Aux quatre coins du pan-kurdisme
Après les gamins qui affirment à un officier turc qu'ils préféreraient fêter le Newroz sous le drapeau kurde, après Ahmet Türk poursuivi pour avoir donné du "Monsieur" à Öcalan, ce qui par ailleurs n'est pas nouveau dans les interviews des ex-DEHAP, DTP, etc., après le maire de Hakkarî qui écope de 7 ans pour avoir dit "Je suis fier d'être Kurde" (une variante du "Heureux qui se dit Turc", inscrit un peu partout avec "Önce Vatan" sur les montagnes brûlées du Kurdistan), et pour avoir aussi affirmé que le PKK n'était pas un groupe terroriste , voilà que le harcèlement des juges continue avec la dernière déclaration de Leyla Zana au Newroz, affirmant que les Kurdes avaient trois présidents : Talabanî, Barzanî et Öcalan bien sûr, (dans sa bouche les deux premiers noms sont bien plus surprenants que le dernier).
Y aurait-il nouvelle tactique de la part des Kurdes de Turquie, qui consisterait à engorger les tribunaux avec les déclarations les plus propres à faire hurler les "sensibilités chatouilleuses" de la Turquie ? Ou bien serait-ce une nouvelle stratégie pour faire reculer les limites de "l'indicible" en Turquie ? Indicible en turc bien sûr, car ce genre de propos "pan-kurdes", ça fait des années que je les entends en kurde, depuis la première fois où j'ai débarqué au Kurdistan (1992) et ils ne sont pas nés avec le PKK car les seules années où ce "nationalisme" tombait au plus bas c'était, hormis dans les années 70 où les partis marxistes évacuaient la Question kurde au nom de la lutte contre l'impérialisme et le fascime, les années qui ont suivi immédiatement l'arrestation d'Öcalan, quand le HADEP et le PKK conjugués battaient le tambour de la nouvelle ligne du Parti, celle de la fraternité kurdo-turque sous une République turque.
Apparemment, ce n'est plus trop la mode cette année, et de nouveau les "officiels" usent des petites phrases limites. Mais en fait, comme je le redis, ce qu'il y a de nouveau, c'est seulement que ce n'est plus dit "off" mais sur la place publique, et dans une langue compréhensible aux autorités. C'est un peu la même chose qu'au Kurdistan d'Irak, où en gros 98% des Kurdes sont pour l'indépendance mais où la classe politique au pouvoir se contente, elle aussi, de "petites phrases" et de "petits pas".
Maintenant, si à ce moment précis, un sondage totalement libre et anonyme, était fait auprès de toute la population kurde se réclamant comme telle, dans les 3 parties "non autonomes" du Kurdistan, leur demandant d'exprimer l'avenir politique qu'ils préférerait, c'est-à-dire le rattachement à un Etat kurde indépendant, quels seraient les résultats les plus probables ?
Commençons par le plus petit bout, la Syrie. Il ne fait aucun doute que les Kurdes de Syrie préféreraient vivre ailleurs qu'en Syrie étant donné que tout le monde en Syrie préférerait vivre ailleurs. En proie à une déréliction économique et politique, l'Etat baathiste fait apparaître le Kurdistan d'Irak comme un havre de prospérité et de liberté à un Kurde de Syrie. Quand on est à Qamishlo et que la frontière est commune, la tentation est sans doute grande de rêver d'un glissement de frontière... Pour Afrin, bien sûr, ça serait plus compliqué, mais encore une fois il ne s'agit pas d'une prospective réaliste et faisable d'un "Grand Kurdistan" mais d'un simple "jouons au jeu des Si". Vu l'état des droits de l'homme et des libertés politiques en Syrie, plus la dégradation des niveaux de vie, il est probable que les Kurdes de Syrie préféreraient être gouvernés par Erbil. D'ailleurs il y a un certain afflux de clandestins en provenance de ce pays qui montre que certains ont déjà fait ce choix.
