L'interminable question de Kirkouk...
La province de Kirkouk et ses districts avant le redécoupage par Saddam
Une fois encore, la question de Kirkouk et l'article 140 risquent de bloquer toutes les institutions irakiennes, allant du recensement initialement prévu le mois dernier aux élections législatives prévues pour janvier 2010 bien que, pour une fois d'accord, Massoud Barzani et le Vice-président américain Joe Binden aient tous les deux insisté pour le maintien de ces élections au début de l'année prochaine.
À l'origine de la question de Kirkuk, il y a eu, rappelons-le la déportation autoritaire, par Saddam Hussein d'environ 25 000 Kurdes, obligés de céder leurs maisons à des colons arabes dans les années 1970, tandis que les fonctionnaires kurdes étaient mutés dans le sud irakien et remplacés, là aussi, par des Arabes. Il s'agissait d'arabiser la région la plus riche en pétrole de tout l'Irak. Le dernier recensement, fait en 1957, avant la politique de remaniements ethniques de Saddam, donnait pour la ville seule, une proportion de 178. 000 Kurdes pour 48. 000 Turkmènes, 43. 000 Arabes et 10. 000 Syriaques.
Par la suite, la politique d'Anfal, d'intimidation et de déportations avait bouleversé la démographie mais il est difficile de connaître l'ampleur de ces remaniements ethniques. Au plus fort des persécutions, les habitants furent sommés de se dire arabes ou kurdes et le seul moyen d'échapper à la spoliation était de changer d'ethnie pour les Kurdes, comme pour les autres groupes non-arabes.
Après 2003, de nombreuses familles sont revenues dans leur région d'origine et une bonne partie d'entre elles campent encore dans des tentes de fortunes, réfugiées dans leur propre ville. La question de la population de Kirkouk et du retour à la normale s'est posée dès le début sous administration Bremer, quand s'élabora, en 2004, la Loi d'administration provisoire de l'Irak.
L’article 58 de cette loi avait été en effet adopté par toutes les parties après de longues négociations entre Arabes et Kurdes, et l’administration Bremer, au sujet de Kirkouk et des districts kurdes détachés par l’ancien régime des autres gouvernorats du Kurdistan. Il énonçait que :
Le gouvernement intérimaire, et tout spécialement la Commission des Réclamations sur la Propriété et les autres corps de l’État concerné, doivent prendre des mesures pour remédier à l’injustice causée par les pratiques du régime précédent, celles qui visaient à altérer le caractère ethnique de certaines régions, y compris Kirkouk, par la déportation et l’expulsion des individus de leurs lieux de résidence, pratiques qui avaient pour but de produire des migrations forcées, dans et à l’extérieur de la zone, d’y installer des étrangers à la région, en privant les habitants d’y travailler et les obligeant à modifier leur nationalité.
Les mesures proposées par l’article 58 étaient de faciliter le retour des colons chez eux installés dans Kirkouk après compensation financière et faciliter leur recherche d’emploi dans leurs villes d'origine, tout en réintégrant dans leurs anciens postes les fonctionnaires kurdes qui avaient été mutés dans le sud irakien. Il prévoyait aussi de permettre à chaque habitant de Kirkouk de choisir librement son appartenance ethnique, puisque l’ancien régime avait contraint beaucoup d'habitants de Kirkouk à se déclarer arabes pour ne pas être déportés.
La province de Kirkouk actuellement
La question des limites géographiques du Kurdistan devait être résolue soit par un "comité d’arbitrage neutre" nommé par le Conseil de présidence, soit par le Secrétaire général de l’ONU.
Mais ces dispositions n’ont jamais été appliquées, tant en raison du chaos sécuritaire et politique dans lequel a plongé l’Irak sous l’administration Bremer que d’une certaine inertie politique de la part du gouvernement central. Aussi la constitution irakienne 2005 avait tenté une autre solution en proposant un référendum (qui devait avoir lieu dernier délai en décembre 2007) dans les zones à majorité kurde hors Région du Kurdistan, après un recensement de la population.
