Le drame de Byzance
"Or, comment capter la vue et l'attirer vers l'intelligible, sinon en la frappant violemment par des spectacles hors du commun ? C'est pourquoi le luxe des formes, des couleurs ou des matériaux est certainenement, pour les Byzantins, celui des "signes symboliques" qui mène le plus sûrement vers le monde suprasensible, si bien qu'une véritable justification théologique vient étayer ce goût inné du somptueux que nous avons déjà souligné chez eux. Loin d'être le symbole d'une civilisation pourrissante et futile, selon une idée occidentale déjà répandue au XII° siècle, le luxe byzantin n'est en réalité jamais gratuit ; l'éblouissement qu'il provoque chez le spectateur est le choc même que ressent l'esprit confronté avec les intelligibles."
Bien à l'opposé de l'image des "derniers Gréco-romains" faisant face aux Barbares latins, les Byzantins, hormis une classe d'intelellectuels raréfiée et volontairement abscons, s'avèrent d'une ignorance surprenante de l'ancienne culture classique, par rejet de la païennerie, au lieu de l'adapter à la religion révélée, comme le firent les chrétiens latins, les musulmans et les juifs. Ainsi, Thomas d'Aquin est le véritable Grec, tout comme Maïmonide, Al-Farabî ou Ibn Roshd. Curieux que l'héritage antique ait été repris et passionnément fructifié par les mondes des langues barbares (latin, araméen, syriaque, arabe, perse) alors que les Grecs la rejetaient.
"Les gens instruits étaient parfaitement conscient du bas-niveau culturel général : c'est du reste ce qui leur permettait d'échapper au complexe de supériorité dont les autres se gonflaient en proportion même de leur déclin culturel. Psellos souligne que c'est en Perse et à Babylone que l'on entend parler des gloires de l'hellénisme et qu'un barbare, arrivant en Grèce ou sur les rives de l'Ionie, y trouverait non des hémiones, mais des ânes complets, sous le nom de lettrés, ces lettrés qui, vers les années 1030, ne parvenaient guère au-delà du "vestibule d'Aristote", débitaient les "symboles de Platon" sans en comprendre le sens profond, bref ne possédaient plus qu'un "masque philosophique".
Au XIV° siècle, on constatera amèrement qu'Athéniens, Thébains et Péloponnésiens sont tombés dans une complète barbarie ; l'appauvrissement aidant, il n'y aura plus à Constantinople, à la veille de 1453, que trois ou quatre personnes occupées à étudier Aristote, et encore avaient-elles dû interrompre leurs travaux pour trouver un moyen de subsistance. Georges Scholarios pourra alors conclure qu'aucune vie intellectuelle n'est plus possible dans une capitale minée par la misère. Pourtant, à en croire Démétrios Kydonès, les Byzantins s'illusionnaient encore sur leur culture : tandis que les Grecs continuent à voir dans les Latins des "ânes" ou du "bétail", incapables d'être autre chose que militaires ou marchands, pendant que Byzance s'endort dans le sentiment d'une supériorité trompeuse, l'Occident s'est pourtant mis à étudier Platon et Aristote. D'où cette conclusion terrible : "Parce que (les Grecs) ne se sont pas préoccupés de leur propre sagesse, ils considèrent les raisonnements des Latins comme des inventions latines... Mais (les Latins) montrent une grande soif pour s'avancer dans les labyrinthes d'Aristote et de Platon, pour lesquels notre peuple n'a jamais montré d'intérêt." Bref, il faut prendre conscience d'une cruelle réalité : Thomas d'Aquin est plus grec que les Grecs."
"Par conséquent, si les superstitions "antiques" de Byzance sont si tenaces, c'est justement parce que les Byzantins les jugent issues de ces mêmes puissiances démoniaques qui fondent toutes les autres. Sans aucun paradoxe, on peut donc dire que c'est le Christianisme qui a conservé, parfois même ravivé, des conceptions et des pratiques qui auraient dû disparaître en même temps que l'édifice religieux antique. N'oublions pas, en effet, que toute pratique superstitieuse a pour prétention suprême d'être efficace, de satisfaire des désirs autrement impossibles à combler ; aussi le Chrétien n'aurait-il pu conserver la moindre trace des doctrines et des rites païens s'il avait pensé ne pouvoir atteindre, par leur intermédiaire, que des dieux auxquels il ne croyait plus, qui n'avaient donc pour lui aucun pouvoir utilisable. Au contraire, il ne pouvait qu'y puiser une confiance renouvelée, à partir du moment où on lui assurait que le Diable en devenait le véritable instigateur : le paganisme devenait une magie comme une autre, un autre moyen de se concilier la terrible efficacité démoniaque. En déniant tout fondement moral aux religions antiques, en les repoussant en bloc du côté des puissances du Mal, le Christianisme affirmait qu'elles étaient réellement opérantes pour qui accepterait de dévier par rapport à la vraie doctrine."
Alain Ducellier, Le drame de Byzance, idéal et échec d'une société chrétienne, III, Le modèle chrétien et le modèle contre-antique.
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