L'Iran : les mouvements kurdes d'Iran ont été peut-être les moins "indépendantistes" de l'histoire des mouvements kurdes, sauf durant l'épisode de Mahabad. Il est vrai aussi que le chauvinisme persan n'a jamais atteint la paranoïa délirante du nationalisme turc ou la brutalité effroyable du Ba'athisme arabe. En gros, les grands partis comme le PDKI demandaient plutôt une fédération ou une forme d'autonomie et surtout de plus grandes libertés politiques en général. Aujourd'hui on assiste à un certain nationalisme "azéri" (le peuple le plus important en Iran après les Persans), une insurrection baloutche (assez religieuse, les Baloutches étant de bons et déterminés sunnites), et un regain de la guérilla kurde, mais cette fois-ci plus PKK que PDKI. Beaucoup de voix en Turquie pointent d'ailleurs le double-jeu américain qui condamne officiellement le PKK mais le soutiendrait en douce quand de l'autre côté de la frontière il se transforme en PJAK.
Sinon les Kurdes d'Iran qui ne sont pas PKK sont anti-mollahs et la dissidence doit aller d'une revendication pro-droits de l'homme à peut-être, un rêve indépendantiste mais ce n'est sans doute pas la majorité, car il n'est pas dit que ces Kurdes-là accepteraient volontiers d'avoir pour capitale Erbil. Les rapports entre partis kurdes d'Irak et ceux d'Iran étaient par ailleurs assez détestables puisque chacun était soutenu par l'Etat ennemi de l'autre. Donc malgré un régime politique très dur et une situation économique catastrophique dans tout l'Iran, il n'est pas certain que les Kurdes de l'est soient de vrais candidats au séparatisme. Il y a d'ailleurs des liens culturels entre ces deux peuples très cousins qui n'existent pas dans les autres régions kurdes dominées par les Arabes et les Turcs.
Quant à la Turquie, c'est le cas le plus intéressant. Le Kurdistan de Turquie a été, pendant tout le 20° siècle, une des parties les plus persécutées avec la région kurde d'Irak. Maintenant, malgré les tensions qui subistent, c'est après la Région du Kurdistan le lieu où les manquements aux droits de l'homme sont les moins lourds, comparés à l'Iran ou la Syrie, et c'est aussi celui où l'espoir d'une libéralisation de la vie politique et citoyenne des Kurdes est le plus tangible depuis l'accession au pouvoir de l'AKP. Disons que cet espoir est lié indissociablement à l'entrée envisagée de la Turquie dans l'Union européenne. C'est pourquoi il y a encore 3 ans, entre la perspective de devenir citoyens européens ou le statut incertain des Kurdes du sud, le choix des Kurdes de Turquie aurait sans doute été très clair. Aujourd'hui, alors que la marche vers l'Union européenne semble ralentie, et qu'une partie de la société turque finit par ne plus en avoir envie, les choses seraient moins assurées. De nombreux Kurdes de Turquie vont travailler dans le sud et l'impression et l'expérience qu'ils en tireront contribueront pour beaucoup à faire croître un sentiment de proximité ou d'éloignement du proto-Etat kurde. Dans le cas où la situation économique continuerait de se dégrader dans le sud-est turc, alors que les libertés des Kurdes resteraient très en deçà de ce qu'ils peuvent espérer ailleurs, un sentiment de séparatisme continuerait forcément de grandir.
C'est pourquoi un des arguments majeurs des Turcs libéraux qui sont en faveur d'un aménagement en douceur de la question kurde, est que si l'on gommait les disparités régionales trop fortes, si l'on accordait aux Kurdes de Turquie les libertés culturelles auxquelles ont droit les minorités de l'Union européenne, il n'y aurait plus de "problème kurde". Ce qui semble fort logique et est fort possible. Mais je me demande parfois si ce n'est pas une vision trop optimiste.