Là encore, le recensement n’a pas été mis en place et la solution du référendum, toujours fermement soutenue par les Kurdes, rencontre à la fois l’opposition du gouvernement irakien, de la Turquie, ainsi que des États-Unis et de l’ONU qui ne cesse de présenter des plans alternatifs, tout aussi peu applicables.
En attendant, la question de Kirkouk bloque l’Irak dans toutes ses institutions électorales, et même économiques, puisque le recensement de la population irakienne, qui devait avoir lieu en octobre prochain, a été reporté en octobre 2010, par décision du cabinet du Premier Ministre irakien. En effet, un tel recensement à Kirkouk, entérinerait probablement la supériorité démographique des Kurdes et mettrait définitivement à mal les chiffres avancés par le Front turkmène (soutenu par Ankara) sur les "millions de Turkmènes" qui, selon lui, composent la population de Kirkouk. Cela donnerait aussi une première base de données pour déterminer l’historique de la population actuelle de Kirkouk (qui a été déporté, qui vient d’une installation de colons, etc.).
Ce recensement cependant ne peut être reporté indéfiniment, d’autant qu’il déterminera aussi la répartition du budget alloué par Bagdad à chaque province. En effet, l’accord sur la gestion des revenus pétroliers et des ressources naturelles dans chaque province prévoit que la totalité du budget aille au gouvernement central qui a à charge de le redistribuer équitablement dans les régions irakiennes, selon leur démographie et leurs besoins économiques. Il est à noter que la décision de ce report provient essentiellement de Maliki et de son cabinet, à l’exception du ministre de la Plannification qui y était opposé, ainsi que le Parlement irakien et même l’ONU.
Une nouvelle loi électorale doit être rédigée pour ces élections. Comme pour les élections des Conseils provinciaux, les opposants au rattachement de cette province à la Région kurde refusent que la loi électorale qui s'appliquera pour tout l'Irak soit aussi celle de Kirkouk. Déjà, en juillet 2008, en prévision des élections de janvier 2009, une loi, boycottée par le bloc des députés kurdes, était proposée au Parlement de Bagdad afin de donner un "statut spécial" à Kirkouk. Il s'agissait alors de diviser la province en quatre circonscriptions et de répartir par avance les sièges du conseil entre Kurdes, Arabes et Turkmènes à 32% chacun, 4% allant aux autres minorités (les chrétiens). Le partage des sièges du Conseil provincial se serait donc fait, selon les voeux d’une centaine de députés arabes et turkmènes, avec 10 Kurdes, 10 Arabes, 10 Turkmènes et 2 chrétiens.
Les Kurdes ont évidemment refusé cette répartition qui est sans doute très loin de refléter la véritable population de Kirkouk et qui en plus n'allait pas du tout tenir compte des votes des électeurs, comme l'avait âprement souligné le député kurde Mahmoud Othman, député de l’Alliance kurde : "Si vous réservez les sièges avant même les élections, pourquoi voter dans ce cas ?"
L'Alliance kurde avait donc boycotté le vote survenu le 22 juillet 2008 ; la loi avait été adoptée alors que seulement 140 députés sur 275 étaient présents. Finalement, deux jours plus tard, deux des trois membres du Conseil de présidence, le président de l’Irak Jalal Talabani et son vice-président Adel Abdel Mahdi, y mirent leur veto pour "irrégularités constitutionnelles" et "violations de procédures" ( les lois doivent être approuvées à l’unanimité par les trois membres du Conseil).
Devant l'impasse et pour ne pas reporter les élections de tous les Conseils provinciaux, les Nations Unies ont proposé un report d'un an pour les élections provinciales de Kirkouk, annoncées comme devant avoir lieu au plus tard en décembre 2009. Concession aux Kurdes ? L'ONU annonçait aussi son intention de "faire une étude sur la démographie de cette province", le terme "étude"engageant moins que le recensement de la population de Kirkouk prévu par l'article 140 avant la tenue du référendum.
