'Nous ne sommes pas des rebelles contre le roi invincible, mais nous craignons que nos ennemis les Kurdes et les habitants musulmans de la citadelle ne nous massacrent sans pitié. Il n'est personne qui ait de la compassion pour nous et fasse connaître au roi l'angoisse dans laquelle nous nous trouvons. Nous sommes tes serviteurs et tes sujets ; nous avons toujours payé les tributs et les taxes qui nous étaient imposées ; mais, si le roi ordonne que nous fassions descendre les qayadjiyé, ceux contre lesquels son coeur est irrité, cela nous paraît au-delà de nos possibilités. Si c'est à nous que le roi ordonne de descendre de la citadelle, qu'il nous envoie quelqu'un pour nous libérer et nous irons partout où il nous commandera d'aller ; car ce n'est pas le charme de ce lieu qui nous y retient, mais la grande peur des Palestiniens (qui désigne-t-il ainsi ? peut-être une milice armée syrienne ou des tribus originaires de Syrie) et des Kurdes. Il en est ainsi : nos fils et nos filles sont en captivité et la plupart des hommes ont été tués.'
Vous tous, émirs, êtes au courant de ces faits ; moi, métropolite, votre serviteur, je suis garant de ce que j'ai dit, tout comme le document que j'ai écrit de ma main et que je vous ai remis."
Visiblement impressionnés par ce beau discours et les accents de sincérité que le métroplite avait su y mettre, et sans doute un peu par ses bakshish, les émirs le défèrent à l'émir des émirs, Tchoban, lequel est, nous apprend le chroniqueur, "en relation" avec Balu, l'émir de ces qayadjiyé par qui tous les ennuis sont arrivés, ce qui permet au métropolite de dire à Tchoban que tout ceci est arrivé par sa faute. De fait, l'émir des émirs ne doit pas être tout blanc dans cette affaire, car il interdit à Hadjdji Dilqandi de se rendre à Erbil avec le décret. On voit donc que les qayadjiyé n'était pas uniquement une bande de montagnards rebelles qui s'étaient saisi de la citadelle sans aucun appui à la cour. Si leur émir, Balu, est en cheville avec un homme aussi influent que Tchoban, la rébellion des qayadjiyé, leur "arrogance" peut se comprendre parce qu'ils se crus, à tort, intouchables de par leurs alliances politiques, tout comme le catholicos était persuadé du soutien inconditionnel des Mongols. La question se pose de l'intérêt que Tchoban pouvait trouver à s'allier aux qayadjiyé. Peut-être une rivalité ou une hostilité personnelle envers l'émir Nasr l'avait-il poussé à utiliser les montagnards chrétiens contre un ennemi ?
Hadjdji Dilqandi, cependant, ne se laisse pas abattre et joue également le jeu des entrevues et des graissage de paumes, en distribuant généreusement autour de lui de quoi décider les émirs à retourner la décision de Tchoban et leur propre bienveillance envers le métropolite. Aussi, empochant sans sourciller l'argent des musulmans après celui des chrétiens, les émirs livrent le malheureux métropolite au comparse de Hadjdji Dilqandi, l'émir Togan, que le roi avait chargé d'apporter le décret punitif à Erbil, Togan devant se servir du métropolite comme appât et otage :
Et ceux-ci revinrent sur ce qui avait été dit et stipulé. Ils capturèrent secrètement le métropolite pour le livrer à Togan, afin qu'il allât faire descendre le catholicos et les chrétiens de la citadelle, faute de quoi ils le menaçaient de le tuer sans pitié. Ils l'emmenèrent, de nuit, hors de la ville, dans une montagne voisine. Et dès lors, on ignora ce qu'il advint de lui. La souffrance des chrétiens de toutes confessions qui s'étaient rassemblés dans la ville s'accrut. Tous les disciples de la résidence s'étaient enfuis et dispersés. Il ne demeurait plus ni aide ni assistance autre que celle de la miséricorde vénérable de Dieu, qui agit selon sa bonté et pourvoit selon sa charité.
A ce moment, tout semble perdu : les chrétiens n'ont plus aucun chef, plus aucun porte-parole pour les défendre auprès du Khan...
Croit-on ! Car, comme dans les meilleurs romans de cape et d'épée, surgit un personnage providentiel, qui va tout faire rebondir...
(à suivre)
(à suivre)
Si vous voulez en savoir de plus à propos del "qayadjiyé", je viens de publier un article en anglais: il s'agissait de montagnards Markit/Makrit provenant du Tianshan, que Hulagu avait ammenés avec son armée pour la guerre en montagne. Il n'étaient donc pas des Kurdes, ni des araméophones (comme je croyais quand j'ai écrit le commentaire de l'Histoire de Mar Yahballaha et de Rabban Sauma.
RépondreSupprimerAh bon ? Et c'était bien des chrétiens tout de même ? Pourriez-vous donner la référence de votre article que je me le procure ?
RépondreSupprimerJ'avais remarqué des yeux bridés bien que bleus chez des chrétiens du Kurdistan, les qayadjiyé ont peut-être fait des petits là-bas avant de disparaître, allez savoir... :D