Il se peut que dans une Turquie devenue démocratique, respectueuse de la "différence kurde", et ayant reconstruit à peu près tout ce qui a été détruit dans le sud-est, la question kurde disparaisse d'elle-même,dans une citoyenneté bi-nationale qui satisferait tout le monde. j'insiste sur "bi-nationale", car au vu de la longue histoire du nationalisme kurde, qui est aussi vieux que le nationalisme turc, au vu des nombreux crimes de guerre antérieurs (la tache noire de l'Agri Dagh ou de Dersim par exemple), au vu de la longue histoire des révoltes kurdes, qui a généré fatalement une mythologie politique, un passé héroïsé dont les références ne sont évidemment pas du tout les mêmes qu'à l'ouest, je ne crois pas que la société turque puisse faire l'économie, à plus ou moins long terme, d'une réconciliation politique entre deux "nations", qui aboutirait à construire un espace politique commun enfin vivable pour les deux parties, un peu comme la réconciliation franco-allemande s'est donné pour but immédiat de fonder l'espace européen.
C'est dire que cette réconciliation ne doit pas s'arrêter, pour être efficace, sur un simple mea-culpa juridique (genre loi mémorielle) ou politique, un obsédant et continuel retour aux fautes passées, mais plutôt, une fois les excuses offertes acceptées et les torts reconnus, se lancer dans la construction d'un avenir radicalement différent de ce qui a été, une façon de se lancer en avant pour arrêter de trébucher dans le passé. Au fond, pour survivre à sa question kurde, la Turquie sera obligée de se transformer radicalement, c'est-à-dire de repenser totalement ce qu'elle est (et renouer avec son passé ottoman mutli-ethnique et religieux ne lui ferait pas de mal au passage). Ou bien elle n'aura d'autres choix que de faire disparaître les Kurdes de son sol, de la même façon que les Jeunes Turcs ont éradiqué la Question arménienne. Mais à l'heure actuelle, c'est un peu plus difficile que dans les années 1915-1916. Elle pourrait aussi attendre, de décennies en décennies, la lente assimilation des Kurdes, le temps qu'ils perdent leur langue, leur mémoire, leur identité, mais jusqu'ici, on ne peut dire que depuis 1923 ça ait bien fonctionné. Au pire, ça ne fera qu'encourager la violence politique, selon le cas de figure assez souvent vérifié que quand on n'a pas ou plus de mots pour le dire, on cogne.
Mais encore une fois, il se peut que, même après des années de démocratisation des régions kurdes en Turquie, d'efforts de réhabilitation économique, de reconnaissance mutuelle, de politiques linguistiques, de représentations parlementaires, enfin tout ce que l'on veut pour régler pacifiquement la Question kurde, on ne puisse garantir à 100% que les Kurdes de Turquie ne souhaitent pas un jour se séparer (pour rejoindre ou non ceux d'en bas). Parce que la colle n'aura finalement pas pris, parce que les aspirations ou l'idéalisme des Kurdes les porteront ailleurs, parce que plus on a de libertés plus on en réclame, parce que si l'Etat kurde en Irak réussit lui aussi son tournant politique, il y aura peut-être plus de liens et de choses en commun entre ces deux régions qu'avec leurs capitales. C'est pourquoi parier sur le choix des Kurdes ou l'avenir des régions kurdes en Turquie relève de la divination. Et c'est pourquoi le rôle d'un démocrate turc tolérant envers les identités "différentes" a quelque chose d'assez ingrat, en ce sens où nul ne peut lui garantir que ceux qu'il défend au nom d'une unité dans la pluralité, ne lui donneront pas tort, en finale.
Il y a des nations qui vivant ensemble dans un espace démocratique, qui n'avaient pas eu à subir de persécutions majeures, ont préféré se séparer. C'est le cas de la Tchéquie-Slovaquie, ça pourrait être le cas de la Belgique, et l'éclatement dramatique de l'Ex-Yougoslavie a montré aussi qu'une longue proximité historique, linguistique, sociale entre des peuples qui a priori semblent assez parents, ne garantit pas un mariage éternel et idyllique. Les Etats multinationaux, ça fonctionne ou pas, mais quand ça ne veut pas prendre, tôt ou tard, ça fiche le camp, et toutes les entreprises de démocratisation et de compromis politiques n'y font rien.
