mardi, mars 11, 2008

Les Sables de Mésopotamie : une enfance à Amoudé

Chapitre I, dans lequel il est question d'un enfant de trois ou quatre ans qui quitte son village natal pour s'installer chez sa grand-mère en ville et comment il va découvrir l'électricité et deux écoles qui n'enseignent pas les mêmes choses.

"Comme nous, toutes les ethnies et toutes les tribus étaient venues de quelque part de la vaste terre de Dieu, de la région de Mardin, de l'Arménie, des plaines et des plateaux de Mésopotamie. En quelque sorte, Amoudé était une autre Babylone, mais d'une dimension plus modeste que la première. On y parlait l'arabe, le kurde, l'arménien, le syriaque et sans doute encore d'autres langues. "

"sans être pour autant des fanatiques, mes parents m'envoyèrent dans une école coranique dès notre arrivée en ville. C'était très important car si les Arabes détenaient le pouvoir politique et économique, le Coran nous réservait la clef du paradis. Ma mère voulait faire d'une pierre deux coups. J'allais d'abord apprendre à être un bon musulman, sans doute pour échapper aux flammes de l'enfer et mériter le paradis éternel. Puis, grâce à la langue arabe, qui était le véhicule du Coran, j'allais me construire doucement une base solide avant le baccalauréat et la faculté de médecine à Damas ou à Alep."

"Quand je sus compter jusqu'à dix en français, le père Kato fut aux anges. Il était sûr que j'irai très loin dans mes études. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix, mes performances relevaient de l'exploit. Il n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Il avait la ferme conviction que la matrice d'Amoudé venait d'enfanter un génie !"

"Le kurde n'était enseigné dans aucun établissement scolaire de la région. On disait qu'il n'était pas vraiment une langue comme les autres. Il n'y avait pas de manuel scolaire en kurde, il n'y avait pas de littérature écrite en kurde. On nous faisait comprendre que si nous voulions aller plus loin, il nous fallait laisser ce "patois" qui faisait très paysan et très arriéré à des kilomètres derrière nous. Nous devions suivre l'exemple des Arabes qui arrivaient de "l'intérieur" et de "la côte" et copier sur les chrétiens qui constituaient un exemple bien vivant à portée de main. La balle était dans notre camp et notre avenir ne dépendait que de notre volonté de nous débarrasser du kurde comme on le fait avec les poux et les haillons."

Chapitre II, dans lequel il est question d'un fleuve, d'une drôle d'union entre deux pays se trouvant dans des continents différents, de l'incendie d'un cinéma qui fait des centaines d'enfants martyrs et enfin d'un recensement qui fait le malheur de dizaines de milliers de familles.

"Le 29 septembre de l'an 1961, j'étais en classe de CP lorsque, après un coup d'Etat, les nouveaux dirigeants déclarèrent la séparation, la fin d'une période funeste. Comme d'habitude, les putschistes s'attaquèrent aux symboles du pouvoir précédent. On arrêta Abdul Hamid Al-Sarrage et ses acolytes et on les mit hors d'état de nuire. A Amoudé, les membres des services d'investigation traînèrent la statue de Nasser hors du hall de la mairie. Ils exposèrent le père du nationalisme arabe comme un hors-la-loi, un fou dangereux dont il fallait se méfier. Les Amoudéens avaient quitté les deux grands cafés. Ils étaient plutôt contents d'assister à la mort d'un régime qui les désignaient comme des dangers pour la nation."

"L'odeur de la mort, de la chair humaine rôdait dans les ruelles de la ville. Les cortèges vers le nouveau cimetière se succédaient comme les vagues d'un océan. Les femmes s'arrachaient les cheveux et se lacéraient les joues avec leurs ongles. Elles hurlaient dans les rues comme saisies soudain par la folie. Les dignitaires religieux tentaient de les calmer en scandant que les enfants étaient des martyrs. On n'avait pas besoin de les laver, de les préparer à rencontrer Dieu tout-puissant. Innocents et sans le moindre péché, ils allaient directement au paradis pour y devenir des oiseaux. Plus légères que le coton, plus pures que les flocons de neige, les petites âmes tournoyaient déjà dans le firmament, dans un paysage où coulaient des fleuves de miel, de lait et où s'entassaient en abondance tout ce qu'un être humain pourrait souhaiter dans la vie ici-bas ! Ces paroles soulageaient pour quelques secondes, puis la douleur de la séparation fusait comme la lave d'un volcan. La mort était plus vraie, plus intense que les versets et les promesses d'une vie meilleure."

"Pour les membres des services de renseignement d'investigation, tout Kurde sachant écrire son nom ou en possession d'une bicyclette était un danger pour l'idéal arabe fait d'unité, de liberté et de socialisme."

Chapitre VI, dans lequel il est question des différentes communautés qui constituent une agréable mosaïque à regarder surtout pour un enfant.