L'Irak et ses provinces actuelles
Un an plus tard, les choses n'ont guère bougé et une autre date-butoir électorale vient donc engorger encore le calendrier électoral de Kirkouk. Rappelons que pour être valide, une loi électorale doit être votée au moins 90 jours avant le jour du scrutin.
Pour une fois, les Kurdes, l'ONU et les USA sont d'accord : il faut que les élections aient bien lieu ET que Kirkouk y participe en même temps que tout l'Irak. Le problème est que les registres électoraux de 2009 indiquent une nette augmentation des électeurs kurdes par rapport à ceux de 2004, qui auraient la préférence des Turkmènes et des Arabes ( cela semble hallucinant de "choisir"un registre électoral parmi ces dernières années afin d'anticiper les résultats, mais c'est ça aussi le délire de Kirkouk).
Du coup, les Nations Unies, qu'aucun bricolage absurde ne gêne beaucoup, ont proposé de maintenir les registres les plus récents mais de les corriger par un système de quota qui garantirait une représentation au Parlement des Arabes et des Turkmènes kirkouki. Et même dans ce cas, les résultats obtenus à Kirkouk, contrairement au reste de l'Irak ne seraient considérés que comme "provisoires" le temps qu'une commission (irakienne ? onusienne ?) épluche lesdits registres pour vérifier les fraudes éventuelles, bien sûr par avance dénoncées par les opposants à l'Alliance kurde.
Les Kurdes ont bien sûr rejeté ce bricolage, qualifié par eux de "curieux rétropédalage" pour s'aligner sur les positions de l'Irak.
Par ailleurs, se souvenant du veto de 2008 émanant du Conseil présidentiel, les députés irakiens hésitent à faire passer en force cette loi au Parlement sans l'agrément des Kurdes. Si Jalal Talabani l'interdit à nouveau, le temps de rédiger un texte acceptable par tous et de refaire voter risque de reporter les élections au-delà du 16 janvier prochain.
Pour finir, aux dernières nouvelles, les Kurdes auraient accepté un compromis sur la question, sans que les détails pour le moment en aient été divulgués. L'annonce a d'abord émané des députés arabes il y a deux jours, et a été confirmée hier par les députés kurdes qui ont indiqué qu'ils accepteraient effectivement qu'un "statut spécial" soit octroyé à Kirkouk, ville et province, pour peu que le vote ait lieu en même temps que le reste de l'Irak et sur la base des registres de 2009. Si c'est bien le cas, les Kurdes cèderaient sur le système pur et dur de quotas qui désavantage évidemment les Turkmènes et les Arabes, numériquement inférieurs et qui ne disposent pas, normalement de sièges réservés d'office comme c'est le cas des groupes inscrits comme minorités ethniques ou religieuses dans la constitution irakienne (yézidis, chrétiens, mandéens).
Samedi, date limite pour le vote, les députés irakiens tenteront donc de faire passer la loi électorale. Les députés du bloc kurde sont en train d'étudier les quatre propositions autour de Kirkouk et de son "statut spécial" et l'un d'eux, Khaled Chwani, a expliqué qu'ils tentaient, lui et son groupe, de les compacter en un seul article. La réponse kurde se fera entendre samedi, sans doute le jour du vote. Cela dit, Mahmoud Othman, le député kurde le plus loquace et le plus actif pour défendre la cause des Kurdes à Bagdad, a laissé entendre qu'il avait bon espoir de parvenir à un accord et de l'inclure dans l'ordre du jour. À part cela, aucune information n'a transpiré sur les propositions irakiennes et les modifications kurdes, ce qui n'est peut-être pas un mauvais calcul pour les Kurdes, qui choisiraient ainsi de présenter au dernier moment leurs amendements, laissant au reste du Parlement irakien la responsabilité de rejeter le texte et donc d'annuler de facto la date prévue du 16 janvier 2010 .
Quant aux élections provinciales de Kirkouk, plus personne n'en parle beaucoup, mais il se peut qu'elles aient finalement lieu le même jour que les législatives si la Haute Commission électorale irakienne le juge faisable.
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