Le massacre des chrétiens de la citadelle d'Arbil (3) : l'émir Sutaï est berné

Bon, que fomenta l'infâme émir Nasr (avec la complicité des autres musulmans) pour mettre le catholicos en porte-à-faux avec l'émir Sutaï et se débarrasser enfin de tous les chrétiens d'Erbil, qu'ils fussent qayadjiyé ou non ? On se croirait, à ce moment du récit, dans un épisode des aventures de Baïbars...

Les chrétiens, donc, à l'instigation du catholicos et se fiant aux promesses de Sutaï, commencent à descendre...

Dès que Nasr le sut, il donna immédiatement le signal convenu entre lui et les habitants de la ville : quand il l'aurait hissé sur le toit de la tour où il s'était installé, ils monteraient chez lui et se rangeraient en ordre de bataille.

Lorsque les malheureux qui, dans l'église, avaient été incités à descendre, virent scintiller les épées et pleuvoir les flèches pointues, ils se précipitèrent à grand-peine vers la porte de la citadelle. [Alors] ils se mirent, eux aussi, à se battre, de quatre heures de l'après-midi jusqu'au soir et encore toute la nuit. Trois musulmans furent tués ainsi que douze chrétiens, et si ce n'est qu'ils firent feu toute la nuit sous cette tour, ils auraient tous été tués sans obstacle.

La ruse était simple, mais des plus efficaces. De son camp, l'émir Sutaï n'a pu voir ce qui se passait et, ignorant tout de l'embuscade tendue aux chrétiens par Nasr, en a conclu que les qayadjiyé, au lieu de descendre en rendant les armes, en ont profité pour attaquer les musulmans. Du coup, il voit rouge et ça va chauffer sérieusement pour le pauvre Yahballaha :

A l'annonce de cette nouvelle, l'émir Sutaï, à la tête de ses troupes, partit en toute hâte pour encercler la citadelle, emmenant de force avec eux le catholicos qui pleurait. Le jour même, ils parvinrent sous la citadelle ; ils disaient au catholicos : "Ne permets pas qu'ils s'organisent pour entrer en guerre."

Durant la nuit du dimanche au lundi, certains descendirent de la citadelle et Dieu les sauva. Le catholicos demeura prisonnier [des troupes] avec ceux-ci et avec les évêques de sa suite. Le lundi à l'aube, l'émir Sutaï et les siens obligèrent de nouveau le catholicos à envoyer un message [aux occupants de la citadelle] afin qu'ils permissent à Nasr de descendre avec tous ses biens. Il envoya [donc] l'évêque Isho'-sabran et Rabban David, le reclus. A peine les musulmans les virent-ils qu'ils tuèrent sans pitié ce dernier ; quant à Isho'-sabran, ils le frappèrent avec des épées et des bâtons, mais Dieu le sauva de leurs mains et il put s'enfuir et revenir auprès du catholicos.

La situation s'aggrava puisque désormais le châtiment [divin] était advenu? Les musulmans et les troupes mongoles avaient déjà commencé à construire des terres-pleins et des machines de toutes sortes pour mettre le siège.


Le tour en est presque comique (bon, évidemment, les chrétiens rient beaucoup moins). Plus les chrétiens se font taper dessus, plus les hommes de Nasr viennent se plaindre auprès de l'émir Sutaï (pas très malin sur ce coup-là) que les méchants qayadjiyé les tuent et font passer les cadavres de chrétiens pour ceux d'innocents musulmans...

Il faut noter cependant que les chrétiens du bas ont tenté cependant de se réfugier chez des voisins musulmans qui ont dû tenter de les cacher. Mais soit ils furent menacés s'ils continuaient d'abriter des chrétiens, soit les chrétiens se fièrent aux promesses des "hérauts" qu'ils seraient sains et sauf s'ils se rendaient, ce qui t un peu douteux, car vu la tournure des événements, ils devaient quand même commencer un peu à se méfier.

