"Cela ne peut prouver que l’intelligence des Kurdes"


Celadet Bedir Xan, une des grandes figures historique du Xoybûn ne manquait pas d'humour ni d'une certaine sérénité ironique, comme en témoigne le récit de l'entrevue secrète qu'il eut avec Chukri Bey, le chef de la Sûreté Générale d'Ankara, entrevue qui eut lieu à la demande de l'officiel turc le 3 juillet 1935. J'adore particulièrement cette réplique sur le bilinguisme, qui ne peut "prouver que l'intelligence des Kurdes".

"Fin juin 1935, Chukri bey, chef de la S.G. à Ankara, président de la délégation turque à la Commission permanente de frontières réunie à Damas, exprimait à Basri Riza bey, Consul général de Turquie à Beyrouth, le désir de rencontrer Djeladet Beder Khan. Basri bez organisait l’entrevue par l’intermédiaire de Mouzaffer bey Emine Pacha, secrétaire au Consulat général d’Irak à Beyrouth, apparenté aux Bederkhan par sa femme.

Différée en raison d’une indisposition de Chukri bey, la réunion avait lieu le 3 juillet à 22 h au Consulat général de Turquie, où Djeladet, après quelques hésitations, avait consenti de se rendre. La réunion comprenait : Chukri bey, Basri Riza bey, Commandant Mahmoud Kalkal (autre membre de la délégation turque vraisemblablement chef d’un service de renseignement turc, Djeladet et Mouzaffer bey.

La conversation, contrainte et dispersée durant la première demi heure, est ensuite orientée par Mahmoud sur le livre de Massoud Fany, La nation kurde et son évolution sociale (1) ; il en fait éloge, ainsi que de l’ouvrage de Chukri Mehmet, et demande à Djeladet ce qu’il pense. Djeladet répond que c’est un ouvrage dépourvu de fondements. Chukri bey vante le désintéressement de Chukri Mehmet. Djeladet le nie et assure qu’il s’agit d’un livre écrit dans un certain but. Djeladet ajoute : « En comptant sur ces gens-là, vous faites fausse route ; et d’ailleurs, si vous pensiez réellement qu’ils sont utiles et désintéressés, vous vous adresseriez à eux et pas à moi ».

Un petit incident se produit entre Chukri et Djeladet. Chukri affirme que le kurde n’est qu’un ensemble de patois, qu’un Kurde de Mouch ne peut être compris d’un Kurde de Diarbékir. Djeladet répond qu’il n’existe que 3 dialectes, et qu’à l’intérieur de ceux-ci on se comprend, à part de minimes différences de parlers. Chukri bey cite un exemple d’un Kurde de Mouch ayant très facilement appris le turc, preuve de similitude des deux langues. Djéladet répond que cela ne peut prouver que l’intelligence des Kurdes. Chukri s’étant piqué, Djéladet lui répond : « Vous prenez un ton dur, incompatible avec votre position, ayant le pouvoir, vous devez être plus calme. D’ailleurs, considérant le Kurde comme votre frère cadet vous devez vous réjouir qu’il soit intelligent ».

Djeladet se plaint que les Kurdes de Turquie soient empêchés de parler leur langue. Chukri et surtout Mahmoud jurent sur leur honneur qu’il n’en est rien – que d’ailleurs c’est impossible à réaliser – qu’enfin, en raison du système d’instruction publique, dans deux siècles cette langue n’existera plus. Djeladet rétorque que, justement, ayant tous les pouvoirs, ils ne doivent pas chercher une élimination brutale.

Basri bey avance, comme preuve qu’on parle le kurde en Turquie, l’existence dans ses dossiers de P.V. d’interrogatoires à Diarbékir, au cours desquels le Président du Tribunal a eu recours à un drogman pour faire traduire des dépositions faites en kurde. Djeladet répond qu’il ne s’agit là que d’une obligation matérielle inévitable.

La conversation était venue sur « Hawar ». Djeladet a nié que cette feuille ait jamais contenu des encouragements à l’insurrection, et se défend d’être l’auteur d’une lettre manuscrite appelant à l’insurrection, trouvée dans un « Hawar » saisi sur un contrebandier. Djeladet affirme que les Kurdes ne cherchaient pas à se soulever et qu’il ne pouvait les y encourager, car un soulèvement ne produirait d’autre résultat que de déclencher des mesures de répression et des massacres.

La conversation aboutissait finalement à une impasse, les Turcs déclarant que les Kurdes n’avaient à se plaindre de rien en Turquie. Chukri bey (2), en particulier, assurait qu’aucune déportation n’était envisagée, qu’une loi était faite pour utilisation éventuelle, mais qu’elle était soumise à interprétation, que Djeladet lui-même avait expliqué l’année précédente dans une brochure que la déportation coûterait des milliards et que le gouvernement turc ne pouvait l’exécuter. Par contre, Chukri bey disait les Turcs décidés à abolir la féodalité pour empêcher les Kurdes d’être les instruments des beys et chefs de tribu. Djeladet se dit d’accord, à condition que concurrement soit élevé le niveau social des Kurdes afin qu’ils puissent utiliser leurs droits.
Au cours de la conversation, des propositions successives de rentrée en Turquie furent faites à Djeladet, qui évita de répondre avec précision. Aucune conclusion n’a été tirée.


Sur la conversation générale s’est branchée une conversation particulière entre Mahmoud et Mouzaffer, le premier ayant entraîné le second au jardin sous prétexte qu’il faisait trop chaud.