Les nations obéissent aussi, surtout dans le domaine des symboles politiques, à des pulsions affectives, plus difficiles à mettre en équation. Bizarrement, quand il s'agit de leur destin politique, les peuples sont toujours plus portés à l'irrationnel que dans les choix plus anodins de leur vie quotidienne. Mais après tout, comme le disait Ambrose Bierce, une frontière n'est jamais qu'une "ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l'une des droits imaginaires de l'autre."
Y aurait-il nouvelle tactique de la part des Kurdes de Turquie, qui consisterait à engorger les tribunaux avec les déclarations les plus propres à faire hurler les "sensibilités chatouilleuses" de la Turquie ? Ou bien serait-ce une nouvelle stratégie pour faire reculer les limites de "l'indicible" en Turquie ? Indicible en turc bien sûr, car ce genre de propos "pan-kurdes", ça fait des années que je les entends en kurde, depuis la première fois où j'ai débarqué au Kurdistan (1992) et ils ne sont pas nés avec le PKK car les seules années où ce "nationalisme" tombait au plus bas c'était, hormis dans les années 70 où les partis marxistes évacuaient la Question kurde au nom de la lutte contre l'impérialisme et le fascime, les années qui ont suivi immédiatement l'arrestation d'Öcalan, quand le HADEP et le PKK conjugués battaient le tambour de la nouvelle ligne du Parti, celle de la fraternité kurdo-turque sous une République turque.
Apparemment, ce n'est plus trop la mode cette année, et de nouveau les "officiels" usent des petites phrases limites. Mais en fait, comme je le redis, ce qu'il y a de nouveau, c'est seulement que ce n'est plus dit "off" mais sur la place publique, et dans une langue compréhensible aux autorités. C'est un peu la même chose qu'au Kurdistan d'Irak, où en gros 98% des Kurdes sont pour l'indépendance mais où la classe politique au pouvoir se contente, elle aussi, de "petites phrases" et de "petits pas".
Maintenant, si à ce moment précis, un sondage totalement libre et anonyme, était fait auprès de toute la population kurde se réclamant comme telle, dans les 3 parties "non autonomes" du Kurdistan, leur demandant d'exprimer l'avenir politique qu'ils préférerait, c'est-à-dire le rattachement à un Etat kurde indépendant, quels seraient les résultats les plus probables ?
Commençons par le plus petit bout, la Syrie. Il ne fait aucun doute que les Kurdes de Syrie préféreraient vivre ailleurs qu'en Syrie étant donné que tout le monde en Syrie préférerait vivre ailleurs. En proie à une déréliction économique et politique, l'Etat baathiste fait apparaître le Kurdistan d'Irak comme un havre de prospérité et de liberté à un Kurde de Syrie. Quand on est à Qamishlo et que la frontière est commune, la tentation est sans doute grande de rêver d'un glissement de frontière... Pour Afrin, bien sûr, ça serait plus compliqué, mais encore une fois il ne s'agit pas d'une prospective réaliste et faisable d'un "Grand Kurdistan" mais d'un simple "jouons au jeu des Si". Vu l'état des droits de l'homme et des libertés politiques en Syrie, plus la dégradation des niveaux de vie, il est probable que les Kurdes de Syrie préféreraient être gouvernés par Erbil. D'ailleurs il y a un certain afflux de clandestins en provenance de ce pays qui montre que certains ont déjà fait ce choix.
L'Iran : les mouvements kurdes d'Iran ont été peut-être les moins "indépendantistes" de l'histoire des mouvements kurdes, sauf durant l'épisode de Mahabad. Il est vrai aussi que le chauvinisme persan n'a jamais atteint la paranoïa délirante du nationalisme turc ou la brutalité effroyable du Ba'athisme arabe. En gros, les grands partis comme le PDKI demandaient plutôt une fédération ou une forme d'autonomie et surtout de plus grandes libertés politiques en général. Aujourd'hui on assiste à un certain nationalisme "azéri" (le peuple le plus important en Iran après les Persans), une insurrection baloutche (assez religieuse, les Baloutches étant de bons et déterminés sunnites), et un regain de la guérilla kurde, mais cette fois-ci plus PKK que PDKI. Beaucoup de voix en Turquie pointent d'ailleurs le double-jeu américain qui condamne officiellement le PKK mais le soutiendrait en douce quand de l'autre côté de la frontière il se transforme en PJAK.