Quant aux chrétiens qui se trouvaient dans la ville basse, depuis que Nasr avait hissé le perfide signal, ils avaient été massacrés dans les rues et sur les places de la ville. De nombreux fuyards entrèrent dans les maisons des musulmans, mais ils durent en sortir sur l'intervention des hérauts et ce lundi-là ils périrent dans un terrible massacre. Certains parmi ceux qui se trouvaient dans la prison de leur qâdî en furent extraits et impitoyablement fouettés à mort. Les jeunes filles furent dévêtues et ainsi promenées dans les rues de la ville, les femmes enceintes éventrées et les enfants tués ; leurs cadavres furent jetés devant la porte de la citadelle. [Alors] les musulmans allèrent dire à l'émir Sutaï : "Emir, envoie quelqu'un voir comment ils massacrent les musulmans et les jettent à la porte de la citadelle !" Celui-ci, dans sa naïveté, les crut et ordonna le saccage des quatre églises de la ville basse : les deux nôtres, celle dédiée au célèbre martyr Isho'-sabran et celle consacrée à Man'yo ; l'église des jacobites, dédiée à la Vierge, et l'église des Arméniens furent rasées de même que les maisons et les habitations des chrétiens et la résidence, siège du trône du métropolite.
Et le catholicos doit beau protester, personne ne l'écoute plus trop. Donc, Sutaï se fâche davantage et désireux d'en finir une bonne fois pour toutes avec les chrétiens, appelle en renfort les Kurdes qui, nous l'avons vu dans la chronique de Barhébraeus, avaient quelques raisons d'en vouloir aux qayadjiyé. Certes, c'était une génération avant. Mais les dettes de sang se gardent longtemps, dans la mémoire des tribus...

L'émir dépêcha des messagers dans toute la contrée et rassembla des hommes pour partir en guerre. Il fit descendre les Kurdes de leurs montagnes. Les chrétiens de la campagne, qui ne pouvaient plus se rendre à la ville, durent verser beaucoup d'argent dans tous les villages pour l'armement et le ravitaillement des troupes. La guerre contre la citadelle faisait rage tant au Nord qu'au Sud, à l'Est et à l'Ouest, la nuit et le jour. Il y eut de nombreux morts du côté des défenseurs et des attaquants : Kurdes et habitants musulmans, mais pas de Mongols ; en fait ces derniers ne s'étaient pas approchés, mais ils se contentaient de lancer des flèches, de loin.


On voit que la citadelle n'est pas aisée à prendre, et la mention des "nombreux morts" peut expliquer la lenteur de l'émir Sutaï à se décider à sévir. D'ailleurs, il utilise habilement les Kurdes et les musulmans contre les chrétiens, avec sans doute promesses de pillages et de butin, épargnant ainsi ses propres troupes. Quant à la distinction entre "Kurdes" et "musulmans", elle peut soit signifier que des musulmans d'Erbil ne sont pas kurdes, par exemple turcs ou arabes, mais aussi que, sous la plume du chroniqueur, le terme "kurde" désigne, comme c'était l'usage, courant, les tribus montagnardes, les semi-nomades, par rapport aux citadins.

Toujours en mauvaise posture, prisonnier des Mongols, le catholicos essaie de s'en tirer en écrivant secrètement au métropolite d'Erbil qui, lui, avait réussi à s'enfuir, en l'incitant à se rendre au Camp (c'est-à-dire auprès du souverain Öldjaïtu) pour qu'il rapporte tout ce qui s'était passé. Il envoie également, nous dit le chroniqueur, un message à la cour du Khan, également pour donner sa version du massacre. A ce moment-là, le khan ayant déjà eu un rapport de l'émir Sutaï, c'est parole contre parole. Le pire, est que les deux plaideurs sont de bonne foi !

Le métropolite, la nuit même de la réception de cette lettre, était parti et était parvenu en quatre jours à Bagdad, accompagné d'un jeune homme de sa suite. Arrivé au Camp, il rendit compte de ce qui était advenu au catholicos et aux chrétiens. Mais les émirs du Camp étaient [déjà] informés avec précision de tout ce qui s'était passé, car l'émir Sutaï avait envoyé des messages pour informer la Cour des initiatives qu'il avait prises. De plus, le catholicos avait envoyé une lettre à un des serviteurs de la résidence pour lui raconter ce qui était arrivé ; et celui-ci était allé rapporter ces événements aux émirs et aux secrétaires pour les informer du massacre. Ceux, parmi les émirs, qui n'étaient pas au courant de ces faits, furent très affligés ; à l'inverse, ceux qui s'étaient occupés de cette affaire se turent. Immédiatement après, le métropolite arriva en toute hâte et raconta ces faits devant tous les émirs. Un décret royal fut envoyé à l'émir Sutaï par un messager : "Toi, tu nous informes ainsi de ces événements, mais le catholicos, lui, les rapporte différemment. Auquel de vous deux devons-nous prêter foi, et lequel croire ?" Ainsi, le malheur fut écarté pour un moment.