Mahmoud : Êtes-vous sûr que Djeladet dit bien sa pensée quand il assure ne pas rechercher l’insurrection kurde en Turquie ?
Mouzaffer : Certainement. Cette attitude a toujours été la sienne. Il veut éviter d’attirer sur les Kurdes des représailles turques.
Mahmoud : En ce cas pas de malentendu entre nous. Je puis prouver que les Kurdes ne sont pas opprimés en Turquie.
Mouzaffer : Si vous le prouvez rien ne vous séparera de lui. Convainquez-le que les Kurdes ont le droit de parler leur langue.
Mahmoud : Pourquoi les Bederkhan ne rentrent-ils pas en Turquie ?
Mouzaffer : Ils n’ont pas confiance.
Mahmoud : Comment « Hawar » paraît-il ?
Mouzaffer : Par ses propres moyens. Il y a 400 ou 500 abonnés mais une partie ne payent pas. Djeladet compose le journal lui-même. Je vous invite à visiter son installation. Si vous croyez que les Bederkhan sont des gens à acheter, vous vous trompez.
Mahmoud : En ce cas, ils descendraient d’ailleurs au niveau d’un agent. Vous prétendez que Djeladet est hostile au soulèvement kurde, mais il y a le contraire dans « Hawar ».
Mouzaffer : Vous faite erreur, consultez la collection.

Avant d’accepter le rendez-vous, Djeladet s’est fait remettre par Mouzaffer deux lettres à ce dernier adressées par Basri bey, et prouvant que la réunion avait lieu à l’initiative et sur la demande des Turcs. Il est certain qu’il n’en attendait rien de précis, ne se faisait pas d’illusion sur son issue et se flattait seulement d’avoir le point de vue de gens bien placés à Ankara et de leur montrer un patriote kurde désintéressé."

FONDS RONDOT, Dossier Kurdes de Syrie, Rapport manuscrit de Pierre Rondot intitulé « Conversation entre Djeladet Bedir Khan et les Turcs », 3 juillet 1935, doc. cit., p. 1.


(1) La Nation kurde et son évolution sociale, par Messoud Fany, docteur en droit de l'université de Paris et Ex-Gouverneur de Djébel-Bereket, Paris, 1933, retraçait l'histoire des Kurdes de l'Antiquité juqu'à nos jours, se montrait aussi hostile à l'idée d'un Kurdistan indépendant et prônait l'intégration des Kurdes à la République turque. Il critiquait les revendications kurdo-arméniennes du Traité de Sèvres et présentait le Xoybûn comme une création anglaise :

"Au cours de cette révolte (celle de l'Agri Dag) il a été souvent question du travail accompli en secret par des agents anglais pour attiser le feu. Ils ont été les instigateurs d'un rapprochement politique entre les Kurdes et les Arméniens et à cet effet, le capitaine anglais MOLD-FOLD a réuni à Bagdad quelques personnages de ces deux nations. Ceux-ci, après une courte discussion, décidèrent la formation d'une société kurdo-arménienne sous le nom de Hoyboun-Indépendance, en vue d'organiser le mouvement des Kurdes, de lui donner une forme nationale et d'affaiblir ainsi, et, de séparer si possible, les Provinces Orientales de la Turquie." ("Le dernier mouvement kurde et ses causes, p. 265).

Né à Adana, mais originaire de Sulaymaniya, Massoud Fany est fonctionnaire ottoman dans la province d’Adana. Anti-kémaliste jusqu’au début des années 1930, il publie en 1933 une thèse doctorale à la Sorbonne où il utilise des arguments similaires à ceux présentés par Mehmed Sekban la même année. Comme celui-ci, Massoud Fany bénéficie peu après d’une amnistie et peut rentrer en Turquie. "


(2)Né à Maden, Mehmed Sekban enseigne la médecine à Istanbul où devient une figure de référence pour la jeunesse kurde. Engagé dans le Kurdistan Teali Cemiyeti, il est par la suite le représentant du Khoyboun en Irak. Après un basculement idéologique radical, Sekban embrasse les thèses kémalistes et dans un processus psychologique de "repenti" assez commun, il cosnacre tous ses efforts à attaquer le Xoybûn ses thèses et le nationalisme kurde. Dans sa brochure la Question kurde, il s'attache ainsi à démontrer l'origine "touranienne" des Kurdes, alors que le Xoybûn insistait sur l'aryanité (dans leur programme la nation persane est qualifiée de "soeur") et les origines mèdes.


En fait le Xoybûn fut créé au Liban en octobre 1927, lors d'un congrès qui réunissait les représentants de quatre partis et associations kurdes, l’Association pour le relèvement du Kurdistan, le Parti national kurde, le Comité de l’indépendance kurde et le Comité social kurde, des intellectuels et chefs politiques dont Celadet et Kamuran Bedir Xan, ou Shêx Mehdi (le frère de Shêx Saïd), et d'autres intellectuels et leaders kurdes. Le 5 octobre, ces mouvements fusionnèrent en un seul, la Ligue Xoybûn. Quant à l'alliance politique et stratégique avec le Dachnak elle fut réelle, Vahan Papazian étant même présent à ce premier Congrès du Xoybûn et un traité de collaboration fut signé le même mois entre les deux mouvements. En gros, les Kurdes apportaient la présence des militants et combattants sur le terrain (puisque presque tous les Arméniens étaient en exil) et les Arméniens le financement et les armes.

Ce qui est vrai, par contre, c'est que son frère Kamuran était lié avec le major Noel de l'Intelligence Service, lequel était pro-kurde et plus tard hostile au kémalisme. En 1919, avant l'avènement de la république turque et le Traité de Sèvres, ils avaient parcouru ensemble le Kurdistan, le major étant chargé d'étudier la possibilité pratique d'un Etat kurde indépendant.

L'ensemble des documents et publications du Xoybûn sera publié dans le prochain Etudes Kurdes Hors-Série n° 3

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