vendredi, juin 19, 2009

La divine consolation suivi de L'Homme noble

On sait notamment que Maître Eckhart était présent à Toulouse à l'occasion du chapitre général de son ordre, du 16 au 18 mai 1304, donc à une époque où la chasse aux derniers bons hommes était encore d'actualité dans l'arrière-pays toulousain. Ce voyage à pied, comme c'était jadis coutume et nécessité, a sans doute changé sa perception du monde et a apporté une impulsion décisive pour l'élaboration ultérieure du sermonDe l'homme noble et du Livre de la divine consolation.

Que s'est-il passé à cette époque ? Suite à un affaiblissement de la papauté accompagné d'un soulèvement de la population contre les excès commis par l'Inquisition, Philippe le Bel ordonne en 1304 de mettre un terme aux persécutions des hérétiques. Les cachots s'ouvrent et les langues se délient, si bien que dans cette relative accalmie, n'importe qui pouvait sans grand danger écouter l'avis des hérétiques. Les dominicains eux-mêmes retrouvent leur vocation première, qui est de dialoguer avec les hérétiques, et non pas de les persécuter. Cela veut dire qu'il y a exactement 700 ans, Eckhart a sans doute rencontré parmi les derniers hérétiques cathares d'Occitanie (à compter de 2004, année de parution de cette édition). La vocation de son ordre étant d'aller vers les hérétiques, il est permis de supposer une telle rencontre. Sachant le peu de mal que Maître Eckhart dit de l'hérésie (le mot n'apparaît que trois fois dans son oeuvre, soit comme une erreur spirituelle, soit comme une vilaine chose dont on risque d'être accusé), on peut déduire qu'il est allé les voir avec une certaine sympathie. En effet, on ne saurait dialoguer avec "l'autre" sans essayer de comprendre son point de vue, ce qui nécessite un minimum de curiosité, voire de sympathie. Il n'est donc pas allé les voir en inquisiteur, telle est bien une certitude. Eckhart a côtoyé des inquisiteurs, puisqu'ils faisaient partie de son ordre, mais lui-même n'a jamais été un inquisiteur. Ce n'était pas sa fonction et encore moins son tempérament. Cependant, même pour les dominicains, il y avait de quoi douter de l'Inquisition, une institution qui, faut-il le rappeler, était parfaitement contraire à l'exemple du Christ. En raison de la grande curiosité que nous lui connaissons ("il aurait voulu en savoir plus qu'il ne convenait", nous a dit la Bulle), et parce que cette période était sans doute propice à des rencontres quelque peu hétérodoxes, Eckhart a sans doute gardé un souvenir exceptionnel de son voyage en Occitanie. En regard du peu que nous savons de sa biographie, cette année 1304 a constitué un tournant dans sa vie.

Idée amusante de l'imitation dominicaine des cathares, ou du moins de l'influence des derniers sur les premiers, par nécessaire contamination. Après tout, les uns furent la cause de la création des autres :

L'hérésie des bonnes femmes et des bons hommes étant la cause première de l'existence de l'ordre dominicain, c'était bien la région où son fondateur, Domingo de Guzman (littéralement : Dominique des Bonshommes), accomplit le célèbre et par la suite très controversé "miracle du feu" que les frères de l'ordre allaient toujours en parler. On peut supposer que les dominicains, n'ayant pas brûlé tous les livres confisqués aux hérétiques, en savaient plus sur une hérésie dont ils ont non seulement adopté le mode de vie - même abnégation de soi, même humilité, pour ne pas dire même détachement que les cathares - mais sans doute aussi repris des éléments doctrinaux.

Il est aussi fait mention de la prédilection commune des cathares et d'Eckhart pour l'évangile de saint Jean :

que les plus "parfaits" des hérétiques portaient toujours sur eux, voire "par coeur" en eux, au cours de leurs nombreuses pérégrinations. En cela, ils étaient parfois identiques ou pour le moins en affinité avec la mouvance des troubadours et autres chanteurs d'amour (minnesänger).

Prédilection qu'avaient aussi beaucoup de philosophes, même musulmans, par exemple les Ishraqî, dont Sohrawardî lui-même, qui le cite abondamment. Cela n'a rien d'étonnant, car cet évangile est un pot de miel pour les gnostiques. Et l'Ishraq flirte de très près aussi, il faut le dire, avec le manichéisme.