"Dans ma ville, les chrétiens possédaient des boutiques d'alimentation, des cordonneries, des bijouteries, des débits de tabac et de boisson et ils avaient en plus une bonne réputation, enviable par les autres commerçants. Nous, nous n'étions que des paysans analphabètes, nous ne possédions que notre ignorance. Puisque Dieu dans son Coran nous demandait d'oeuvrer pour notre vie comme si nous allions mourir le lendemain, nous avions beaucoup à apprendre d'eux pour ce qui concernait la vie d'ici-bas. Nous n'avions qu'à copier sur eux pour tout ce qui était de l'ordre de l'éphémère, mais, pour l'éternité, on avait une sacrée avance sur les autres croyances, on avait des garanties en béton.

Les Arméniens représentaient à nos yeux le gratin du gratin, la crème de la crème de notre société. Ils avaient l'avantage sur leurs coreligionnaires syriaques et assyriens de parler le kurde aussi bien que nous si ce n'était mieux et d'être liés à nous par des liens du sang, par le biais de la circoncision. Pour nous, les Arméniens étaient des Kurdes, mais pour des raisons qui nous échappaient, Dieu tout-puissant n'avait pas jugé utile de les convertir à la droite religion musulmane."

"les Arméniens et les chrétiens en général différaient de nous également dans la mesure où ils abhorraient les rixes, les conflits, les soucis dont personne n'avait réellement besoin. Nous les Kurdes, on pouvait déclencher une troisième guerre mondiale pour une poule écrasée par une bicyclette ou deux gamins qui s'étaient battus pour une poignée de billes. Les hommes devenaient des dromadaires enragés, ils écumaient de colère et brandissaient les poignards, les coutelas, les pioches, les pelles, les gourdins, enfin tout ce qui pouvait mettre la vie en danger. Il fallait une intervention de la police, des dignitaires religieux ou des seigneurs féodaux pour mettre fin à ces conflits et restaurer la paix. Quant aux Arméniens, si quelqu'un cherchait noise à l'un d'eux et leur criait par exemple "nique ta sale putain de mère", il ne se fâchait pas, enfin il faisait semblant de rester calme. Il répondait : "A ma connaissance, ma mère n'est ni sale ni putain. Mais si tu veux la niquer et si elle est consentante, vas-y, moi je n'ai rien contre." Ce genre de réponse bouclait la bouche de l'enragé."

"Ils (les yézidis) avaient les mêmes prénoms que nous, mais ils se foutaient complètement des cinq prières obligatoires qui constituent l'un des cinq piliers de l'islam. Ils ne savaient pas ce qu'était le mois de ramadan, le carême. Ils prétendaient même que Mohamed avait carrément des problèmes d'audition, qu'il était malentendant. Le jour où il est monté au ciel sur le dos du Boraq, la jument ailée, pour rencontrer le Créateur et discuter avec lui de l'allégement des devoirs incombant aux fidèles de sa nouvelle religion, Dieu lui a dit "sê roj", ce qui veut dire en kurde, "trois jours". Mais le nouvel élu a entendu "Sî roj", c'est-à-dire, trente jours de jeûne. A cause de cela, les musulmans font le ramadan pendant un mois et eux uniquement trois jours."

"A Amoudé, les jeunes Arméniens allaient le matin à l'école pour devenir plus tard médecins ou ingénieurs. L'après-midi, une fois les devoirs terminés, ils apprenaient des métiers techniques car lorsqu'on est arménien, on ne sait jamais ! Avec tous les massacres et les génocides qu'ils avaient connus, ils étaient devenus rusés comme les fennecs du désert. Ils excellaient dans l'art de l'intégration et de l'adaptation sans pour autant perdre une once de leurs particularités identitaires. Chaque Arménien avait un métier pour devenir riche dans les temps d'abondance et un autre pour survivre lors des grandes crises, et ce n'était pas ça qui manquait le plus aux chapitres de leur histoire."

Chapitre XI, dans lequel il est encore et toujours question de la frontière, mais également de contrebandiers valeureux et de nouveaux fous très sympathiques qui semblent pululler dans la ville.

"Jusqu'en 1928 et même plus tard, mon père partait de Tell-Habash ou de Kurdo sur le dos de son coursier pour se rendre au marché de Mardin ou d'autres villes sur l'Anti-Taurus. Le soir, il rentrait avec les provisions sans avoir rencontré le moindre obstacle, le moindre signe de frontière.

La frontière signifiait des soldats à la gâchette nerveuse, des champs de mine et des fonctionnaires corrompus des deux côtés. Beaucoup de gens de chez nous se dirigeaient naturellement vers le nord. Ils avaient des difficultés à se défaire des vieilles habitudes. A deux kilomètres à peine, ils se faisaient arrêter par les mines et même parfois par des coups de feu qui striaient l'air tout près de leurs oreilles. Hagards, ils rebroussaient chemin et avouaient ne rien comprendre à ce qui leur arrivait. La nouvelle situation était une plaie ouverte dans toutes les âmes.