Sinon les Kurdes d'Iran qui ne sont pas PKK sont anti-mollahs et la dissidence doit aller d'une revendication pro-droits de l'homme à peut-être, un rêve indépendantiste mais ce n'est sans doute pas la majorité, car il n'est pas dit que ces Kurdes-là accepteraient volontiers d'avoir pour capitale Erbil. Les rapports entre partis kurdes d'Irak et ceux d'Iran étaient par ailleurs assez détestables puisque chacun était soutenu par l'Etat ennemi de l'autre. Donc malgré un régime politique très dur et une situation économique catastrophique dans tout l'Iran, il n'est pas certain que les Kurdes de l'est soient de vrais candidats au séparatisme. Il y a d'ailleurs des liens culturels entre ces deux peuples très cousins qui n'existent pas dans les autres régions kurdes dominées par les Arabes et les Turcs.
Quant à la Turquie, c'est le cas le plus intéressant. Le Kurdistan de Turquie a été, pendant tout le 20° siècle, une des parties les plus persécutées avec la région kurde d'Irak. Maintenant, malgré les tensions qui subistent, c'est après la Région du Kurdistan le lieu où les manquements aux droits de l'homme sont les moins lourds, comparés à l'Iran ou la Syrie, et c'est aussi celui où l'espoir d'une libéralisation de la vie politique et citoyenne des Kurdes est le plus tangible depuis l'accession au pouvoir de l'AKP. Disons que cet espoir est lié indissociablement à l'entrée envisagée de la Turquie dans l'Union européenne. C'est pourquoi il y a encore 3 ans, entre la perspective de devenir citoyens européens ou le statut incertain des Kurdes du sud, le choix des Kurdes de Turquie aurait sans doute été très clair. Aujourd'hui, alors que la marche vers l'Union européenne semble ralentie, et qu'une partie de la société turque finit par ne plus en avoir envie, les choses seraient moins assurées. De nombreux Kurdes de Turquie vont travailler dans le sud et l'impression et l'expérience qu'ils en tireront contribueront pour beaucoup à faire croître un sentiment de proximité ou d'éloignement du proto-Etat kurde. Dans le cas où la situation économique continuerait de se dégrader dans le sud-est turc, alors que les libertés des Kurdes resteraient très en deçà de ce qu'ils peuvent espérer ailleurs, un sentiment de séparatisme continuerait forcément de grandir.
C'est pourquoi un des arguments majeurs des Turcs libéraux qui sont en faveur d'un aménagement en douceur de la question kurde, est que si l'on gommait les disparités régionales trop fortes, si l'on accordait aux Kurdes de Turquie les libertés culturelles auxquelles ont droit les minorités de l'Union européenne, il n'y aurait plus de "problème kurde". Ce qui semble fort logique et est fort possible. Mais je me demande parfois si ce n'est pas une vision trop optimiste.
Il se peut que dans une Turquie devenue démocratique, respectueuse de la "différence kurde", et ayant reconstruit à peu près tout ce qui a été détruit dans le sud-est, la question kurde disparaisse d'elle-même,dans une citoyenneté bi-nationale qui satisferait tout le monde. j'insiste sur "bi-nationale", car au vu de la longue histoire du nationalisme kurde, qui est aussi vieux que le nationalisme turc, au vu des nombreux crimes de guerre antérieurs (la tache noire de l'Agri Dagh ou de Dersim par exemple), au vu de la longue histoire des révoltes kurdes, qui a généré fatalement une mythologie politique, un passé héroïsé dont les références ne sont évidemment pas du tout les mêmes qu'à l'ouest, je ne crois pas que la société turque puisse faire l'économie, à plus ou moins long terme, d'une réconciliation politique entre deux "nations", qui aboutirait à construire un espace politique commun enfin vivable pour les deux parties, un peu comme la réconciliation franco-allemande s'est donné pour but immédiat de fonder l'espace européen.