Sur l'auto-défense d'Eckhart envers sa propre "hérésie", elle rappelle celle d'Averroès, qui demandait à ce que les philosophes ne soient pas inquiétés pour déviance hérétique dans l'exercice de leur profession, qu'on devait leur laisser le droit de se tromper, ce que réclame aussi le maître rhénan :

Je peux en effet me tromper, mais je ne saurais être un hérétique, car la première chose relève de l'intellect et la seconde de la volonté.
Autre affinité avec les errants derviches, et peut-être plus encore les Ishraqî, c'est la rencontre, au bout du chemin, du Non-Où, c'est-à-dire là où il n'y a plus ni Orient ni Occident, ni lieu ni temps :

Ce serait plutôt dans une période de grandes pérégrinations pédestres à travers l'Europe, comme ce fut le cas dans le sillage du chapitre général de Toulouse, en 1304, que ce commentaire a pu être rédigé. On imagine l'auteur portant avec lui ce texte peu encombrant, ou même sans du tout le porter avec lui, puisque de toute manière, il le connaissait par coeur comme beaucoup de textes qu'il cite manifestement de mémoire, pour méditer et élaborer son commentaire au rythme de la marche à pied. Car c'est en marchant que l'on souhaiterait avoir tantôt les ailes d'un aigle. Le fameux Tolle tempus du commentaire devient manifeste en regard du paysage parcouru et en vue de celui qu'il reste encore à parcourir jusqu'à la prochaine étape. L'ubiquité de l'être n'est perçue qu'en demeurant établie dans le principe intemporel des choses, et de comprendre que la distance à parcourir n'est abolie qu'en transcendant le temps. Alors, prenant conscience de l'espace parcouru du lever du soleil jusqu'à l'imminence de son coucher, le voyageur pourrait à lui-même se dire :oriens est occidens.

Et comme la ressemblance émane de l'Un, et qu'elle attire et séduit en vertu de la puissance de l'un, il en résulte que ni repos ni satisfaction ne sont donnés à celui qui attire ni à celui qui est attiré jusqu'à ce qu'en Un ils soient réunis.

L'insatisfaction amoureuse de l'âme inférieure pour son âme suzeraine est bien connue. Sohrawardî, par exemple en parle, sans qu'il mette de réciprocité dans cette impatience souffrante, qui s'apparente plus, du coup, à l'aspiration murid-murshid de Nadjm ad Din Kubra :

Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".


Cependant, ni le bois ni le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos ni dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne s'engendre pas lui-même dans le bois et lui communique sa propre nature et son propre être, en sorte que tout est un seul feu, consubstantiel à tous les deux, sans différence, ni plus ni moins. Et c'est pourquoi, avant qu'il en soit ainsi, se produisent toujours une fumée, une lutte, un crépitement, un effort, un conflit entre le feu et le bois. Mais lorsque toute dissemblance est surmontée, le feu se calme et le bois se tait. Il s'avère en effet que la force cachée de la nature hait la ressemblance qui n'est pas encore manifeste, dans la mesure où celle-ci porte en soi différence et division. Elle vient chercher l'Un qu'elle aime dans cette ressemblance uniquement pour lui-même, tout comme la bouche aime et recherche dans le vin et par le vin la saveur et la douceur. Si l'eau avait le goût du vin, la bouche n'aimerait pas plus le vin que l'eau.
La divine consolation suivi de L'Homme noble, Maître Eckhart.

La réunion avec sa propre essence rappelle aussi ce que Sohrawardi disait de la jouissance de son être :

Lorsque tu as compris que la jouissance consiste en ce qu'un être atteigne à ce qui lui correspond, et en ce que cet être perçoive qu'il a atteint cette chose ; qu'en revanche la souffrance d'un être consiste en ce qu'il ait conscience d'avoir atteint quelque chose en discordance avec lui-même, et qu'il le perçoive quant à cette discordance ; [lorsque d'autre part tu as compris] que tous les actes de connaissance viennent de la Lumière immatérielle, car il n'est rien de plus cognitif que celle-ci - , alors il n'est rien qui soit plus sublime ni plus délectable que sa perfection et que d'être en accord avec elle." - 238. (Livre de la sagesse orientale)
La divine consolation suivi de L'Homme noble, Maître Eckhart; présentation de Wolfgang Wackernagel.

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