Une fois "oncle Faré" m'invita tout de go à passer la journée avec lui en Turquie. A Hamdouné, à quelques kilomètres sur la route qui allait à Dirbassiyé, c'était la première fois de ma vie que je voyais autant d'hommes et de femmes rassemblés des deux côtés du chemin de fer. De notre côté, des gendarmes arabes munis de fouets et de ceintures et de l'autre des militaires turcs armés jsuqu'aux dents rappelaient les gens à l'ordre. C'était
gorishma, un mot qui, pour nous, désignait un "désordre incontrôlable", et en turc des "retrouvailles", mais de loin. Les parents qui s'étaient perdus de vue depuis une éternité avaient un mal fou à se retenir quand ils se reconnaissaient à travers les deux rangées de barbelés. Ils agitaient fébrilement les bras et s'essuyaient les yeux du revers de la main. Parfois, des hommes labourés par un désir ardent échappaient à la surveillance des organisateurs et couraient à toutes jambes vers l'autre côté. Ils atterrissaient inévitablement sur les barbelés et essuyaient une pluie drue de coups de ceintures. Ensanglantés, ces rescapés se jetaient dans les bras des parents. Dans l'immensité de la joie que procuraient les retrouvailles, ils se riaient de leurs blessures, de la réalité et de l'étendue de la frontière et de la séparation."

"Quand elle donna naissance à leur premier fils, oncle Faradjé l'appela Barzan, du nom de la puissante tribu kurde qui dirigeait l'insurrection au nord de l'Irak et revendiquait un Kurdistan libre et autonome. Dans les bureaux de l'état civil, on refusa d'enregistrer le nouveau-né sous ce nom. La nation arabe avait deux ennemis, les sionistes, qui avaient pris la Palestine et qu'il fallait jeter au plus vite à la mer, et les Kurdes, qui s'opposaient au pouvoir arabe de Bagdad. Les fonctionnaires descendaient des tribus bédouines et ils se sentaient beaucoup plus proches du gouvernement irakien que de celui de la Syrie. Ils ne pouvaient donc pas admettre une telle insolence, une si flagrante hostilité à la nation arabe. Nourrissant une haine séculaire pour tout ce qui n'était pas arabo-sémite, ils auraient à la rigueur admis Ben Gourion, l'un des pères fondateurs de l'Etat hébreu, ou Moshé Dayan, le ministre de la Défense, mais Barzan, l'ennemi des autorités en Irak, pas question !

Puisque ces hommes étaient sous le bouclier de l'Etat et qu'ils avaient carte blanche, ils inscrivirent le nouveau-né sous le nom de Badran, nom typiquement arabe et bédouin. Oncle Faradjé ne s'avoua pas vaincu par une bande de salopards venus du désert. Pour lui, son fils s'appelait Barzan, du nom du chef qui incarnait la résistance kurde et il le resterait. Les fonctionnaires pouvaient "se cogner la tête contre les murs", mais à la maison, dans le quartier, parmi les siens, dans la ville, pour nous les enfants, son premier fils s'appelait Barzan. On pouvait emmener un cheval de force à la fontaine, mais on ne pouvait pas le forcer à boire ! Quand il eut un autre fils, il l'appela Mustafa, du prénom même du grand chef. A l'état civil, on ne pouvait pas le lui refuser."

Chapitre XVI, dans lequel il est question du narrateur qui, devenu un peu plus adulte, est chargé par son père et sa grand-mère d'être le dépositaire de leur mémoire.


"J'allais attaquer ma troisième année à l'Université lorsque les Arabes débarquèrent par tribus entières dans notre région. Ils arrivèrent avec leurs troupeaux de moutons et leurs chiens dans des camions de l'armée. L'Etat avait construit à leur intention des villages modernes, avec des rues droites comme des tiges de roseau, des châteaux d'eau, des écoles en béton armé et, bien sûr, des bureaux pour le Parti unique. Une coulée humaine armée de kalachnikovs et de poux pour contrer d'éventuelles ripostes ou signes de nervosité de la part des Kurdes soumis et désarmés.

En face de ces villages flambant neufs tout juste sortis des plaines fertiles, nos villages à nous ne disposaient que de leur torpeur et de leur misère séculaires. Ils dormaient sur les pentes des collines millénaires et les légendes de Mirza Mehemed et Rustemê Zal. Le port d'armes automatiques était passible de lourdes peines de prison et de passages à tabac systématique. Les paysans qui ne disposaient pas d'électricité chez eux la découvraient dans des salles de torture. Les bourreaux leur administraient de formidables décharges qui auraient fait briller des soleils éteints."



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