L'émir Sutaï, apprenant ainsi que, dans son dos, le catholicos s'est plaint au roi en lui faisant, ce qui est, de son point de vue, un rapport calomnieux, entre dans une grosse colère. Yahballaha se dérobe et nie toute implication dans ces messages, ce qui est évidemment faux. en s'en sortant par une piètre excuse du style : "C'est pas moi, c'est le métropolite." Remarquons, à ce stade du récit, que le catholicos, s'il est habile courtisan, manque parfois de courage et de perspicacité, a le pleurs facile mais l'action plus hésitante et tremble un peu trop souvent quand il faudrait montrer de l'aplomb (bon d'accord, les Mongols lui en ont fait voir de toutes les couleurs et tout le monde n'a pas de prédisposition au martyre). La personnalité de Rabban Sauma, par exemple, était plus attachante et son attitude à la fois prudente et sincère quand les cardinaux romains cherchent à déceler dans son église des propositions hérétiques, a plus de panache. Quoi qu'il en soit, le catholicos ment maladroitement, se défend mal et, pour finir, plie devant Sutaï, en signant tout ce qu'il veut.

Lorsqu'il reçut ce message, Sutaï fut très irrité et se mit en colère. Il convoqua le catholicos : "C'est toi qui a écrit cela ?" lui demanda-t-il. Toute la population musulmane vociférait contre le catholicos et chacun d'eux hurlait ce que bon lui semblait. "Moi je n'ai rien écrit - dit alors le catholicos - mais c'est plutôt le métropolite du lieu qui est allé plaider sa cause et celle de sa ville."

[ls émirs] dirent : "Maintenant, fais descendre ces rebelles, conformément au décret royal ; sinon, atteste par écrit qu'ils sont yâgî". Le catholicos leur envoya le métropolite de Mossoul et quelques jeunes gens de la résidence qui les exhortèrent [à obéir] ; mais ceux-ci eurent peur de descendre. En effet, il y avait parmi eux des rebelles qui, par crainte d'être tués, avaient impliqué les autres dans la révolte, obtenant ainsi qu'ils ne descendissent pas. Ceci donna un avantage à Sutaï et aux siens sur le catholicos ; et ils insistaient : "Donne-nous un écrit de toi, attestant qu'ils sont yâgî, afin que nous mandions un messager pour en informer le roi." Ils dévalisèrent le catholicos et tout ce qu'il possédait sur les lieux ; ils tuèrent certains qui étaient descendus auprès de lui, ils en vendirent d'autres. Ils obtinrent par la force un document signé par lui et les évêques de sa suite, dans lequel il affirmait tout ce qu'ils voulaient.
L'affaire aurait donc pu, une fois de plus, très mal tourner pour le catholicos qui va devoir se désavouer devant le roi. Heureusement, Hadjdji Dilqandi, envoyé par Sutaï auprès du khan, est désavoué par un autre émir, qui sait que les aveux du catholicos lui ont été extorqués. Le khan, qui, peut-être, ne sait plus trop qui et que croire, ordonne une réconciliation générale entre les chrétiens et les musulmans, et que tous arrêtent de se battre une bonne fois pour toutes. A ce moment-là, on peut se dire que les qayadjiyé s'en tirent à bon compte et que l'émir Nasr ne va pas pouvoir refaire son mauvais coup.

Ce décret ne fut promulgué qu'après d'intenses fatigues, les tourments et les peines du métropolite et de ses compagnons. Il fut remis à certains nobles pour qu'ils le portassent à Arbil. Hadjdji Dilqandi s'en retourna honteux, parce qu'il avait perdu la face. Deux disciples de la résidence accompagnèrent ceux qui portaient le décret ; ils parvinrent à Arbil le vendredi des Confesseurs (premier vendredi après Pâques). Ils rétablirent immédiatement le pont de la citadelle qui avait été brûlé et réconcilièrent les deux parties. Nombreux furent ceux qui descendirent de la citadelle [pour se rendre] à la campagne.

A ce moment on peut penser que tout est fini. Mais décidément, les qayadjiyé, s'ils sont bons combattants, ne brillent pas par l'intelligence de la situation et c'est leur sotte et arrogante attitude , surtout face à l'habile Nasr, qui va, une fois encore, perdre les chrétiens...

(à suivre...)

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