C'est dire que cette réconciliation ne doit pas s'arrêter, pour être efficace, sur un simple mea-culpa juridique (genre loi mémorielle) ou politique, un obsédant et continuel retour aux fautes passées, mais plutôt, une fois les excuses offertes acceptées et les torts reconnus, se lancer dans la construction d'un avenir radicalement différent de ce qui a été, une façon de se lancer en avant pour arrêter de trébucher dans le passé. Au fond, pour survivre à sa question kurde, la Turquie sera obligée de se transformer radicalement, c'est-à-dire de repenser totalement ce qu'elle est (et renouer avec son passé ottoman mutli-ethnique et religieux ne lui ferait pas de mal au passage). Ou bien elle n'aura d'autres choix que de faire disparaître les Kurdes de son sol, de la même façon que les Jeunes Turcs ont éradiqué la Question arménienne. Mais à l'heure actuelle, c'est un peu plus difficile que dans les années 1915-1916. Elle pourrait aussi attendre, de décennies en décennies, la lente assimilation des Kurdes, le temps qu'ils perdent leur langue, leur mémoire, leur identité, mais jusqu'ici, on ne peut dire que depuis 1923 ça ait bien fonctionné. Au pire, ça ne fera qu'encourager la violence politique, selon le cas de figure assez souvent vérifié que quand on n'a pas ou plus de mots pour le dire, on cogne.
Mais encore une fois, il se peut que, même après des années de démocratisation des régions kurdes en Turquie, d'efforts de réhabilitation économique, de reconnaissance mutuelle, de politiques linguistiques, de représentations parlementaires, enfin tout ce que l'on veut pour régler pacifiquement la Question kurde, on ne puisse garantir à 100% que les Kurdes de Turquie ne souhaitent pas un jour se séparer (pour rejoindre ou non ceux d'en bas). Parce que la colle n'aura finalement pas pris, parce que les aspirations ou l'idéalisme des Kurdes les porteront ailleurs, parce que plus on a de libertés plus on en réclame, parce que si l'Etat kurde en Irak réussit lui aussi son tournant politique, il y aura peut-être plus de liens et de choses en commun entre ces deux régions qu'avec leurs capitales. C'est pourquoi parier sur le choix des Kurdes ou l'avenir des régions kurdes en Turquie relève de la divination. Et c'est pourquoi le rôle d'un démocrate turc tolérant envers les identités "différentes" a quelque chose d'assez ingrat, en ce sens où nul ne peut lui garantir que ceux qu'il défend au nom d'une unité dans la pluralité, ne lui donneront pas tort, en finale.
Il y a des nations qui vivant ensemble dans un espace démocratique, qui n'avaient pas eu à subir de persécutions majeures, ont préféré se séparer. C'est le cas de la Tchéquie-Slovaquie, ça pourrait être le cas de la Belgique, et l'éclatement dramatique de l'Ex-Yougoslavie a montré aussi qu'une longue proximité historique, linguistique, sociale entre des peuples qui a priori semblent assez parents, ne garantit pas un mariage éternel et idyllique. Les Etats multinationaux, ça fonctionne ou pas, mais quand ça ne veut pas prendre, tôt ou tard, ça fiche le camp, et toutes les entreprises de démocratisation et de compromis politiques n'y font rien.
Les nations obéissent aussi, surtout dans le domaine des symboles politiques, à des pulsions affectives, plus difficiles à mettre en équation. Bizarrement, quand il s'agit de leur destin politique, les peuples sont toujours plus portés à l'irrationnel que dans les choix plus anodins de leur vie quotidienne. Mais après tout, comme le disait Ambrose Bierce, une frontière n'est jamais qu'une "ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l'une des droits imaginaires de l'autre."
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